Art. 4 - Fasc. unique : DEVOIR
JURIDICTIONNEL ET DROIT À LA PROTECTION JURIDICTIONNELLE
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Fasc. unique : DEVOIR
JURIDICTIONNEL ET DROIT À LA PROTECTION JURIDICTIONNELLE
Date du
fascicule : 1er Septembre 2013
Date de la
dernière mise à jour : 1er Septembre 2013
Lycette Condé - Maître de conférences à l'Université des
sciences sociales de Toulouse
Le juge est tenu de statuer sur tout
ce qui lui est demandé sans modifier l'objet du litige (V. n° 11 à 14).
Le juge a l'obligation d'apprécier
les preuves qui lui sont soumises. Il ne peut refuser de statuer ou rejeter une
demande au motif de l'insuffisance des preuves. Il doit faire succomber la
partie qui supporte la charge de la preuve mais peut ordonner une mesure
d'instruction. Cette dernière ne peut suppléer la carence des parties (V. n° 15 à 23).
Le droit étant l'apanage du juge, il
ne peut se dessaisir de son pouvoir juridictionnel entre les mains d'un
expert ou d'un notaire liquidateur, ni imposer un règlement alternatif aux
parties. Il ne peut rejeter une demande au motif que son auteur n'en précise
pas le fondement juridique mais il n'est pas obligé, sauf règles
particulières, de changer la dénomination ou le fondement juridique de cette
demande (V. n° 24 à 26).
Le devoir d'interprétation pèse sur
tout juge et s'exerce sur toute règle de droit, même obscure, insuffisante ou
silencieuse (V. n° 29 à 36). La nature ou l'origine de la
règle influent seulement sur la méthode d'interprétation (V. n° 37 à 41). Les transformations
contemporaines de l'office du juge et les saisines pour avis accusent un recul
du devoir d'interprétation (V. n° 42 à 49).
La responsabilité pénale du juge
pour déni de justice suppose un déni total de juger (V. n° 52 et 53). La responsabilité civile du
juge professionnel pour déni de justice ne peut être recherchée que sur action
récursoire de l'État ; l'accent est mis aujourd'hui sur la responsabilité
disciplinaire (V. n° 54 à 57).
L'accroissement des risques de
manquements du juge à son office appelle leur réparation naturelle par
l'exercice des voies de recours contre les décisions qu'il prononce. La
jurisprudence récente permet d'envisager une admission élargie des recours pour
excès de pouvoir négatif sanctionnant les juges qui se dérobent à leur office
(V. n° 59 et 60).
Sous l'influence du droit européen,
la prohibition du déni de justice s'entend non plus seulement comme le devoir
fait au juge de statuer mais comme le droit à une protection
juridictionnelle effective (V. n° 61 à 63).
Dans les litiges internationaux,
l'impossibilité pour une partie d'accéder à un juge arbitral constitue un déni
de justice. Quelques décisions rappellent que le droit à une justice non
étatique ne doit pas se retourner contre une partie faible ou impécunieuse et
l'exposer de facto à un déni de justice (V. n° 65 et 66).
Au nom du droit à un juge, le droit
positif enregistre un recul des immunités de juridiction des États et des
organisations internationales et des immunités du droit administratif (V. n° 67 et 68).
Le droit à une protection
juridictionnelle effective recouvre le droit à un jugement dans un délai
raisonnable. Sa violation ouvre un droit à réparation par l'État. Le recours en
indemnisation doit lui-même être bref et efficient (V. n° 70 à 72).
L'existence de décisions contraires
et inconciliables réalise un déni de justice. Les dernières décisions du
Tribunal des conflits et de la Cour de cassation retiennent une acception
assouplie du déni de justice résultant d'une simple contrariété de décisions et
privant le justiciable de son droit à un jugement effectif (V. n° 73 à 77).
Les recours individuels devant la
Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement de la violation du droit
à un procès équitable et du droit à un recours effectif ont permis au droit à
la protection juridictionnelle de réaliser des avancées certaines. En matière
de filtrage des demandes d'aides juridictionnelles et de radiation devant la
cour d'appel des recours pour inexécution des décisions attaquées, la
jurisprudence de la cour apparaît pourtant peu exigeante (V. n° 78 à 82).
Réalise un déni de justice engageant
la responsabilité de l'État tout manquement de ce dernier à son devoir de
protection juridictionnelle des individus. L'absence de jugement rendu ou
exécuté dans un délai raisonnable constitue un déni de justice et ouvre droit à
réparation de l'État (V. n° 83 à 86).
Le réexamen du procès après
condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme est limité pour
l'heure à la matière pénale (V. n° 88).
La jurisprudence récente de la Cour
de cassation exclut la possibilité de recours pour excès de pouvoir à
l'encontre des décisions rendues en méconnaissance des droits fondamentaux de
la procédure (V. n° 89).
1. – Les
relations entre conflit, justice et société sont teintées d'ambivalence – Inhérent à toute vie sociale, le conflit
participe de sa constitution et de son évolution. Pour qu'il ne devienne pas
une menace pour le groupe social, dans l'impasse, le conflit doit pouvoir être
déféré à un tiers qui l'appréhende comme tel et le reformule avant d'y porter
remède. En ce sens, le conflit est un facteur de socialisation (V. G.
Simmel, Le conflit : rééd. Desclée de Brouwer
1933 ; rééd. Circé, poche, 1995. – F. Terré, Au
cœur du droit le conflit, in La justice, l'obligation impossible, W. Baranès et M.-A. Frison-Roche (dir.) :
Autrement 1994, Séries morales n° 16, p. 100). De tout temps, des
hommes, des "juges" ont reçu pour mission de trancher au nom de leur
communauté les litiges nés entre leurs contemporains. Le juge, tiers impartial
(littéralement hors part), chargé de dire le droit dans une situation
singulière, départage les parties en attribuant à chacune la part qui lui
revient. Et la reconnaissance de cette opération de partage est la condition de
la paix sociale (V. P. Ricœur, Le juste, in L'acte de juger : Esprit
1995, p. 185), paix sociale relative que d'autres conflits viendront
troubler appelant à leur tour de nouveaux arbitrages pour sa perpétuation.
2. – Si l'exercice de la fonction de
juger répond à une nécessité commune à tous les groupes sociaux, ses formes
différenciées reflètent celles de l'organisation politique de ces groupes (V.
L. Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines : Nathan, Essais
et Recherches, 1996. – J. Commaille, Formes de
justice, in Les mots de la justice : Droits 2002, n° 34, p. 21).En
France, la corrélation entre pouvoir politique et justice est ancienne (V.
J.-P. Royer, Histoire de la justice en France : PUF, 3e éd. 2001. –
J. Krynen, L'État de justice, France, XIIIe-XXe, I,
L'idéologie de la magistrature ancienne : Gallimard, NRF, Bibliothèque des
histoires, 2009). La fonction de juger apparaît comme une fonction première
dans la genèse de l'État moderne (V. S. Rials, L'office du juge, in La
fonction de juger : Droits 1989, n° 9, p. 3. – F. Zénati, Le citoyen plaideur, in La justice, l'obligation
impossible, W. Baranès et M.-A. Frison-Roche (dir.) : Autrement 1994, Séries morales n° 16,
p. 172). L'histoire de la royauté est celle de l'avènement de l'État
par la justice, de la substitution du Roi source de toute justice aux seigneurs
justiciers du Moyen-Âge. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, au premier et
principal devoir de justice correspond la prérogative parallèle de justice,
qualifiée de marque de souveraineté (V. J. Bodin, Les six livres de la
République (1576) : Cartier, 10e éd. 1593, I, chap. II).
3. – Survient la Révolution, la
souveraineté appartient désormais à la Nation mais la justice demeure
"la première dette de souveraineté", rappelle Portalis le 4 ventôse
an XI dans son exposé des motifs devant le corps législatif au soutien de
l'adoption du futur article 4 du Code civil (J.-E.-M. Portalis,
in P. A. Fenet, Recueil complet des travaux
préparatoires du Code civil : Paris, 1828, t. VI, p. 358).
Portalis poursuit : "c'est pour acquitter cette dette sacrée que les
tribunaux sont établis". Aussi pour garantir l'accomplissement par l'État
de son devoir de justice, les magistrats, délégués dans l'exercice de la
fonction juridictionnelle, sont menacés par cet article de poursuites pénales
pour déni de justice s'ils refusent d'exercer leur office sous prétexte du
silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi. Car "si les juges,
lorsque la loi n'est pas claire et précise, peuvent dénier la justice, le
désordre sera dans la société" (Portalis, Recueil Fenet,
t. VI, préc., p. 268). La formule répressive
du futur article 4 du Code civil suggère un Portalis se
défiant de magistrats prompts à refuser de juger au motif spécieux ("sous
prétexte de") de l'imperfection de la loi. Cette hypothèse ne doit pas
être totalement écartée (V. infra n° 55), mais ce que poursuivait
d'abord Portalis, c'était la reconnaissance de la spécificité de la fonction de
justice, l'affranchissement du juge du pouvoir législatif, en obtenant la
condamnation de la première cause de paralysie du cours de la justice de son
temps, à savoir l'institution révolutionnaire du référé législatif imposé aux
tribunaux du fond (ce référé législatif des juges du fond doit être distingué
du référé législatif du tribunal de cassation prévu par la loi de décembre
1790 et repris par l'article 255 de la Constitution de l'an III, qui
constituait un mode de solution des conflits entre tribunaux du fond et
tribunal régulateur gardien de la loi. Sur l'abrogation en 1837 du référé
législatif du tribunal de cassation, qui parachèvera l'autonomisation du
pouvoir judiciaire, mais qui intéresse plus le pouvoir jurisprudentiel que
le devoir juridictionnel : V. JCl. Civil Code, Art. 5).
4. – Imprégnés d'idéalisme légaliste et
hantés par le souvenir des Parlements qui, à la fin de l'Ancien Régime,
s'étaient immiscés dans l'action politique (JCl. Civil Code, Art. 5), les
révolutionnaires avaient emprunté à la Monarchie absolue les principales armes
que cette dernière avait forgées pour soumettre les juges : le référé
législatif (V. Y.-L. Hufteau, Le référé
législatif et les pouvoirs du juge dans le silence de la loi : PUF 1965) et la cassation (sur l'histoire de cette institution : JCl. Civil Code, Art. 5).
L'article 12 du titre II de la loi des 16-24 août 1790 imposait en effet
aux tribunaux du fond de s'adresser au corps législatif toutes les fois qu'ils
croyaient nécessaire, soit d'interpréter la loi, soit d'en faire une nouvelle.
Simple exécutant de la loi, le juge dans la conduite du raisonnement
syllogistique – la majeure étant la loi, la mineure le rapport de fait
particulier et le jugement ce que la loi ordonne relativement au rapport
particulier – devait, s'il estimait la loi (la majeure) obscure demander
l'interprétation au législateur et dans l'attente suspendre sa décision. Cette
application stricte du principe de la séparation des pouvoirs sous-tendue par
une conception légaliste de la justice revenait en réalité à nier l'essence de
l'activité juridictionnelle (trancher des litiges dans l'intérêt des
justiciables et non garantir le respect des lois dans l'intérêt de la norme) et
à lui ôter toute autonomie. Le système ainsi instauré devait se heurter à la
révolte des faits car ce n'était pas le perfectionnement de la loi que
demandaient les justiciables mais le règlement concret de leur différend.
Aussi l'institution du référé ne put jamais réellement s'imposer. Dans une
décision du 15 floréal an IV, le tribunal de cassation, se livrant à une
interprétation pourtant interdite de l'article 12 de la loi des 16-24 août
1790, affirme que le référé ne peut porter que sur des cas à venir et limite la
recevabilité du référé aux hypothèses (à l'époque) toutes théoriques où le juge
s'interroge sur un point de droit détaché de toute espèce. Au nom de la
séparation des pouvoirs, le tribunal de cassation condamne le référé législatif
des juges du fond, véritable immixtion du corps législatif dans le
fonctionnement de la justice et impose aux tribunaux saisis d'une contestation
de statuer sauf à commettre un "vrai déni de justice" (Journal de
la justice civile, militaire et criminelle, t. I, p. 328, rapporté in
Y.-L. Hufteau, op. cit.,
p. 78). La seule interprétation interdite au juge était
l'interprétation faite in abstracto constitutive d'un arrêt de règlement (V. JCl. Civil Code, Art. 5).
La solution sera réaffirmée sous le directoire par plusieurs arrêts du tribunal
de cassation (V. Y.-L. Hufteau, op. cit., p. 82 – F. Zénati, La
jurisprudence, Méthodes du droit : Dalloz 1991, p. 61).
5. – C'est donc la confirmation
législative de cette jurisprudence qu'entendaient promouvoir les rédacteurs du
Code civil en praticiens soucieux de voir reconnaître aux juges les pouvoirs
indispensables à une bonne administration de la justice et répondant aux
nécessités de droit privé, quand les Constituants avaient légiféré en matière
de pouvoir judiciaire uniquement en raisonnant sur des principes de droit
constitutionnel (V. E. Serverin, De la
jurisprudence en droit privé, Théorie d'une pratique : Presses
Universitaires de Lyon, 1985, spécialement p. 76 et 77). L'article 4 du Code civil n'en devait pas moins
redessiner un nouvel équilibre des pouvoirs (toujours conforme pourtant à la
conception de l'État légal, puisque organisé par la loi) en signifiant aux
magistrats que dire le droit dans le cas particulier n'est pas pour eux une
faculté mais une compétence qu'ils doivent exercer, quelles que soient les
incertitudes qui obscurcissent le sens de la loi à appliquer (V. P. Moor,
Pour une théorie micropolitique du droit : PUF
2005, spécialement p. 144). Telle demeure aujourd'hui encore la
signification première de l'article 4 du Code civil, dont la
portée doit être cependant réexaminée à la lumière du déclin du légicentrisme
contemporain sous l'effet conjugué de deux phénomènes : l'inflation de
textes au contenu flou et l'apparition de sources de droit supranationales.
6. – Mais, au-delà de cette manifestation
première de la prohibition du déni de justice, celle du devoir de juger, la
proposition selon laquelle la justice est la première dette de l'État souverain
et la Déclaration des droits de l'homme de 1789
contenaient en germe le droit du justiciable à un juge opposable à l'État.La nécessité éprouvée au sortir de la Seconde Guerre
mondiale de dépasser l'État légal pour instaurer l'État de droit et
l'exacerbation contemporaine de l'individualisme auront permis la
concrétisation de ce droit fondamental à un juge. L'État de droit est entendu
en effet non plus seulement comme impliquant l'encadrement de la liberté de
décision des organes de l'État à tous les niveaux par des normes juridiques,
dont le respect a vocation à être garanti par un juge – conception formelle de
l'État de droit traduite par le principe de la hiérarchie des normes
– mais aussi, comme appelant la promotion des libertés et droits
fondamentaux reconnus aux individus, dont l'effectivité là encore appelle un
juge chargé de veiller à leur protection – conception substantielle de l'État
de droit – (V. J. Chevallier, L'État de droit : Montchrestien,
5e éd. 2006). Dans tous les cas il appartient donc au juge d'assurer
la prééminence du droit, tenue pour caractéristique du nouvel État de droit
fondé sur le respect du droit mais aussi limité par le droit à travers les
droits fondamentaux des individus opposables à l'État. Ainsi a-t-on assisté au
glissement d'un État gouverné par les lois, expressions de la volonté populaire
conférant seules légitimité aux droits subjectifs, à un État gouverné par les
juges promus garants des libertés personnelles (V. R. Macic, Vom Gestzstaat zum Richterstaat,
Springer : Wien, 1957. – J. Krynen, L'État de
justice, France, XIIIe-XXe, II, L'emprise contemporaine des juges :
Gallimard, NRF, Bibliothèque des histoires, 2012 et pour une approche
critique, J. Bouveresse, L'impuissance du juge, in Figures de justice,
Études J.-P. Royer : Centre d'histoire judiciaire 2004, p. 553).Dans
un État de droit où l'on tente de se rassurer en croyant que le droit ne
procède pas de la démocratie mais la démocratie du droit et où passent au
premier plan les individus, leurs prérogatives et non l'État et ses lois,
devait s'imposer l'idée que priver une personne titulaire d'un droit de le
faire valoir efficacement équivaut à un déni de justice. La situation du
justiciable privé de protection juridictionnelle n'apparaît plus tolérable car
le droit au juge, en tant qu'il conditionne la réalisation de tous les autres
droits, devient le premier des droits fondamentaux dont l'effectivité doit être
à son tour assurée. Sous l'influence du droit européen, cette volonté réaliste
ou pragmatique d'effectivité des droits s'est considérablement intensifiée ces
dernières années (W. Baranès et M.-A.
Frison-Roche, Le souci d'effectivité du droit : D. 1996, chron. p. 301), conférant une portée nouvelle à l'article 4 du Code civil et autorisant à parler
d'une "résurgence du déni de justice" (L. Favoreu, Résurgence
de la notion de déni de justice et droit au juge, in Gouverner, administrer,
juger, Liber amicorum J. Waline : Dalloz 2002,
p. 513).
7. – C'est donc la traduction en droit
positif de cette double dimension de la prohibition du déni de justice posée à
l'article 4 du Code civil qui sera recherchée en
examinant successivement le devoir de juger des magistrats (I) et le droit à
une protection juridictionnelle des justiciables (II).
8. – Que la prohibition du déni de justice en droit français soit inscrite au
cœur de l'article 4 du Code civil, nul ne le conteste
aujourd'hui. Pourtant, la lettre de ce seul article n'autorise pas à lui
conférer une telle portée générale. Pour des raisons historiques précédemment
rappelées (V. supra n° 4 et 5), l'article 4 du Code civil n'appréhende que les
rapports du juge et de la loi et menace de poursuites pénales le juge qui aura
refusé de juger sous prétexte d'imperfection de la loi. Le seul devoir
explicitement imposé au juge par cet article est donc celui d'interpréter la
loi aux fins de jugement. Le devoir général de juger au-delà du devoir
d'interpréter la loi appert en réalité du rapprochement des articles 4 du Code civil et 185 de l'ancien
Code pénal, qui définissait et réprimait l'infraction de déni de justice en ces
termes :
Tout juge ou tribunal, tout administrateur ou autorité
administrative, qui, sous quelque prétexte que ce soit, même du silence ou de
l'obscurité de la loi, aura dénié de rendre la justice qu'il doit aux parties,
après en avoir été requis, et qui aura persévéré dans son déni, après
avertissement ou injonction de ses supérieurs, pourra être poursuivi, et sera
puni d'une amende (...), et de l'interdiction de l'exercice des fonctions
publiques depuis cinq ans jusqu'à vingt.
Ce rapprochement invite à lire l'article 4 du Code civil comme menaçant de
poursuites pénales le juge qui refusera de juger, sous quelque prétexte que ce
soit, même du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi.
L'interdiction du déni de justice est ainsi directement reliée à l'office du
juge. En refusant de statuer sur les prétentions que forment devant lui les
parties, c'est avec la définition de son office que le juge entre en
contradiction. Or le juge ne peut se dérober à sa fonction car ce serait
"pousser les particuliers à prendre eux-mêmes en main la défense de
leurs droits prétendus, c'est-à-dire à faire appel à la violence" (G.
Baudry-Lacantinerie, Traité de droit civil, t.
I : Sirey, 3e éd. 1907, p. 192). Exercer son office, sa jurisdictio dans toute leur portée, tel est le
devoir pesant sur le juge inscrit à l'article 4 du Code civil, comme le révèle
l'examen de la jurisprudence (A). Par ailleurs, assurément quand de mauvaise
foi le juge refuse de statuer, mauvaise foi attestée par le fait de persévérer
dans le déni après avoir été requis de juger, ce refus brutal de trancher le
litige appelle la sévérité de la réprobation pénale annoncée par l'article 4 du Code civil et toujours attachée au
déni de justice par l'article 434-7-1 du nouveau Code pénal. Mais
l'hypothèse devrait demeurer exceptionnelle. Or, en l'absence de mauvaise foi
du juge et d'infraction pénale, le manquement du juge à sa mission n'en doit
pas moins être sanctionné. Ce sont ces sanctions en droit positif qu'il
conviendra ensuite d'exposer (B).
9. – Le droit n'est pas la seule voie possible à mettre en œuvre pour répondre à
la demande de justice des particuliers. Il y a aussi la simple autorité, le pur
commandement, l'imperium : "il plaît au roi". L'exercice
de l'imperium peut certes coïncider avec une bonne justice comme dans la
figure du jugement de Salomon mais "ce n'est pas du droit, parce
qu'il n'y a aucune référence à un ordre normatif qui dépasserait la
décision" (P. Moor, op. cit.,
p. 146). C'est au Bas-Empire que se dégage de l'imperium la jurisdictio à laquelle correspond le pouvoir qui
appartient au juge, saisi d'une contestation sur un cas particulier, d'y mettre
fin en application du droit (V. J. Moury, De
quelques aspects de l'évolution de la jurisdictio (en
droit judiciaire privé), in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs, Mél.
R. Perrot : Dalloz 1996, p. 299). Si la loi interdit aux
particuliers de se faire justice à eux-mêmes, il doit leur être assuré que le
juge imposera à leur conflit une solution dénuée d'arbitraire parce que fondée
sur le droit ; l'obligation de motivation des décisions de justice imposée
par la loi des 16-24 août 1790 leur permet d'en opérer la vérification.
Contraint de répondre aux demandes portées devant lui, le juge doit donc
s'exécuter en appliquant les règles de droit (1°). Ce devoir d'application des
règles de droit aux fins de résolution du litige trouve son prolongement dans
le devoir d'interprétation imposé par l'article 4 du Code civil (2°).
1° Le devoir
de juger en application des règles de droit
10. – Affirmée depuis longtemps par la jurisprudence, l'obligation faite au juge
de trancher le litige selon la règle de droit sera posée par l'article 12, alinéa 1er du Code de procédure civile :
Le juge tranche le litige conformément aux règles de
droit qui lui sont applicables.
Cet article reprend donc et précise le devoir fait au
juge de trancher les litiges que lui soumettent les particuliers, dont le
principe est posé à l'article 4 du Code civil. Le lien entre l'article 12 du Code de procédure civile qui
régit l'office général du juge et l'article 4 du Code civil fut expressément
relevé, semble-t-il pour la première fois, par la cour d'appel de Paris dans un
arrêt rendu le 25 avril 1986(CA Paris, 25 avr. 1986 : JurisData n° 1986-022149 ; Gaz. Pal.
1987, 2, p. 800) et n'a cessé depuis d'être confirmé par les
nombreuses cassations prononcées tantôt au visa des articles 4 du Code civil et 12 du Code de procédure civile (Cass. soc., 7 nov. 2006, n° 05-42.323 : JurisData n° 2006-035800 ; JCP S 2007, 1056. – Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 09-13.155 : JurisData n° 2010-011382), tantôt au
visa du seul article 4 du Code civil dont la Cour de
cassation souligne qu'il a été violé en raison de la méconnaissance de leur
office par les juges du fond (Cass. 1re civ., 16 avr. 2008, n° 07-12.224 : JurisData n° 2008-043624. – Cass. 1re civ., 8 avr. 2009, n° 08-13.005 : JurisData n° 2009-047906. – Cass.
1re civ., 8 avr. 2009, n° 08-12.658 : JurisData n° 2009-047830. – Cass.
1re civ., 28 oct. 2011, n° 10-24.214 : JurisData n° 2011-023279. – Cass.
1re civ., 28 oct. 2011, n° 10-24.214 : JurisData n° 2011-023279. – Cass. 1re civ., 23 mai 2012, n° 11-12.813 : JurisData n° 2012-010787), tantôt, et
ce de façon plus récente, au visa de l'article 4 du Code civil et de textes
particuliers de procédure qui précisent l'office du juge. S'il peut paraître
prématuré de tirer des enseignements définitifs d'une jurisprudence
abondante mais souvent inédite de la Cour de cassation qui se réfère aux
côtés de l'article 4 du Code civil à ces fondements
textuels divers (entre lesquels la cour semble parfois hésiter, ces hésitations
faisant écho à celles qui entourent l'office du juge, V. C. Bléry, Office du juge : entre activité exigée et
passivité permise. Réflexions à partir de la jurisprudence récente sur l'article 12 du Code de procédure civile : Procédures 2012, étude 6) pour rappeler aux
juges du fond qu'entrer en contradiction avec leur office, c'est commettre un
déni de justice, certaines orientations jurisprudentielles récentes paraissent
mieux assurées que d'autres et méritent d'être d'ores et déjà soulignées. Dans
la conception française classique du procès civil (pour une étude comparée des
pouvoirs et devoirs du juge et des parties dans les procès civil, pénal et
administratif, V. L. Cadiet, J. Normand, S.
Amrani Mekki, Théorie générale du procès : PUF, Themis, 2010, spécialement p. 751), les parties
maîtrisent la matière litigieuse dont, par leurs prétentions, elles déterminent
les éléments, tandis que le rôle du juge est de veiller au bon déroulement de
l'instance et de dire le droit (sur les conséquences du défaut de diligence des
parties dans la conduite de l'instance, V. J.-P. Dintilhac, La gestion des
procédures civiles dans le temps, in Justice et Cassation, Revue annuelle des
avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation : Dalloz 2007,
p. 44). Plus précisément, le juge doit répondre à ce qui est demandé
par les parties (l'objet du litige) et statuer sur le fondement de leurs
prétentions (la cause du litige). "Da mihi factum, dabo tibi jus" : "donne-moi le fait, je te donnerai le droit".
Dans le Code de procédure civile, les faits relèvent des parties et le droit
est l'apanage du juge. Mais la distinction du fait et du droit quant aux
pouvoirs et devoirs du juge et des parties n'a pas une portée absolue (V. C. Bléry, JCl. Procédure
civile, Fasc. 152), ce qu'attestent les arrêts de la Cour de cassation
censurant pour violation de l'article 4 du Code civil les décisions des juges
du fond qui refusent de trancher les litiges (a) en application des règles de
droit (c), quelle que soit l'insuffisance des preuves (b). Mais encore faut-il
que le juge soit véritablement saisi : ainsi le fait pour un tribunal de
commerce de rejeter une demande de rendez-vous n'est pas constitutif d'un déni
de justice car celle-ci ne constitue pas un acte de procédure contraignant le
juge (TGI Paris, 20 mars 1991 : JurisData n° 1991-046594). En
revanche, commet un déni de justice le tribunal de commerce qui refuse de
statuer sur une requête en suspicion légitime alors que des réquisitions du
Ministère public ont été prises dans ce sens (Cass. 1re civ., 6 mars 1996, n° 95-01.006 : JurisData n° 1996-000722 ; JCP G 1996, IV, 979).
a) L'obligation
de trancher le litige
11. – En procédure civile ce sont les parties qui saisissent le juge (CPC, art. 1er) et qui déterminent
l'objet du litige par les prétentions qu'elles formulent (CPC, art. 4). Le juge est alors tenu
de statuer sur ce qui lui est demandé, tout ce qui lui est demandé et seulement
sur ce qui lui est précisément demandé (CPC, art. 5).
12. – Le juge doit se prononcer sur les
demandes des parties – Dans ce sens, la
troisième chambre civile de la Cour de cassation vise l'article 4 du Code civil dans un arrêt de
cassation du 24 mai 2006 (Cass. 3e civ., 24 mai 2006, n° 04-20.836) en posant que :
... Mme Y. ayant acquis une parcelle de terre de Mme
Z. sur laquelle elle a fait édifier un immeuble dont les réseaux ont été
branchés sur ceux du lotissement voisin (...) géré par l'association syndicale
libre des propriétaires de ce lotissement, cette dernière a demandé la
démolition de la maison de Mme Y. ; ... pour rejeter la demande,
l'arrêt retient qu'il appartiendra à Mme Y. qui ne pouvait avoir l'usage des
voiries et réseaux desservant le lotissement, de faire constater, si tel est le
cas, son enclavement ; ... en refusant de se prononcer sur les demandes
formulées sans équivoque dans les motifs des conclusions d'appel incident de
Mme Y. et qui tendaient à faire constater cet état d'enclave et l'existence
d'une servitude en résultant, la cour d'appel a violé le texte susvisé (C. civ., art. 4).
13. – Le juge doit
se prononcer sur toutes les demandes – Commet
un déni de justice non seulement le juge qui ne répond pas à la
demande mais aussi celui qui n'y répond qu'en partie. Le rappel de son
office au juge est tantôt fondé sur le seul article 4 du Code civil, tantôt sur les articles 4 du Code civil et 5 du Code de procédure civile. Encourt ainsi la
cassation, pour violation de l'article 4 du Code civil, la décision des juges
du fond qui refusent de vérifier le bien-fondé de l'intégralité de la demande (Cass. 1re civ., 30 oct. 2006, n° 04-19.110 : JurisData n° 2006-035674 :
"... pour débouter la caisse de l'intégralité de sa demande
reconventionnelle, le jugement énonce qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la
demande reconventionnelle de la caisse qui porte essentiellement sur les soins
d'oxygénothérapie alors qu'une autre partie infime de la créance qu'elle
allègue n'est pas contestée par la société ; ... en statuant ainsi, le
tribunal des affaires de la sécurité sociale qui ne pouvait, sans déni de
justice, se refuser à vérifier le bien-fondé de la demande de la caisse sur la
partie de la créance qui n'était pas contestée par la société, a violé
l'article susvisé" (C. civ., art. 4 – V. également Cass. 2e civ., 22 mai 2008, n° 07-14.489 : JurisData n° 2008-044033). Méconnaît
de même son office et viole l'article 4 du Code civil, la juridiction de
proximité qui, saisie d'une demande d'un syndicat de copropriétaires en
paiement de charges de copropriété et d'une demande de remboursement de
certaines sommes par le copropriétaire, condamne celui-ci à payer les sommes
dues au titre des charges arriérées mais invite le syndicat des
copropriétaires à présenter un décompte final au copropriétaire tenant compte
de l'actualisation des sommes dues, déduction faite des sommes versées par le
copropriétaire et de la somme retenue de façon injustifiée et dit que si un
désaccord subsiste sur le décompte final, elle autorise l'une ou l'autre partie
à la saisir à nouveau pour qu'un décompte final soit arrêté par le tribunal (Cass. 3e civ., 9 févr. 2010, n° 09-12.366 : JurisData n° 2010-051588). Encourt
encore la cassation pour violation de l'article 4 du Code civil l'arrêt d'appel qui, à
propos d'une demande d'exécution forcée des travaux de remise en état par le
preneur, rejette la demande d'astreinte devant l'assortir au motif que :
"… en l'état des relations des parties au contrat de bail, le prononcé
d'une astreinte pour l'exécution de leurs obligations respectives, dont l'une
et l'autre devraient comprendre l'intérêt sans intervention judiciaire, n'est
pas opportun" (Cass. 3e civ., 22 nov. 2011, n° 10-17.991 : JurisData n° 2011-026191). Est
également cassé mais pour violation tant de l'article 4 du Code civil que de l'article 5 du Code de procédure civile, l'arrêt
d'appel qui, après avoir énoncé à bon droit que le contrat de location avait
été résilié de plein droit au décès du locataire et qu'aucune somme n'était due
à titre de loyers ou d'indemnités d'occupation par le légataire universel du
preneur pour la période postérieure au décès, refuse de se prononcer sur la
demande de restitution des sommes perçues par le propriétaire au motif que
cette demande était sans objet, la restitution devant s'effectuer en exécution
de la décision alors que : "… les parties étaient en désaccord sur le
montant des sommes versées et, partant, sur l'étendue de l'obligation à
restitution de l'OPAM" (Cass. 3e civ., 10 déc. 2008, n° 07-19.320 : JurisData n° 2008-046202).
14. – Le juge doit trancher le litige sans
le dénaturer – Librement déterminé par
les prétentions des parties, l'objet du litige ne saurait enfin être modifié
par le juge. Si la plupart des cassations sont prononcées au visa de l'article 4 du Code de procédure civile (V.
les censures prononcées "pour avoir méconnu les termes du litige et violé
l'article 4 du Code de procédure civile" : Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 09-16.193 : JurisData n° 2010-013348. – Cass. 2e civ., 23 sept. 2010, n° 09-16.550 : JurisData n° 2010-016810 ; ou
encore "pour avoir modifié l'objet du litige et violé l'article 4 du Code de procédure civile" : Cass. 3e civ., 28 avr. 2011, n° 09-71.178 : JurisData n° 2011-007306 ; ou
bien encore "pour avoir dénaturé les conclusions et violé l'article 4 du Code de procédure civile" : Cass. com., 18 oct. 2011, n° 10-18.989 : JurisData n° 2011-022317. – Rappr. Cass. 1re civ., 23 mars 2011, n° 10-17.471 :
JurisData n° 2011-00456), il faut signaler quelques arrêts de
cassation rendus au visa de l'article 4 du Code civil. Dans un arrêt de
censure rendu au visa des articles 4 et 1249 du Code civil le
13 mars 2007 (Cass. com., 13 mars 2007, n° 05-17.571 : JurisData n° 2007-038109), la chambre
commerciale de la Cour de cassation décidait que :
... la société Frigoscianda Équipement (...) a vendu un surgélateur avec une clause de réserve de propriété
et transfert immédiat des risques à la société corse de fabrication et de
distribution de produits surgelés (la société Cofadis),
ensuite mise en redressement judiciaire ; ... l'appareil a été détruit
lors d'un incendie et... la société Allianz assurances, aux droits de laquelle
se trouve la société AGF (...), avait été assignée par la société Cofadis (...) en paiement de la somme de (...) restant due
sur le prix de vente ; ... la société Frigoscianda Équipement (...) est intervenue volontairement à cette instance pour
l'attribution de l'indemnité d'assurance ; ... pour rejeter la demande de
la société Frigoscianda, l'arrêt retient que l'action
exercée par cette société est une action directe contre l'assureur, ayant pour
objet d'obtenir le paiement d'une indemnité au titre d'une assurance souscrite
par une autre société à laquelle elle a vendu le bien détruit et assuré tandis
que selon le contrat, l'assurance souscrite par la société Cofadis n'est ni une assurance de responsabilité, ni une assurance de chose pour
compte ; ... il en résulte, malgré la clause de transfert des risques que
la société Frigoscianda ne peut agir directement
contre la société AGF pour obtenir le règlement de l'indemnité
d'assurance ; ... en statuant ainsi, alors que la société Frigoscianda, bénéficiaire d'une clause de réserve de
propriété, avait fondé son action contre l'assureur sur sa qualité de
propriétaire des biens vendus auxquels l'indemnité était subrogée, la cour
d'appel a modifié l'objet du litige et violé les articles susvisés (C. civ., art. 4 et 1249).
De même, dans un arrêt rendu le 12 janvier 2011
et publié au bulletin, la première chambre civile casse notamment au visa de l'article 4 du Code civil, pour avoir
"dénaturé les conclusions et méconnu l'objet du litige", l'arrêt
d'appel qui attribue à la sœur du copartageant une parcelle de terre alors que,
dans ses écritures, le copartageant s'opposait au partage décidé par les juges
et proposait l'attribution de la totalité des parcelles à sa sœur moyennant le
paiement d'une soulte (Cass. 1re civ., 18 janv. 2011,
n° 09-17. 373 : JurisData n° 2011-000146. – V.
également Cass. 2e civ., 17 mars 2011, n° 10-17.001 :
JurisData n° 2011-0038961, cassation pour violation de l'article 4 du Code civil et dénaturation des
termes du litige. – Cass. 3e civ., 11 janv. 2012, n° 10-15.387 : JurisData n° 2012-000256, cassation
pour violation de l'article 4 du Code civil en ayant "dénaturé
les termes clairs et précis des conclusions").
Le juge doit donc trancher le litige, sauf à commettre
un déni de justice. Il en résulte un accroissement des devoirs du juge dans la
recherche des preuves.
b) L'obligation
de juger même en cas d'insuffisance des preuves
15. – En vertu du principe dispositif, il revient aux seules parties de décider
des faits qu'elles entendent porter à la connaissance du juge et invoquer au
soutien de leur prétention (CPC, art. 6). La charge de la preuve
suit en principe la charge de l'allégation (CPC, art. 9).
16. – Le juge a l'obligation d'apprécier
les preuves qui lui sont soumises – Il
ne peut rejeter une prétention sans avoir vérifié les éléments de preuve
présentés au soutien de cette prétention. À défaut, sa décision encourt la
cassation pour déni de justice comme le montre l'arrêt de la première chambre
civile du 17 mai 1983 qui opère une cassation sur visa de l'article 4 du Code civil (Cass. 1re civ., 17 mai 1983, n° 82-11.178 : JurisData n° 1983-701323 ; Bull. civ.
1983, I, n° 149) en ces termes :
... la société coopérative agricole Beauce et
Gâtinais, aux droits de laquelle se trouve, en dernier lieu, la société civile
particulière Les Chênes, en vertu d'une cession de créance en date du
27 mars 1979, signifiée au débiteur le 30 juin 1979, a assigné M.
Prévost en paiement de la somme de 1 182 400 F – se rapportant
pour partie à des titres constitués par des actes notariés et des jugements et,
pour le surplus, à des factures –, et en validation de saisie conservatoire et
conversion en saisie-exécution ; ... pour rejeter la demande en paiement
relative aux titres, la cour d'appel énonce, notamment, que le montant en
principal des créances évoquées (...), tel qu'il résulte des titres produits
(...), ne correspond pas du tout avec la somme mentionnée dans les écritures de
l'appelante du 11 juin 1981 ; ... en se déterminant ainsi, alors
qu'il incombe aux juges de vérifier, au vu des documents produits, le montant
des créances alléguées dont l'existence lui apparaît justifiée, la juridiction
du second degré a violé le texte susvisé (C. civ., art. 4).
17. – Le juge ne
peut refuser de statuer, ni même différer l'examen du litige en se fondant sur
l'insuffisance des preuves – Si le juge
estime les preuves insuffisantes, il ne peut pour autant refuser de statuer en
se fondant sur l'insuffisance de ces preuves qui lui sont fournies par les
parties. Encourt ainsi la cassation pour violation de l'article 4 du Code civil, l'arrêt d'appel qui,
s'agissant de défrichements illégaux de parcelles de terre, pour limiter la
responsabilité d'une société civile immobilière à une seule parcelle, retient
qu'elle n'est pas en mesure, pour les parcelles visées à plusieurs reprises
dans les procès-verbaux, de dire quelle est la partie pour laquelle les faits
sont prescrits et celle pour laquelle ils ne le sont pas ; en effet
"en statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté l'existence de
défrichements illégaux non couverts par la prescription, la cour d'appel, qui a
refusé de se prononcer en se fondant sur l'insuffisance des éléments fournis
par les parties, a violé l'article 4 du Code civil" (Cass. 3e civ., 1er juill. 2009, n° 07-21.954 : JurisData n° 2009-048932). De même, le
juge ne peut refuser de trancher sous prétexte que le défendeur ne s'explique
pas sur le fait contesté. Ainsi, la deuxième chambre civile de la Cour de
cassation a rendu un arrêt de cassation le 21 janvier 1993 au visa de l'article 4 du Code civil (Cass. 2e civ., 21 janv. 1993, n° 92-60.610 : JurisData n° 1993-001756 ; Bull. civ.
1993, II, n° 28) dans les termes suivants :
... le juge ne peut refuser de statuer, en se fondant
sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties ; ...
selon la décision attaquée,... M. Planchon a saisi le tribunal d'instance,
d'une contestation relative à la composition de la liste pour les élections à
la Chambre de commerce et d'industrie de Montpellier ; qu'une première
décision a invité M. Planchon à faire connaître le contenu de ses réclamations
déposées devant la commission d'établissement des listes électorales, et a mis
en demeure celle-ci d'indiquer les motifs de son absence de réponse à M.
Planchon ; ... le tribunal, après avoir constaté que M. Planchon s'était
exécuté, mais que la commission était taisante, dispose que l'abstention
de celle-ci le met "dans l'impossibilité d'apprécier sa décision tel que
prévu par l'article 23 du décret du 18 janvier 1991" ;
... en se déterminant ainsi, le tribunal a violé le texte susvisé (C. civ., art. 4).
Le juge ne peut pas plus s'abriter derrière l'absence
ou l'insuffisance de preuves pour simplement différer l'examen du litige (Cass. 2e civ., 5 oct. 2006, n° 05-15.091.
– Cass. com., 4 mai 2010, n° 08-20.693 : JurisData n° 2010-005328).
18. – Le juge ne
peut se contenter de rejeter la demande en se fondant sur l'insuffisance des
preuves – Le rejet de la demande sur ce
fondement est assimilé par la Cour de cassation à un refus de statuer. Est
ainsi censurée pour violation de l'article 4 du Code civil, la juridiction de
proximité qui, pour rejeter une demande, retient "qu'aucun élément versé
aux débats ne permet de déterminer si la structure vitrée s'intègre dans les
parties communes ou dans les parties privatives … et de trancher cette question
technique", alors que "le juge ne peut refuser de statuer en se
fondant sur l'insuffisance de preuves qui lui sont fournies par les
parties" (Cass. 3e civ., 23 sept. 2008, n° 07-15. 961 : JurisData n° 2008-045133.
– Adde Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-18.635 : JurisData n° 2012-024404). Mais le juge
ne commet aucun déni de justice quand il fait succomber celle des parties qui
supporte en l'espèce la charge de la preuve et qu'il estime souverainement
qu'elle n'a pas rapporté la preuve du bien-fondé de sa prétention (V. Cass. soc., 11 févr. 2009,
n° 08-40.095 : JurisData n° 2009-047004.
– Cass. 1re civ., 16 juin 2011, n° 10-21.438 : JurisData n° 2011-012214.
– Cass. 3e civ., 6 sept.
2011, n° 10-24.722 : JurisData n° 2011-018174.
– Cass. com., 15 nov. 2011,
n° 10-26.511 : JurisData n° 2011-025314.
– Cass. 3e civ., 11 janv.
2012, n° 10-15.387 : JurisData n° 2012-000256).
19. – Le juge doit évaluer le préjudice
dont il a admis l'existence – Une
jurisprudence abondante, mais le plus souvent inédite, censure pour
violation de l'article 4 du Code civil les décisions des juges
du fond qui, saisis d'une demande en réparation d'un préjudice, après avoir
constaté l'existence de ce préjudice, rejettent la demande au motif de
l'insuffisance des preuves permettant d'évaluer le montant des dommages. Dès
lors qu'il en admet l'existence dans son principe, le juge doit évaluer le
préjudice et ne peut refuser de statuer en se fondant sur l'insuffisance des
preuves qui lui sont fournies (Cass. com., 25 avr. 2006, n° 04-16.574.
– Cass. com., 26 sept. 2006, n° 04-18.271.
– Cass. 2e civ., 19 oct. 2006, n° 05-21.985 : JurisData n° 2006-035439.
– Cass. 3e civ., 23 janv.
2007, n° 05-21.292 : JurisData n° 2007-037087.
– Cass. 2e civ., 5 avr.
2007, n° 05-14.964 : JurisData n° 2007-038337 ; JCP G 2007, IV, 1957. – Cass. com., 7 oct.
2008, n° 07-14.423 : JurisData n° 2008-045335.
– Cass. com., 23 sept. 2008,
n° 07-14.285 : JurisData n° 2008-045153.
– Cass. 3e civ., 8 déc.
2009, n° 08-11.911 : JurisData n° 2009-050835.
– Cass. 3e civ., 8 déc.
2009, n° 08-18.920 : JurisData n° 2009-050742.
– Cass. 3e civ., 2 mars 2010, n° 09-12.286 : JurisData n° 2010-001241.
– Cass. 1re civ., 15 nov. 2010, n° 09-71.576 : JurisData n° 2010-021528.
– Cass. 3e civ., 18 janv.
2011, n° 09-72.816 : JurisData n° 2011-000529.
– Cass. 3e civ., 25 janv. 2012,
n° 10-07.045 : JurisData n° 2012-001041.
– Cass. 3e civ., 10 juill. 2012, n° 11-19.374 : JurisData n° 2012-015726). La même solution est parfois
rendue pour violation non seulement de l'article 4 du Code civil mais également
d'une règle substantielle (V. pour la violation des articles 4 et 1382
du Code civil, Cass. 2e civ. 7 févr. 2008,
n° 06-21.255 : JurisData n° 2008-042688. – Cass. 2e civ., 19 nov. 2009, n° 08-20.312 : JurisData n° 2009-050507. – Cass. com.,
20 nov. 2010, n° 09-15.264 : JurisData n° 2010-022672. – Pour la
violation des articles 4 et 1147 du Code civil, Cass. 3e civ.,
26 janv. 2010, n° 08-19.683 : JurisData n° 2010-051377. – Pour la
violation des articles 4 et 1993 du Code civil, Cass. com., 21 oct.
2008, n° 07-10.824 : JurisData n° 2008-045497. – Pour la
violation de l'article 4 du Code civil et de la loi du
6 juillet 1989, Cass. 3e civ., 28 sept. 2010, n° 09-15.336 : JurisData n° 2010-017238). La sévérité
de la jurisprudence de la Cour de cassation à l'endroit des juges du fond n'a
pas manqué d'être relevée et critiquée par une partie de la doctrine, qui
rappelle que la victime a la charge de prouver les faits justifiant ses
prétentions, lesquels incluent les preuves tant de l'existence que de l'étendue
de son préjudice (V. P. Jourdain, Évaluation du préjudice et obligations du
juge : RTD civ. 2010, p. 328, qui souligne que cette
jurisprudence "incite les juges du fond à rendre des décisions arbitraires
sur le quantum des indemnisations à seule fin de se mettre à l'abri d'une
éventuelle cassation". – R. Perrot, Insuffisance des preuves
fournies par les parties. À propos de Cass. 3e civ., 8 déc. 2009, n° 08-11.911 : JurisData n° 2009-050835 ; Procédures 2010, comm. 30.
– C. Bléry et L. Raschel,
Droit à l'expertise : reconnaissance inavouée d'un nouvel accroc à la
répartition des rôles du juge et des parties : Procédures 2011, alerte 17). Il convient de
relever quelques décisions récentes de la Cour de cassation qui abandonnent
toute référence dans leur visa à l'article 4 du Code civil pourtant invoqué dans
les demandes des pourvois, tout en continuant à censurer les juges du fond
ayant refusé, au motif de l'insuffisance des preuves, d'évaluer le dommage dont
ils avaient constaté l'existence en son principe (V. au visa du seul article 1382 du Code civil visé, Cass. 3e civ, 2 févr. 2011, n° 10-30.427 : JurisData n° 2011-001178. – Cass. 2e civ., 16 juin 2011, n° 10-20.303 : JurisData n° 2011-011752. – Cass. 3e civ., 19 sept. 2012, n° 11-10.532 : JurisData n° 2012-021086. – Au visa
des articles 1382 du Code civil et 5 du Code de procédure civile, Cass. com., 12 mars 2013, n° 11-21.908 : JurisData n° 2013-004299. – Au visa de
l'article 1147 du Code civil, Cass. 3e civ., 23 oct. 2012,
n° 11-20.555 : JurisData n° 2012-024083et au visa de
l'article 4 du Code de procédure civile, Cass. 3e civ., 7 juin
2011, n° 09-17.103 : JurisData n° 2011-011341. – Cass. 2e civ., 10 janv. 2013, n° 10-28.758 : JurisData n° 2013-000095. – Cass. 2e civ., 28 mars 2013, n° 12-14.655 : JurisData n° 2013-005570).
20. – Les juges du
fond ne peuvent pas plus espérer voir échapper leurs décisions à la censure de
la Cour de cassation pour déni de justice, quand ils se retranchent toujours
derrière l'insuffisance des preuves pour refuser d'évaluer la part respective de
responsabilité des parties dans la survenance du préjudice (Cass. 3e civ., 14 mars 2007, n° 05-20.716).
21. – De même, la
chambre sociale de la Cour de cassation reproche aux juges d'appel, saisis de
la demande d'un salarié au titre d'une prime de résultat, d'avoir violé l'article 4 du Code civil en refusant de statuer
sur le fondement de l'insuffisance des preuves, alors qu'ils ne mettaient pas
en cause le principe de la demande du salarié (Cass. soc., 21 févr. 2007, n° 05-43.981).
De cet arrêt doit être rapproché celui rendu le 25 novembre 1998 par la
même chambre sociale qui reproche à la cour d'appel de Basse-Terre, saisie de
la demande d'un salarié en paiement d'une indemnité de préavis, d'avoir rejeté
cette demande au motif que les circonstances de la rupture ne permettaient pas
de déterminer qui avait rompu le contrat, "alors qu'elle avait relevé que
le contrat de travail avait été rompu et qu'elle devait nécessairement trancher
la question de savoir si cette rupture résultait d'une démission ou d'un
licenciement". Faute d'avoir tranché cette question, l'arrêt d'appel est
cassé pour violation de l'article 4 du Code civil (Cass. soc., 25 nov. 1998 : Gaz. Pal. 1er mai 1999,
p. 47, note A. Perdriau).
22. – Ne répond
pas non plus aux exigences de l'article 4 du Code civil, l'arrêt d'appel qui
déboute chacune des parties de sa revendication sur un immeuble au motif que ni
l'une, ni l'autre n'avait fait la preuve de son droit de propriété sur le bien
revendiqué tout en reconnaissant que l'immeuble en litige était nécessairement
la propriété de l'une ou de l'autre (Cass. 3e civ., 16 avr.
1970 : JCP G 1970, II, 16459 ; D. 1970, p. 474, note M. Contamine-Raynaud).
En revanche, peuvent être toutes deux déboutées les parties revendiquant
chacune de leur côté une parcelle de terre, dès lors qu'aucune d'elles n'avait
satisfait à la charge de la preuve qui lui incombait et qu'il n'apparaissait
pas que la parcelle revendiquée ne pouvait appartenir qu'à l'une ou l'autre des
parties. Quoique conduisant à reconnaître que l'immeuble est alors sans maître
et revient donc à l'État, la décision ne réalise pas un déni de justice
puisqu'il n'était pas exclu ici, à la différence de l'espèce précédente, que
l'immeuble appartienne à un tiers (Cass. 3e civ., 3 déc.
1980 : JurisData n° 1980-735311 ; Bull. civ.
1980, III, n° 190 ; Gaz. Pal. 1981, 2, p. 481, note A. Piedelièvre).
23. – Tenu de
trancher, sans pouvoir se réfugier derrière l'insuffisance des preuves, le juge
n'est pas démuni et l'extension contemporaine des pouvoirs procéduraux des
juges éclaire l'extension corrélative du domaine d'application de l'article 4 du Code civil dans la jurisprudence récente
de la Cour de cassation. Le juge peut ainsi ordonner une mesure d'instruction
si la partie qui allègue un fait ne dispose pas d'éléments suffisants pour le
prouver (CPC, art. 146, al. 1er). La Cour
de cassation ne manque pas de rappeler au juge du fond ce pouvoir de recourir à
une expertise (est ainsi censuré pour n'avoir pas mis fin au litige et violé l'article 4 du Code civil l'arrêt d'appel qui,
après avoir condamné une partie à payer à son cocontractant certaines sommes,
énonce que ce dernier devra rembourser des frais subsistant en contrepartie de
la production de justificatifs et dans la limite d'un certain pourcentage du
chiffre d'affaires, alors qu'il appartenait au juge de "déterminer ce qui
était dû à titre réciproque par les parties, fût-ce, au besoin, par une
expertise" , Cass. com., 4 déc. 2007, n° 06-15.742 : JurisData n° 2007-041866. – V.
également Cass. 2e civ., 22 mai 2008, n° 07-10.484 : JurisData n° 2008-044030). Il ne
saurait toutefois le faire pour suppléer la carence des parties. En principe,
simple faculté offerte au juge, il ne peut lui être reproché de n'y avoir pas
recouru. La jurisprudence a ainsi rappelé qu'on ne peut évoquer l'article 4 du Code civil à l'encontre d'un
tribunal qui s'est refusé à rechercher par expertise l'imputation du préjudice
à chacune des parties en litige plutôt qu'à une seule, puisque ordonner une
mesure d'instruction ne constitue pour lui qu'une faculté (Cass. 2e civ., 24 nov. 1993, n° 92-12.549 : JurisData n° 1993-002317 ; JCP G 1994, IV, 283 ; Bull. civ. 1993, II,
n° 336 ; Gaz. Pal. 20 mars 1994, p. 50. – V. déjà dans
le même sens, Cass. soc., 15 nov. 1972, n° 71-40.710 : JurisData n° 1972-099619 ; Bull. civ.
1972, V, n° 619. – Il ne peut pas plus être reproché aux juges du fond
d'avoir écarté une pièce écrite en langue étrangère des débats faute de
production d'une traduction en langue française : en réponse à un pourvoi
qui faisait valoir que les juges du fond avaient commis un déni de justice et
violé le droit à l'accès au juge, la chambre commerciale de Cour de cassation
répond que "si l'ordonnance de Villers-Cotterets d'août 1539 ne vise que les actes de procédure, le juge, sans
violer l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales, est fondé, dans l'exercice de son
pouvoir souverain, à écarter comme élément de preuve un document écrit en
langue étrangère, faute de production d'une traduction en langue
française", Cass. com., 22 nov. 2012, n° 11-17.185 : JurisData n° 2012-027389 ; RDC 2013,
p. 495, note C. Pérès. – Pour une analyse critique de la jurisprudence
récente en matière d'évaluation du préjudice traduisant selon certains auteurs
un droit à l'expertise, V. C. Bléry et L. Raschel, Droit à l'expertise : reconnaissance inavouée
d'un nouvel accroc à la répartition des rôles du juge et des parties,
art. préc.). Mais c'est vraisemblablement
parce qu'il peut ordonner toutes mesures d'instruction nécessaires pour pallier
l'insuffisance des preuves, qui lui sont fournies par les parties et qu'il lui
appartient de le faire, que son refus de statuer peut lui être reproché au
titre de l'article 4 du Code civil (Cass. 2e civ., 28 juin 2006, n° 04-17.224 : JurisData n° 2006-034249 ; JCP G 2006, IV, 2622 ; Bull. civ. 2006,
II, n° 174). Et doit être déboutée de sa demande, la victime qui, sans
motifs légitimes, fait obstacle et refuse de prêter son concours à une
expertise ordonnée par le juge et destinée à lui permettre d'évaluer "le
cas échéant" les préjudices (Cass. 2e civ, 17 juin 2010, n° 09-68.096 : JurisData n° 2010-009634).
C'est donc un véritable activisme probatoire qui est
imposé au juge tenu de trancher les litiges sous peine de déni de justice. En
matière d'application de la règle de droit, la jurisprudence de la Cour de cassation
est plus nuancée.
c) L'obligation
d'appliquer les règles de droit
24. – Le juge ne
peut se dessaisir de sa jurisdictio au
profit d'un professionnel – Dire le
droit, pour le juge, on l'a vu, n'est pas une faculté mais une compétence,
un pouvoir qu'il doit exercer. Juria novit curia. Le droit est
l'apanage du juge. Mais, dans une société toujours plus technique et face à
des faits litigieux dont l'appréciation matérielle requiert du juge des savoirs
qu'il ne saurait tous détenir, comme dans une société toujours plus juridicisée
et face à une réglementation dense, spécialisée et instable, le juge peut être
tenté de recourir aux lumières d'un expert, qui lui facilitera sa tâche de
règlement juridictionnel des litiges. Le Code de procédure civile lui en offre
la possibilité, mais ne confie à ces experts ou consultants que des
missions de caractère technique (CPC, art. 232) et leur interdit de
porter quelque appréciation juridique que ce soit (CPC, art. 238, al. 3). Le juge ne
saurait se dessaisir de son pouvoir juridictionnel. Alors que de nombreux
auteurs dénoncent la tendance des juges à entériner purement et simplement les
conclusions de l'expert, lesquelles même factuelles ne sont pas sans
conséquence sur la qualification et l'application de la règle de droit relevant
de la jurisdictio du juge (V. J. Moury, Les limites de la quête en matière de preuve :
expertise et jurisdictio : RTD civ. 2009,
p. 665), rares sont les arrêts de cassation sanctionnant de telles
pratiques (V. pour une censure récente mais non au visa de l'article 4 du Code civil, l'arrêt rendu le
9 mars 2011 par la première chambre civile de la Cour de cassation qui,
dans un litige successoral, reproche à la cour d'appel d'avoir jugé qu'il
appartenait aux parties de solliciter de l'expert le détail des sommes à
rapporter à la succession et de n'avoir "pas déterminé elle-même le
montant des sommes données à la fille que celle-ci devait rapporter à la
succession et qu'elle aurait diverties", Cass. 1re civ., 9 mars 2011, n° 09-72.331 : JurisData n° 2011-003305), une
jurisprudence déjà ancienne de la Cour de cassation ayant validé
l'appropriation par le juge des conclusions de l'expert (V. cités et critiqués
par J. Moury, art. préc.,
spécialement n° 8 : Cass. soc., 30 mai 1962 : Bull. civ.
1962, IV, n° 510, décidant que les juges du fond qui avaient désigné
l'expert "tenaient de leur pouvoir d'appréciation celui d'admettre ses
conclusions par homologation et de les donner ainsi, pour motifs, au soutien de
leur décision". – Cass. 1re civ., 6 nov. 1963 : Bull.
civ. 1963, I, n° 480, jugeant que "en déclarant homologuer le
rapport de l'expert X…, l'arrêt attaqué s'en est approprié les motifs et les
conclusions et a ainsi rejeté implicitement mais nécessairement les
prétentions contraires de l'appelante").
Aussi le contraste est saisissant avec la
jurisprudence abondante qui sanctionne, pour méconnaissance de son office et
violation de l'article 4 du Code civil, le juge qui se
défausse de son pouvoir et de son devoir de dire le droit entre les mains
du notaire liquidateur. Le juge ne peut, sans craindre de commettre un déni de
justice, renvoyer au notaire pour l'établissement de créances, récompenses et
pour évaluer leur montant. Le rôle de cet officier public n'est que de donner
un "avis de pur fait" et d'éclairer le juge, quand il incombe à ce dernier
de trancher lui-même les contestations soulevées par les parties, c'est-à-dire
de vérifier les éléments de preuve puis d'évaluer le montant des créances (V. Cass. 1re civ., 2 avr.
1996, n° 94-14.310 : JurisData n° 1996-001342 ; JCP G 1996, IV, 1270 ; Bull. civ. 1996, I,
n° 162 ; Gaz. Pal. 5 juill. 1996, pan. jurispr.
p. 169. – Cass. 1re civ., 30 oct. 2006, n° 04-19.110 : JurisData n° 2006-035674.
– Cass. 1re civ., 16 avr.
2008, n° 07-12.224 : JurisData n° 2008-043624 ;
RTD civ. 2009, p. 768, note B. Vareille. – Cass. 1re civ., 8 avr.
2009, n° 08-13.005 et n° 08-12.655 : JurisData n° 2009-047906 et JurisData n° 2009-047830.
– Cass. 1re civ., 8 juill.
2009, n° 08-12.704 : JurisData n° 2009-049323.
– Cass. 1re civ., 8 juill.
2010, n° 09-13.155 et n° 09-13.737 : JurisData n° 2010-011382 et JurisData n° 2010-011383 ; RTD civ.
2010, p. 766, note J. Hauser. – Cass. 1re civ., 26 janv. 2011, n° 09-72.422 : JurisData n° 2011-000784. – Cass. 1re civ., 26 oct. 2011, n° 10-24.214 : JurisData n° 2011-023279. – Cass. 1re civ., 23 mai 2012, n° 11-12.813 : JurisData n° 2012-010787. – V. sur l'importance du rôle de
l'avocat après le renforcement des compétences du JAF par la loi de 2009, J.
Casey, Le JAF liquidateur : quel rôle pour l'avocat? : AJF 2010,
p. 163). Mais ne méconnaît pas son office, ni ne délègue ses pouvoirs,
la cour d'appel qui, en homologuant le projet d'état liquidatif, entérine le
calcul du notaire après avoir retenu qu'aucun élément permettant de remettre en
cause ce calcul n'avait été apporté (Cass. 1re civ., 25 nov. 2009, n° 08-20.406 : JurisData n° 2009-050498).
25. – Jurisdictio et marc – À l'heure où sont oubliées les vertus sociales et
politiques du conflit, auquel est préféré le consensus, à l'heure où les voies
extrajudiciaires de règlement des conflits sont à la mode et encouragées par le
législateur pour répondre à l'impuissance du service public de la justice à
faire face à l'inflation des contentieux et (ou) pour réduire son coût, il
convient de rappeler un arrêt de cassation rendu le 21 février 1980 au
visa de l'article 12 du Code de procédure civile, mais
dont la solution pourrait bien être réitérée aujourd'hui au visa de l'article 4 du Code civil conformément à la
tendance précédemment relevée. Par cet arrêt, la chambre sociale avait reproché
aux juges d'appel d'avoir refusé de statuer en invitant les parties à régler
amiablement leur différend et en les renvoyant à se pourvoir ainsi qu'elles
aviseraient en cas de difficulté (Cass. soc., 21 févr. 1980, n° 78-40.786 : JurisData n° 1980-000173 ; Bull. civ.
1980, V, n° 173. – Adde, Cass. 3e civ., 22 nov. 2011, n° 10-17.991 : JurisData n° 2011-026191, préc. n° 13). La voie du règlement amiable ne peut
donc être imposée aux parties, si elles lui préfèrent le procès. La solution
doit être saluée car "un procès au grand jour vaut souvent mieux qu'un
procès refoulé" (F. Terré, Au cœur du droit le conflit, art. préc., p. 108). Mais si les parties à un contrat
se sont liées par une clause de conciliation obligatoire et préalable à la
saisine du juge, cette clause rend irrecevable toute action en justice des
parties avant la mise en œuvre de la procédure de conciliation, qui suspend
jusqu'à son issue le cours de la prescription (Cass. ch. mixte, 14 févr. 2003, n° 00-19.423 : JurisData n° 2003-017812. – V. infra n° 66). Cette dernière solution est
écartée en matière prud'homale en raison de l'existence d'une procédure de
conciliation préliminaire et obligatoire ; dès lors une clause du contrat
de travail instituant une procédure de conciliation préalable en cas de litige
survenant à l'occasion du contrat n'empêche pas les parties de saisir
directement le juge prud'homal de leur différend (Cass. soc, 5 déc. 2012, n° 11-20.004 : JurisData n° 2012-028265 ; JCP G 2013, n° 10, 272, note O. Cuperlier; Dr. social 2013, p. 178, note D. Boulmier. – Et sur les dangers de la médiation en
matière prud'homale, V. du même auteur, Médiation judiciaire déléguée à une
tierce personne et instance prud'homale : nid ou déni de justice? :
Droit ouvrier 2002, p. 185).
26. – Le juge doit trancher le litige
conformément aux règles de droit applicables – Sauf à avoir reçu des parties une mission d'amiable
compositeur, le juge doit préciser le fondement juridique de sa décision (Cass. 3e civ., 6 févr. 1991, n° 89-14.514 : JurisData n° 1991-700228 ; JCP G
1991, IV, p. 127 ; Bull. civ. 1991, III, n° 48 ; Gaz. Pal.
24 mai 1991, pan. jurispr.
p. 140. – Cass. 3e civ., 26 janv. 2010, n° 08-20.308 : JurisData n° 2010-051465. – Cass. soc., 30 mars 2011, n° 09-67.863.
– Cass. 3e civ., 11 oct. 2011, n° 10-24.692 : JurisData n° 2011-021737). Il ne peut
se borner à une simple référence à l'équité (Cass. 2e civ., 22 avr. 1992, n° 91-21.298 : JurisData n° 1992-002300 ; Bull. civ.
1992, II, n° 129. – Cass. soc., 21 févr. 1980, n° 78-40.122 : JurisData n° 1980-098170 ; JCP G 1980,
IV, p. 176 ; Bull. civ. 1980, V, n° 170. – Cass. 3e civ., 7 juin 2011, n° 09-17.103 : JurisData n° 2011-011341, préc. n° 19. – Cass. 1re civ., 28 juin 2012, n° 11-20.336).
Il ne saurait davantage, même dans un esprit d'apaisement juger arbitrairement (Cass. 2e civ., 19 janv. 1983, n° 81-15.962 : JurisData n° 1983-700126 ; JCP G
1983, IV, p. 102 ; Bull. civ. 1983, II, n° 10 ; Gaz. Pal.
1983, 1, pan. jurispr.
p. 177, obs. S. Guinchard). Son devoir et sa prérogative corrélative
s'étendent à toutes les règles de droit. Significatif du déclin du
légicentrisme, l'article 12 du Code de procédure civile vise les “règles de droit” quand l'article 4 du Code civil ne visait que la “loi”.
Peu importe dès lors l'origine de la règle, légale ou non, interne ou
internationale, dès lors que son applicabilité au litige a été constatée. La
tâche du juge, censé connaître le contenu de la règle, en est rendue plus
ardue. Il n'empêche, ce n'est pas aux parties de lui en expliquer le sens et il
ne pourrait leur reprocher de ne l'avoir pas fait (Cass. soc., 23 mai
1953 : D. 1953, p. 555 ; RTD civ. 1953, p. 735, obs. Hébraud. – Y compris en matière contractuelle comme le
rappelle l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation
le 20 septembre 2012 qui casse et annule, pour méconnaissance de son
office et violation des articles 4 et 1134 du Code civil, le jugement
rendu par une juridiction de proximité ayant rejeté une demande de résiliation
unilatérale au motif qu'il ne pouvait être fait application de la clause du
contrat autorisant cette résiliation unilatérale pour motif légitime, faute de
"définition exacte dans le contrat du “motif légitime” et des conditions
applicables pour en apprécier les circonstances", Cass. 1re civ., 20 sept. 2012, n° 11-30.395 : JurisData n° 2012-020934). Le droit
étranger s'étant vu qualifié de “règle de droit” (Cass. 1re civ., 13 janv. 1993, n° 91-14.415 : JurisData n° 1993-000215 ; JCP G 1993, IV, 637, p. 74 ; Bull.
civ. 1993, I, n° 14 ; Rev. crit. DIP 1994, p. 48, note B. Ancel ; Gaz. Pal.
25 juin 1993, pan. jurispr.
p. 138), quand bien même l'office du juge français n'exige de lui que
la connaissance de la loi française, les décisions les plus récentes de la
Haute juridiction imposent au juge du fond de rechercher la teneur de loi
étrangère reconnue applicable au litige (Cass. com., 28 juin 2005, n° 02-14.686 : JurisData n° 2005-029186 ; Rev. crit. DIP 2005, p. 645,
note B. Ancel et H. Muir Watt ; Bull. civ. 2005, IV, n° 138. –
Sur l'office du juge en droit international privé, V. B. Ancel et H. Muir
Watt, À propos de deux arrêts "de concert" : l'office du juge et
la loi étrangère, in Le Nouveau Code de procédure civile (1975-2005), J. Foyer
et C. Puigelier (dir.) :
Economica 2006, p. 399. – E. Fohrer-Dedeurwaerder, JCl. Droit international, Fasc.
539-10 et Fasc. 539-20 ou Civil Code, Art. 3, fasc. 60 et fasc. 62).
Mais "à l'impossible nul n'est tenu", et face à une impossibilité
d'établir la teneur du droit étranger, le juge français contraint de statuer
appliquera le droit français en vertu de sa vocation subsidiaire (V. pour une
application plus récente, Cass. 1re civ., 21 nov. 2006, préc.). Si le juge ne peut imposer aux parties la
preuve du droit applicable, il ne lui est pas interdit, bien au contraire, de
leur demander leur concours. Il peut, selon l'article 13 du Code de procédure civile, les
inviter à fournir les explications de droit qu'il estime nécessaires à la
solution du litige. En matière de relations de travail, lorsqu'une partie
invoque une convention collective précise, il incombe au juge de se procurer ce
texte, qui contient la règle de droit éventuellement applicable au litige, au
besoin en invitant les parties à lui en faire parvenir un exemplaire. Dans l'arrêt
de cassation précité (V. supra n° 10), rendu le 7 novembre 2006
pour violation des articles 4 du Code civil, 12 du Code de procédure civile et L. 132-1 du Code du travail (dans sa
version abrogée au 1er mai 2008, V. depuis : C. trav., art. L. 2221-2), la
chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi reproché aux juges d'appel
d'avoir calculé le montant de l'indemnité de préavis et de l'indemnité de
licenciement en application des seules prescriptions légales au motif qu'ils ne
disposaient pas de la convention collective dont les parties faisaient état
dans leurs écritures alors que, lorsqu'une partie invoque l'application d'une
convention collective, il incombe au juge de se la procurer par tous moyens, au
besoin en invitant les parties à lui en fournir un exemplaire (V. déjà Cass. soc., 3 mars 1993, n° 89-45.868 : JurisData n° 1993-000713 ; JCP G 1993, IV, 1153 ; JCP E 1993,
570 ; Bull. civ. 1993, V, n° 76 ; Gaz. Pal. 14 mai 1993,
pan. jurispr. p. 105. – Cass. soc., 5 oct. 1993, n° 89-41.644 : JurisData n° 1993-001812 ; JCP G 1993, IV, 2536 ; Bull. civ. 1993, V,
n° 224 ; D. 1994, p. 588, note R. Encinas de Munagori. – Comp. Cass. soc., 19 mars 1986, n° 84-16.118 : JurisData n° 1986-000491 ; JCP G
1986, IV, p. 151 ; Bull. civ. 1986, V, n° 108. – Pour des
réaffirmations récentes de cette jurisprudence, V. Cass. soc., 2 mars 2011, n° 10-12.087 : JurisData n° 2011-002686. – Cass. soc., 19 janv. 2012, n° 10-20.988 : JurisData n° 2012-000477. – Cass. soc., 7 mars 2012, n° 10-16.416 : JurisData n° 2012-004462). Et, lorsque
le contrat de travail prévoit qu'il est régi par une convention collective
particulière, méconnaît son office et viole les articles 4 et 12 du Code de procédure civile,
le juge qui substitue le mode de calcul de l'indemnité de licenciement prévu
par le Code du travail au mode de calcul conventionnel en se fondant sur
l'insuffisance de justification par le salarié de ce dernier mode de calcul (Cass. soc., 17 mai 2011, n° 09-43.003 : JurisData n° 2011-008895 ; il
convient ici de souligner l'accueil partiel de l'argumentation du demandeur au
pourvoi qui invoquait un refus de statuer en se fondant sur l'insuffisance des
preuves et une violation, par refus d'application, de l'article 4 du Code civil).
Et qu'en est-il lorsque les parties n'invoquent aucun
fondement juridique au soutien de leurs prétentions ? Sauf dans les
procédures ouvertes sur assignation (CPC, art. 56, 753 et 954, réd. D. n° 98-1231, 28 déc. 1998) aucune disposition n'impose de façon générale aux parties de préciser quel est
le fondement juridique de leurs prétentions. Il leur est parfaitement loisible
de limiter la motivation de celles-ci à une simple relation des faits ().
Ce comportement est rare en pratique mais n'a rien d'illégitime. Et si,
dans les procédures sur assignation, les parties sont désormais tenues de
qualifier les faits invoqués à peine de nullité pour que celle-ci soit
prononcée par le juge, il faut que l'adversaire présente une exception de
nullité. L'office du juge n'a pas été modifié par ces nouvelles dispositions (V.
C. Bléry, Office du juge…, art. préc., spécialement n° 3). Tenu de trancher le
litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, le juge
commettrait un déni de justice et méconnaîtrait les dispositions de l'article 12 du Code de procédure civile s'il
rejetait une demande au motif que son auteur n'en précise pas le fondement
juridique et qu'il n'appartient pas au tribunal de se substituer à lui pour ce
faire (CA Paris, 25 avr. 1986 : JurisData n° 1986-022149, préc. – Adde pour violation
de l'article 12 du Code de procédure civile, Cass. soc., 28 sept. 2010,
n° 09-41.276 et n° 09-41.277 : JurisData n° 2010-017095. – Cass. soc., 23 nov. 2011, n° 10-24.279.
– Cass. 3e civ., 13 déc. 2011, n° 10-18.037 : JurisData n° 2011-028605). Le juge
doit donc dans une telle hypothèse qualifier les faits allégués par les parties
afin de déterminer la règle adéquate à la résolution du litige. Paradoxalement,
la situation de la partie ayant invoqué un fondement juridique au soutien de sa
prétention – solution que lui imposent désormais les textes, on l'a dit, devant
le tribunal de grande instance et la cour d'appel – semble moins favorable au regard
de l'application du droit. Selon la formule inaugurale de l'arrêt Dauvin rendu
par l'assemblée plénière de la Cour de cassation le 21 décembre 2007(Cass. ass. plén.,
21 déc. 2007, n° 06-11.343 : JurisData
n° 2007-0420269 ; Bull. civ. 2007, ass. plén., n° 10), "si parmi les principes
directeurs du procès, l'article 12 du (…) Code de procédure civile oblige le
juge à donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes
litigieux invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions, il ne leur
fait pas obligation, sauf règles particulières, de changer la dénomination ou
le fondement juridique de leurs demandes". La Cour de cassation, depuis
cet arrêt, ne fait plus obligation au juge de relever d'office un moyen nouveau,
liberté étant laissée à ce juge de changer ou non le fondement juridique (V.
toutefois, Cass. 2e civ., 1er juill. 2010, n° 09-14.593 : JurisData n° 2010-010598 et Cass. 1re civ., 12 mai 2011, n° 10-14.044 : JurisData n° 2011-008693, cités par C. Bléry, Office du juge…, art. préc.,
spécialement n° 11). Il est seulement tenu de requalifier les actes et
faits mal qualifiés par les parties et de relever d'office la règle de droit
applicable si elle n'est pas invoquée, si elle est d'ordre public (sauf
disposition contraire), si elle est étrangère quand les droits sont
indisponibles et si un texte lui en fait obligation. Cette jurisprudence
apparaît peu en accord avec l'abondante jurisprudence précédemment examinée qui
relie l'office du juge à la prohibition du déni de justice en rappelant que le
juge est tenu de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui
sont applicables, sauf à commettre un déni de justice. De façon plus générale,
il convient de relever une opposition difficilement compréhensible entre une
jurisprudence sévère et abondante qui sanctionne les juges du fond pour déni de
justice en matière probatoire et de délégation de la jurisdictio à un professionnel et une jurisprudence indulgente envers les juges sur le
terrain de l'application des règles de droit, les seules censures prononcées
l'étant le plus souvent au visa de l'article 12 du Code de procédure civile. Et
quand le juge, en matière économique notamment, exerce une fonction de
régulation qui s'extrait de la dichotomie fait/droit, la Cour de cassation
n'hésite pas à nouveau à censurer les juges sur le terrain de l'application
d'un droit empreint de fait pour méconnaissance de leur office et violation de
l'article 4 du Code civil (V. Cass. com., 13 juill. 2010, n° 09-67.439 : JurisData n° 2010-011639qui, au visa
de l'article 4 du Code civil et de l'article L. 420-2 du Code de commerce,
censure la cour d'appel pour avoir méconnu son office et violé les textes
susvisés "en refusant (...) de déterminer le marché concerné par les
pratiques concernées").
Contraint de trancher en application des règles de
droit, quels que soient les doutes qui planent sur la réalité des faits
allégués, le juge ne peut pas plus se dérober à sa mission en invoquant les
incertitudes qui affectent le sens des règles. Il est alors tenu au titre de l'article 4 du Code civil à leur interprétation.
27. – En imposant au juge de statuer, même en cas de silence, d'obscurité ou
d'insuffisance de la loi sous peine de se rendre coupable de “déni de
justice”, l'article 4 du Code civil emportait abrogation,
on l'a vu, des règles de la période révolutionnaire, qui avaient entendu
exclure le pouvoir d'interprétation du juge en réduisant sa fonction à une
application mécanique de la loi et en lui intimant de solliciter le législateur
pour toute difficulté d'interprétation. L'article 4 du Code civil non seulement reconnaît
au juge le pouvoir d'interpréter la loi mais il lui en fait l'obligation
(a). Toutefois, cet article n'affirme pas le monopole d'interprétation du juge
et, sous l'Empire, la loi du 16 septembre 1807 ressuscite le référé de la
Cour de cassation en décidant que l'interprétation sera donnée par voie de
règlements d'administration publique, c'est-à-dire par l'Empereur.
L'institution de ce référé se maintint sous la Restauration et la Monarchie
de Juillet jusqu'à la loi du 1er avril 1837, qui institua le système
actuel selon lequel, en principe après deux cassations, les juges du fond
doivent respecter la seconde décision de la Cour de cassation (V.
Y.-L. Hufteau, op. cit.,
p. 104). Était alors reconnu au juge le pouvoir exclusif, dans le
cadre du procès en cause, d'interpréter les règles de droit. Intimement lié à
l'office du juge, le devoir judiciaire d'interprétation ne pouvait demeurer
inchangé à la suite des bouleversements connus par cet office du fait de la
transformation et de la complexification des règles de droit (b).
a) L'obligation
de juger même en cas de défaillance de la loi
28. – L'article 4 du Code civil indique les prétextes
que le juge ne peut avancer pour refuser de juger : le silence,
l'obscurité et l'insuffisance de la loi. Le devoir d'interprétation du juge se
limite-t-il à ces hypothèses (1) ? En revanche, cet article reste muet sur
les méthodes d'interprétation à suivre par le juge (2).
1) Étendue du devoir
d'interprétation
29. – Obscurité de
la loi – Assurément l'article 4 du Code civil impose au juge
d'interpréter la loi quand elle est obscure, puisqu'il s'agit alors de
clarifier le sens du texte (V. L. Boré, L'obscurité de la loi, in La
création du droit jurisprudentiel, Mél. J. Boré : Dalloz 2007, p. 27).
Et l'obscurité ne peut constituer une excuse, y compris dans le sens technique
que lui reconnaît le droit pénal. C'est ainsi que la chambre criminelle (Cass. crim., 21 oct.
1942 : Bull. crim. 1942, n° 103) rappelle que :
... en s'abstenant, sous prétexte d'obscurité, de
résoudre un point de droit dont elle reconnaissait la pertinence, en déclarant
faire profiter l'inculpé tant de l'incertitude où aurait pu se trouver celui-ci
que de la sienne propre, la cour d'appel a, à la fois, admis une excuse
illégale et méconnu ses pouvoirs en violation de l'article 4 du Code civil.
30. – Silence et
insuffisance de la loi – Mais est-il
toujours question d'interprétation quand, en cas de silence ou d'insuffisance
de la loi, le support même de l'interprétation fait défaut ? Le travail
juridictionnel ne relève-t-il pas alors plutôt de l'invention ? En
réalité, les lacunes ou insuffisances de la loi sont empreintes de relativisme.
Les détecter, c'est déjà pour le juge faire acte d'interprétation. Ensuite ces
défauts étant constatés, le juge doit poursuivre son travail d'interprète en
dégageant de l'ensemble des lois en vigueur les principes qui détermineront la
solution du litige (V. J. Chevallier, L'interprétation des lois, in Le titre
préliminaire du Code civil, G Fauré et G. Koubi (dir.) : Economica 2003, p. 125). Il s'agit
alors pour le juge de se livrer à ce que Portalis appelait l'interprétation par
voie de doctrine, qui "consiste à saisir le vrai sens des lois, à les
appliquer avec discernement et à les suppléer dans les cas qu'elles n'ont pas
réglés (car) sans cette espèce d'interprétation pourrait-on concevoir la
possibilité de remplir l'office de juge ?", par opposition à
l'interprétation par voie d'autorité interdite au juge par l'article 5 du Code civil et qui "consiste à
résoudre les questions et les doutes par la voie de règlements ou de
dispositions générales" (Portalis, Discours préliminaire sur le projet
de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX rapporté et commenté, in Le
Discours et le Code : Portalis, deux siècles après le Code Napoléon :
Litec 2004, p. XXVIII).
31. – Interprétation et jurisdictio – Au-delà, il faut souligner que l'interprétation est un
pouvoir inhérent à la jurisdictio. Les
théories modernes de l'interprétation ont montré qu'aucun texte (juridique ou
autre) ne délivre sa signification de manière immédiate (Y. Paclot, Recherche sur l'interprétation juridique :
Thèse Paris II, 1988, n° 187, p. 170). Selon une métaphore
classique, le juge vis-à-vis du texte juridique se trouve dans une situation
comparable à celle du musicien face à la partition. En cela, en vue de son
application, tout texte de loi est par définition insuffisant et incomplet (V.
par exemple : J.-Cl. Bécane, M.
Couderc, La loi : Méthodes du Droit : Dalloz 1994, p. 70 s.).
Aussi bien le principe d'accessibilité, de clarté et d'intelligibilité de la
loi évoqué dès une décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982(Cons. const., déc.
16 janv. 1982, n° 81-132 DC : Rec. Cons. const. 1982, p. 18), consacré par une décision du
10 juin 1998(Cons. const., déc. 10 juin
1998, n° 98-401 DC)puis défini comme un objectif à
valeur constitutionnelle par une décision du 16 décembre 1999(Cons. const., déc. 16 déc.
1999, n° 99-421 DC)ne saurait remettre en cause le
pouvoir d'interprétation du juge (tout au plus, s'il était respecté,
pourrait-il le lui faciliter). Quelles que soient les difficultés rencontrées
par le juge à l'occasion de ce devoir d'interprétation, l'article 4 du Code civil lui ordonne de
l'exercer. Pour le juge, la question du caractère lacunaire du droit ne peut
donc pas se poser, le système juridique contenant nécessairement en puissance
la solution de tout problème de droit (V. notamment C. Perelman,
Logique juridique, Nouvelle rhétorique : Dalloz, 2e éd. 2001 ; (dir.) Le problème des lacunes en droit, Travaux du Centre
national de recherches de Logique : Bruylant 1968, spécialement F. Terré,
Les lacunes du droit, p. 143).
32. – Cette obligation pèse sur tout juge
– Ainsi la chambre sociale de la Cour
de cassation, dans un arrêt rendu le 11 octobre 2005, au visa de l'article 4 du Code civil (Cass. soc., 11 oct. 2005, n° 02-14.912 : JurisData n° 2005-030231 ; D. 2006,
p. 212), a cassé pour violation de cet article l'arrêt d'appel
prononcé en matière de référé par la cour d'appel de Nîmes dans les termes
suivants :
... l'Union locale CGT de Carpentras a mandaté le
21 octobre 2000 M. X., salarié de la société Lurit,
pour négocier avec celle-ci un accord de réduction du temps de travail ;
... la société a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance pour
qu'il soit mis fin au trouble manifestement illicite résultant de la
désignation de M. X. comme mandataire salarié en invoquant l'absence
d'établissement distinct dépourvu de délégué syndical ou de délégué du
personnel désigné comme délégué syndical permettant à une organisation
syndicale représentative de donner mandat à un salarié de négocier un tel
accord ; ... pour décider que la désignation de M. X. ne constituait pas
un trouble manifestement illicite, l'arrêt retient que l'article 19 de la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 ne se réfère à aucune définition particulière de l'établissement distinct, de
telle sorte qu'elle peut apparemment être différente de celle retenue pour la
désignation des délégués syndicaux ; ... en se prononçant ainsi, la cour
d'appel qui s'est référée à l'apparence du droit, alors qu'il lui appartenait
d'interpréter le texte qu'elle estimait obscur ou insuffisant, a violé les articles 4 du Code civil et 809 du (Nouveau) Code de procédure civile.
L'article 4 du Code civil a vu en outre sa portée
étendue à des destinataires autres que les juges judiciaires. La doctrine
publiciste s'accorde en effet à reconnaître que c'est en se fondant
implicitement sur l'article 4 du Code civil que le Conseil d'État,
devant la carence du législateur et pour ne pas être dans l'impossibilité de
juger, a dégagé par voie jurisprudentielle des pans entiers du droit
administratif. De même, pour certains auteurs, l'article 4 du Code civil obligerait aussi le
Conseil constitutionnel d'une part parce que, une fois saisi, en vertu des
articles 61 et 61-1 de la Constitution, le Conseil est obligé de se prononcer
sur la constitutionnalité des lois ou dispositions législatives, d'autre part
parce qu'il appartient au juge constitutionnel de confronter le contenu de la
loi ou de la disposition législative à la Constitution ; ce qui le
contraint à éclaircir tant la norme constitutionnelle de référence que les
normes législatives examinées (V. F. Hourquebie,
Sur l'émergence du contre-pouvoir juridictionnel sous la Ve République :
Bruylant 2004, spécialement p. 287).
33. – Pour des raisons liées à la genèse de l'article 4 du Code civil, l'objet sur lequel
l'obligation judiciaire d'interprétation devait porter était la “loi”.
Mais ce terme ne doit pas être entendu dans son sens formel et recouvre toute
règle de droit, la nature de la règle étant seulement susceptible d'influencer
les méthodes d'interprétation et le contrôle exercé par la Cour de cassation (V.
infra n° 34 à 36. – Et pour des exemples
d'application de l'article 4 au refus d'interprétation d'une convention, V.
Cass. 1re civ, 16 avr. 1970, préc. – Cass. 1re civ., 20 sept. 2012, n° 11-30.395 : JurisData n° 2012-020934, préc.).
34. – Règlement administratif – Ainsi, quand se pose le problème de
l'interprétation d'un règlement administratif, le juge judiciaire ne peut
surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité administrative ait pris une
décision (Cass. crim.,
28 sept. 1855 : DP 1855, 1, p. 347) ou attendre qu'un autre
juge ait fait connaître sa doctrine (Cass. crim.,
7 juill. 1838, inédit, cité par Mimin : DP
1936, I, p. 60). Le principe de la séparation des pouvoirs interdit
seulement, depuis l'arrêt Septfonds de 1923 (T. confl.,
16 juin 1923 : D. 1924, 3, p. 41, concl. Matter ; S. 1923, 3, p. 49, note Hauriou),
au juge judiciaire non répressif d'apprécier la légalité d'un acte
administratif, cette appréciation étant réservée au juge administratif. Dans un
arrêt rendu le 17 octobre 2011, le Tribunal des conflits a même apporté au
principe posé par l'arrêt Septfonds une atténuation, en énonçant que le
juge judiciaire non répressif est compétent pour accueillir une contestation
sérieuse et écarter la validité de l'acte administratif contesté, en
considération d'une jurisprudence établie de la juridiction administrative
permettant de statuer en ce sens (T. confl., 17 oct. 2011, SCEA
du Chéneau c/ INAPORC, M. Cherel et a. c/ CNIEL,
n° 3828 et n° 3829). Quant au juge pénal, il peut,
eu égard à la nature de sa mission et par exception à la jurisprudence Septfonds,
apprécier la légalité d'un acte administratif sans être astreint à la question
préjudicielle quand l'issue du procès pénal en dépend (T. confl. Avranches et Desmarets, 5 juill. 1951 :
Rec. 1951, p. 638). Les juridictions judiciaires non répressives
entendaient en outre strictement cette interdiction en s'autorisant à écarter
les règlements administratifs contraires aux conventions internationales ou aux
principes du droit de l'Union européenne (pour une telle mise à l'écart d'un
acte réglementaire pour non-conformité à l'article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de
l'homme, V. Cass. ass. plén.,
22 déc. 2000, n° 98-21.238 : JurisData n° 2000-007530 ; Bull. civ.
2000, ass. plén.,
n° 12, et pour non-conformité aux principes du droit de l'Union, V. Cass. com., 6 mai 1996, France Télécom c/ Sté CMS,
n° 94-13.347 : JurisData n° 1996-001766 ; Bull. civ.
1996, IV, n° 125. – Contra T. confl.,
2 déc. 1991, Coface c/ Compagnie financière du CIC, concl.
Abraham : RD soc. 1992, p. 237). Dans l'arrêt rendu le
17 octobre 2011 (préc.), le tribunal a
validé cette jurisprudence en énonçant que, eu égard au principe d'effectivité
du droit de l'Union, le juge judiciaire saisi au principal a compétence pour
apprécier la légalité d'un acte administratif au regard du droit primaire ou
dérivé ou pour interroger lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel.
On assiste bien ainsi dans les relations entre juges
judiciaire et administratif à un mouvement de recul du mécanisme des questions
préjudicielles, seuls demeurant quasiment réservés au juge administratif les
recours en annulation ou en réformation, mais au profit de l'essor de ce
mécanisme "inévitablement perçu sur le terrain comme un proche parent du
déni de justice" (Y. Gaudemet, note ss Cons. const., déc. 23 janv. 1987, n° 86-224 : JurisData n° 1987-606276, Conseil de la
concurrence : RD publ. 1987, p. 1352),
dans les relations du juge national avec la Cour de justice de l'Union
européenne.
35. – Traités – Il faut également relever les
jurisprudences concordantes du Conseil d'État (CE, ass. cont., 29 juin 1990, GISTI, n° 78519 : JurisData n° 1990-645014 ; JCP G 1990, II, 21579, note J. Tercinet ; Rev. crit. DIP 1991, p. 78, concl.
Abraham, note P. Lagarde ; Gaz. Pal. 13 févr. 1991, pan. jurispr. p. 9) et de la
Cour de cassation (Cass. com., 19 déc. 1995, n° 93-20.424, Banque
africaine de développement : JurisData n° 1995-003739; Bull. civ. 1995,
I, n° 470, p. 326 ; JCP E 1996, n° 8, 238; JCP G 1996,
n° 8, IV, n° 355; D. 1996, n° 7, p. 52; Rev. crit. DIP 1996, p. 468, note B. Oppetit), qui ont abandonné la pratique du renvoi au
ministre des Affaires étrangères à propos de l'interprétation des traités.
L'enjeu était important puisqu'il s'agissait de savoir si le juge pouvait
renoncer à l'exercice de son pouvoir juridictionnel au profit de l'exécutif,
c'est-à-dire au risque d'une immixtion de ce dernier dans le cours de la
justice. Dans sa note sous l'arrêt Banque africaine de développement, B. Oppetit soulignait que ce système du référé
diplomatique encourait des critiques du même ordre que celles qui avaient
conduit à abandonner l'expérience du référé législatif. Cette institution
méconnaissait les principes régissant le fonctionnement des tribunaux,
notamment la nécessité de respecter les exigences d'un procès équitable et
risquait d'entraîner, avec l'inflation contemporaine des conventions
internationales et la multiplication potentielle des référés, la paralysie du
cours de la justice. Dans l'arrêt Banque africaine de développement, la
Cour de cassation reliait là encore sa nouvelle jurisprudence à l'office du
juge dans les termes suivants : "il est de l'office du juge
d'interpréter les traités internationaux invoqués dans la cause soumise à son
examen, sans qu'il soit nécessaire de solliciter l'avis d'une autorité non
juridictionnelle".
36. – Loi pénale – Demeurent toutefois aujourd'hui encore quelques
difficultés à cerner l'étendue du devoir d'interprétation de la loi pénale par
le juge (V. M. Daury-Fauveau, Déni de justice (au
sens de l'article 4 du Code civil) et juge pénal, in Le
titre préliminaire du Code civil, G. Fauré et G. Koubi (dir.), Economica, 2003, p. 159. – P. Conte, Les
silences de la loi et du juge en matière pénale selon Portalis : matière à
commentaires, in Le Discours et le Code. Portalis, Deux siècles après le Code
Napoléon : Litec 2004, p. 29). L'intention des rédacteurs du Code
civil était claire : l'article 4 du Code civil n'avait pas à jouer
dans les matières pénales. Ces dernières étaient rigoureusement distinguées des
matières civiles. Pour celles-ci, où le débat existe entre deux ou plusieurs
citoyens, Portalis affirme : "on est forcé de prononcer ; de quelque
manière que ce soit, il faut terminer le litige". En revanche, dans les
matières criminelles où le débat est entre le citoyen et le public, en
l'absence d'infraction et de loi pénale applicable, "non seulement on
n'est pas forcé de juger, mais il n'y a pas même matière à jugement" (Portalis,
Discours préliminaire, préc.). Mais de prémisses
exactes, Portalis, abusé par une conception purement
"sanctionnatrice" du droit pénal, tirait des conclusions erronées. En
réalité, en l'absence d'incrimination, le juge pénal est "forcé de
prononcer" et il y a bien "matière à jugement" ; car
relaxer un prévenu, dont le comportement ne correspond pas aux incriminations
définies par la loi pénale, c'est encore appliquer la loi pénale et donc juger.
Comme tout juge, le juge pénal doit se livrer à une appréciation des éléments
de preuve, discuter l'application de la qualification aux faits et pour ce
faire interpréter la loi pénale. La jurisprudence semble désormais fixée en ce
sens : si jusqu'à la fin de la première moitié du XXe siècle, on trouve
des arrêts admettant la relaxe fondée sur le doute quant au sens du texte (Cass. crim., 19 oct. 1821 : S. 1821, chron. p. 105. – Cass. crim.,
5 juill. 1900 : S. 1903, 1, p. 549. – Cass. crim.,
13 avr. 1951 : D. 1951, 1, p. 348. – Cass. crim.,
31 mai 1951 : D. 1951, 1, p. 473), depuis, à chaque fois que
les juges du fond ont fondé la relaxe sur la signification incertaine de la
règle pénale, ils ont été censurés par la chambre criminelle pour déni de
justice au visa de l'article 4 du Code civil, car "le juge
pénal ne peut accorder au prévenu le bénéfice du doute, au motif que la loi
visée par la prévention est obscure ou que son interprétation est incertaine,
sans méconnaître ses obligations et violer l'article 4 du Code civil" (Cass. crim., 12 mars 1984,
n° 83-91.461 : JurisData n° 1984-700442 ; Bull. crim. 1984, n° 102 ; D. 1985, p. 1, note F. Warembourg-Auque. – Adde antérieurement Cass. crim., 21 oct. 1942, préc. – Cass. crim., 10 nov.
1959 : JCP G 1960, II, 11384, note Rodière ;
Bull. crim. 1959, n° 476, p. 920). Mais
le devoir d'interprétation du juge pénal rencontre pour limite le principe de
légalité, qui lui interdit de créer de nouvelles infractions. Aussi est-il
suggéré en doctrine de limiter la portée de ces derniers arrêts, en admettant
que le juge prononce la relaxe du prévenu, sans violer l'article 4 du Code civil, sur le fondement de
l'imprécision de la loi quand le texte définit si peu l'infraction qu'il
pourrait s'appliquer à des agissements n'appelant pas la réprobation sociale.
Dans un tel cas de figure, le juge dépasserait en effet les limites de
l'interprétation seule imposée par l'article 4 du Code civil, car il serait conduit
à définir lui-même les éléments constitutifs de l'infraction en contradiction
avec le principe de légalité (V. J.-H. Robert, Droit pénal général :
PUF, Thémis, 5e éd. 2006, p. 191. – P. Conte et P. Maistre du
Chambon, Droit pénal général : Armand Colin, U, 6e éd. 2002,
n° 123. – M. Daury-Fauveau, art. préc.). Telle est pratiquement la solution consacrée en
droit positif, dès lors que la chambre criminelle accueille, sur le fondement
de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
et de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen,
l'exception d'illégalité quand le texte répressif est par trop imprécis (Comp. l'exigence constitutionnelle de rédaction de la loi
pénale en termes suffisamment clairs et précis pour éviter l'arbitraire du
juge, depuis la décision fondatrice rendue les 19 et 20 janvier 1981, à
propos de la loi dite "sécurité-liberté" : Cons. const., déc. 19 et 20 janv. 1981, n° 80-127
DC : JurisData n° 1981-601435 ; JCP G
1981, II, 19701 note P. Franck). Mais on a pu avancer que l'admission de la
relaxe sur le fondement du bénéfice du doute sur le sens de la loi éviterait au
juge pénal de se livrer à un contrôle à peine déguisé de constitutionnalité
attentatoire au principe de la séparation des pouvoirs (M. Daury-Fauveau, art. préc.).
2) Les méthodes
d'interprétation
37. – D'un siècle postérieur au Code civil français, le Code civil suisse livre,
à son article premier, au juge une méthode en cas de difficulté
d'interprétation : “À défaut d'une disposition légale applicable, le
juge prononce (...) selon les règles qu'il établirait s'il avait à faire acte
de législateur”. Rien de tel à l'article 4 du Code civil, qui ne fournit aucune
directive au juge ; ce qui assure à cet article la plus large portée car
les méthodes d'interprétation sont dans la dépendance de la nature des règles à
interpréter.
38. – Loi civile – Relativement à l'interprétation de la loi civile, le
silence de l'article 4 du Code civil ne doit pas être imputé
à un quelconque manque d'idées des rédacteurs sur la question. Dans son
discours préliminaire, après avoir rappelé la distinction entre
l'interprétation par voie de doctrine et l'interprétation par voie d'autorité
seule interdite au juge, Portalis indiquait : "Quand la loi est
claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir
les dispositions. Si l'on manque de loi, il faut consulter l'usage ou l'équité.
L'équité est le retour à la loi naturelle, dans le silence, l'opposition ou
l'obscurité des lois positives". L'inscription initialement prévue dans le
projet de titre préliminaire de ces idées, notamment le recours au droit
naturel dans le silence de la loi, dut être abandonnée pour permettre
l'adoption de l'article 4 du Code civil (V. B. Beignier, Portalis et le droit naturel dans le Code
civil : Revue d'histoire des Facultés de droit et de Science juridique
1988, n° 6, p. 77). Après un XIXe siècle largement placé sous le
sceau de la méthode exégétique, la méthode d'interprétation face à un code
appelant adaptation est devenue (si elle ne l'a pas toujours été), conformément
aux vœux de Portalis, éclectique. Il ressort de l'examen du droit positif que
le juge fait appel, selon les besoins de la cause, à différentes méthodes
véhiculant des valeurs différentes, ce qui inscrit son acte d'interprétation
entre acte de connaissance et acte de volonté : la méthode historique
subjective ou exégétique – respectueuse du principe démocratique –, qui
s'attache à retrouver la volonté du législateur telle qu'elle ressort des
travaux d'adoption de la loi ; la méthode historique objective – plus
soucieuse de stabilité du droit –, qui dégage le sens du texte à partir du
contexte dans lequel il a été adopté ; la méthode téléologique – fondée
sur la recherche d'efficacité et l'intérêt public –, qui interprète la loi en
fonction du but qu'elle poursuit et la méthode systématique – convaincue de la
cohérence de l'ordre juridique –, qui découvre le sens d'un texte particulier
en étudiant l'ensemble dans lequel il est inséré. Selon les enjeux que présente
l'application de la règle à interpréter au regard de ces différentes valeurs,
le juge choisit telle ou telle méthode (V. P. Moor, op. cit.,
p. 170, qui rappelle qu'"il faudrait ajouter à ce catalogue deux
pseudo-méthodes : la littérale – le sens qui se dégage à la simple lecture
– et la logique – le sens résultant de critères tels que “a contrario”, “a
majore minus”, etc."). Les conventions tenant lieu de loi aux parties
qui les ont faites (C. civ., art. 1134), on observera sans
surprise que nombre des méthodes figurant dans ce catalogue se retrouvent au
sein de celles exposées dans les articles 1156 à 1164 du Code civil à propos de
l'interprétation des contrats par le juge, l'intérêt des parties se substituant
simplement à l'intérêt général pour guider le juge dans son travail
d'interprétation de cette loi particulière qu'est le contrat. Et
précisément parce que le contrat n'est qu'une loi particulière, son interprétation échappe,
sauf dénaturation, au contrôle de la Cour de cassation, l'interprétation
unificatrice de cette cour n'ayant alors aucun sens. Mais viennent à se
généraliser le contrat ou ses clauses (contrat-type, clause-type, convention
collective...) alors le contrôle de la Cour de cassation recouvre droit de cité (V. comm. F. Terré et Y. Lequette ss Cass., sect. réun.,
2 févr. 1808 : Dalloz, GAJ civ., 11e éd. 2000, t. 2,
n° 159, p. 108).
39. – Loi pénale – En ce qui concerne l'interprétation de la loi pénale, le
respect du principe de légalité, présenté précédemment comme une limite au
pouvoir d'interprétation du juge, trouve sa traduction dans l'exigence
d'interprétation stricte. Dégagée par la jurisprudence (V. par ex. Cass. crim., 1er juin 1977 : Bull. crim.
1977, n° 1988 : "Le juge répressif n'a pas le pouvoir de suppléer
par analogie ou induction aux silences ou aux insuffisances de la loi, ni d'en
étendre le champ d'application en dehors des cas limitativement prévus par le
texte") la solution est aujourd'hui consacrée par le nouveau Code pénal (C. pén., art. 111-4 : “La loi pénale est d'interprétation stricte”). Mais
interprétation stricte ne signifie pas pour autant interprétation restrictive
et ne commande pas, en cas de doute sur le sens de la loi pénale, une
interprétation systématiquement favorable au prévenu. C'est seulement, une fois
les ressources de l'interprétation épuisées et lorsqu'il ne peut compléter ou
éclaircir le texte de la loi pénale qu'"en application de choix
arbitraires" (P. Conte et P. Maistre du Chambon, op. et loc. cit.), que le doute doit conduire le juge à retenir que
le comportement du prévenu ne répond pas à l'incrimination de la loi et à
prononcer sur ce fondement la relaxe (V. supra n° 32).
40. – Loi étrangère – Pour la loi étrangère, que le juge français est tenu
d'appliquer en raison de sa désignation par la règle de conflit de lois
française, s'impose son application telle qu'elle l'est en fait à l'étranger.
La raison d'être de la règle de conflit de lois, qui poursuit la désignation de
la loi sur le fondement de laquelle les parties à la situation internationale
ont pu légitimement fonder leurs prévisions, commande cette application de la
loi étrangère dans le sens fixé par le droit positif étranger. Se pose moins
alors un problème d'interprétation que de connaissance du droit positif
étranger. Désormais tenu de rechercher le contenu du droit étranger, en
respectant le principe du contradictoire et au besoin en sollicitant le
concours des parties, le juge du fond doit justifier l'interprétation de la loi
étrangère qu'il retient sur la base des documents, qui l'auront convaincu de
l'état du droit positif à l'étranger. Cette interprétation échappe en principe
au contrôle de la Cour de cassation, sauf dénaturation matérielle du sens clair
et précis des documents versés au débat (V. pour une application récente, Cass.
1re civ., 14 févr. 2006 : Rev. crit. DIP 2006, p. 833, note S. Bollée). Encore
cette dénaturation des documents peut-elle échapper à la censure de la Cour de
cassation quand le juge du fait l'aura justifiée par la non-conformité de ces
documents au contenu réel du droit positif étranger, qu'il aura dûment établi.
À l'inverse, quand le juge du fond s'en sera tenu au certificat de coutume
produit par une des parties, sans vérifier sa fidélité à l'état réel du droit
positif étranger, sa décision pourra encourir la censure sur le terrain du
contrôle des motifs pour risque de "dénaturation intellectuelle" (sur
cette notion, V. H. Motulsky, L'évolution récente de la condition de la loi
étrangère, Mél. R. Savatier : Dalloz 1965,
p. 681, spécialement p. 702) du sens clair et précis du droit
étranger non fidèlement rapporté par le document. Enfin, quand il résultera des
recherches du juge que le sens du droit positif n'est pas fixé à l'étranger, on
peut avancer qu'il vaudrait mieux alors pour le juge français ne pas se livrer
à sa propre interprétation de la loi étrangère et revenir à la loi du for dans
sa vocation subsidiaire : à défaut d'un droit positif étranger fixé, les
parties n'ayant pu fonder aucune prévision sur ce droit, la règle conflit de
lois française ne peut assumer sa fonction et son autorité n'est plus en cause
(V. en ce sens, H. Muir Watt, note ss Cass.
1re civ., 1er juill. 1997, Sté Africatours : Rev. crit. DIP 1998,
p. 292. – Sur l'ensemble de la question, B. Ancel et Y. Lequette, comm. ss Cass. 1re civ.,
21 nov. 1961, Montefiore : GAJFDIP 2006, p. 307 et H. Muir Watt,
note crit. préc. ss Cass. 1re civ.,
21 nov. 2006. – E. Fohrer-Dedeurwaerder, JCl. Droit international , Fasc.
539-10 et Fasc. 539-20 ou Civil Code, Art. 3, fasc. 60 et fasc. 62, préc.).
41. – Traités – S'agissant des traités, investi du pouvoir et du devoir
d'interpréter le traité applicable à l'espèce sans avoir, en cas de difficulté
d'interprétation, à en référer au ministre des Affaires étrangères, le juge
n'en reste pas moins tenu de motiver sa propre interprétation, dès lors qu'il
ne se retranche pas derrière la théorie de l'acte clair. Or, en vertu du
principe de supériorité des traités sur les normes internes, le juge est alors
tenu d'appliquer les principes et méthodes d'interprétation des traités
codifiés par les Conventions de Vienne sur le droit des traités (V. B. Oppetit, note préc.), sous la
réserve importante de l'existence d'organismes habilités à veiller au respect
de ces instruments internationaux et à leur interprétation (V. infra n° 42, 44 et 79). Par ailleurs, si
l'interprétation unilatérale donnée par le Gouvernement ne s'impose plus au
juge, il demeure lié en revanche par une interprétation authentique qui prend
la forme d'un nouveau traité ratifié ou approuvé et publié par décret du
président de la République. Il y a alors nouvelle règle, elle-même susceptible
de nouvelles interprétations (V. D. Allard, Jamais, parfois, toujours,
réflexions sur la compétence de la Cour de cassation en matière
d'interprétation des conventions internationales : RGDIP 1996,
p. 599). Et, sauf à revêtir un caractère expressément interprétatif,
cette règle conventionnelle nouvelle ne s'appliquera pas aux affaires en cours (V.
B. Ancel et Y. Lequette, note ss CE, ass., 29 juin 1990 et Cass. 1re civ.,
19 déc. 1995 : GAJFDIP 2006, p. 704).
b) Les
altérations contemporaines du devoir judiciaire d'interprétation
42. – Depuis 1804, la lettre de l'article 4 du Code civil est restée
inchangée mais sa portée, même sur le seul terrain de l'interprétation ici
appréhendé, a considérablement évolué consécutivement aux transformations de
l'office du juge (1) et à la réapparition du phénomène du rescrit – institution
apparue sous l'Empire romain consistant en une réponse donnée par écrit par
l'Empereur ou le Conseil impérial à un particulier ou à un magistrat
relativement à une consultation sur un point de droit – (B. Oppetit, La résurgence du rescrit : D. 1991, chron. p. 105, reproduit in Droit et modernité :
PUF 1998, p. 153), en réponse à la complexification croissante du
droit (2).
1) Altérations liées aux
transformations de l'office du juge
43. – Déclinaison
de l'office du juge – L'office du juge
n'est plus un, il se décline : résolution des litiges mais aussi
médiation, conciliation, composition des intérêts, modération, homologation des
accords, contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité... (V. notamment F. Ost, Juge-pacificateur, juge-arbitre, juge-entraîneur : trois
modèles de justice, in Fonction de juger et pouvoir judiciaire, transformations
et déplacements, P. Gérard, F. Ost, M. Van de Kerchove (dir.) : Publication des Facultés universitaires
de Saint-Louis 1983, p. 1. – M.-A. Frison-Roche, Les offices du juge,
Écrits en hommage à Jean Foyer : PUF 1997, p. 463. – D. Salas, Le
juge aujourd'hui, in Mots de la justice : PUF, Droits n° 34, 2001,
p. 61). Cette diversification de l'office du juge se traduit tantôt
par un recul du devoir d'interprétation, tantôt par une transformation de ce
devoir.
44. – Il y a recul
de la jurisdictio et du devoir
d'interprétation quand les parties confient au juge une mission d'amiable
composition, ce dernier pouvant alors trancher le différend sans dire le droit (CPC, art. 12, al. 4). Recul
encore, quand les parties lient le juge par les qualifications et les points de
droit auxquels elles entendent limiter le débat (CPC, art. 12, al. 3), le pouvoir
et le devoir d'interprétation du juge étant alors contenus. Recul toujours,
quand la loi confère au juge la possibilité d'assouplir la règle de droit en
usant de son pouvoir modérateur (C. civ., art. 1152, al. 2).
45. – Il y a
transformation du devoir d'interprétation lorsque le juge est tenu d'appliquer
un droit flou formulé en termes d'objectifs, directives et recommandations ou
sous formes de principes chargés de valeurs morales et d'intérêts plus ou moins
diffus, qui ont certes de tout temps existé mais qui aujourd'hui se
multiplient (égalité, bonne foi, intérêt de l'enfant, intérêt de la famille,
bon père de famille, etc.). Faute de "pré-détermination"
de la règle, le juge est chargé de "co-déterminer",
voire de "sur-déterminer" cette dernière (V.
G. Timsit, Archipel de la norme, Les voies du
droit : PUF 1997, p. 146). La règle de droit ne précède plus en
ce cas le juge, mais résulte de l'application qu'il en fait. Ce n'est plus
une règle de droit préexistante et identifiée que le juge doit appliquer (CPC, art. 12, al. 1er) et
interpréter (C. civ., art. 4), mais une
solution équitable conforme à des principes réputés généraux, qu'il rend après
avoir pesé des intérêts matériels, particuliers et contradictoires (V. J.
Chevallier, L'État post-moderne : Dr. et société 2004, n° 35,
p. 123. – A. Bolze, Codification et procédure
civile, in Le Nouveau Code de procédure civile (1975-2005), J. Foyer et C. Puigelier (dir.) : Economica
2006, p. 95). Mais ne s'agit-il que d'une transformation du devoir
d'interprétation ou assiste-t-on à la disparition de ce dernier au bénéfice de
l'invention pure et simple de la règle de droit ? L'évolution indiquée
n'est pas sans danger : "Comment asseoir encore la sécurité juridique
sur la compétence liée de l'interprète à l'égard des textes lorsque ceux-ci
sont insignifiants ? Comment, même en les époussetant, user encore des
méthodes d'interprétation textuelle quand le texte lui-même invite l'interprète
à en inventer le sens ?" (P. Martens, Théories du droit et pensée
juridique contemporaine : Larcier 2003, p. 214). Il faut enfin
rappeler qu'en refusant d'exercer un contrôle de conformité des lois aux
traités internationaux dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité, le
Conseil constitutionnel (Cons. const., déc.
15 janv. 1975, n° 75-54 DC, IVG : JurisData n° 1975-900007) a conduit les juridictions administratives et judiciaires à affirmer un nouvel
office : le contrôle de conventionnalité. Or, c'est au nom de
l'interdiction du déni de justice que le Procureur général Touffait invitait, dans ses conclusions sur l'arrêt Jacques Vabre (Cass. ch. mixte,
24 mai 1975 : Bull. civ. 1975, ch. mixte, n° 4 ; D. 1975, jurispr. p. 497 s., spécialement p. 502), les
magistrats judiciaires à exercer ce contrôle. Après avoir rappelé le
considérant de la décision IVG selon lequel : "si les dispositions de
l'article 55 de la Constitution confèrent aux traités une autorité supérieure à
celle des lois, elles n'impliquent pas que le respect de ce principe doive être
assuré par le Conseil constitutionnel", le Procureur général en effet
poursuivait en ces termes : "On peut donc conclure de cette prise de
position du Conseil constitutionnel qu'il doit l'être par les juridictions
auxquelles ce problème est posé, et il leur appartient, sous peine de déni de
justice, d'y répondre". C'est ainsi au nom de l'interdiction du déni de justice
que le juge français a été conduit à écarter la loi interne française, même
postérieure, interprétée comme contraire aux traités (V. O. Dutheillet de Lamothe, Contrôle de constitutionnalité et
contrôle de conventionnalité, in Juger l'administration, administrer la
justice, Mél. D. Labetoulle : Dalloz 2007,
p. 315).
2) Altérations liées à la
"résurgence du rescrit"
46. – Multiplicité
des interprètes – En 1804, l'article 4 du Code civil n'avait pu réserver un
monopole d'interprétation de la loi au juge. C'est seulement en 1837 que, dans
la concurrence opposant le juge au législateur à propos de l'interprétation des
lois, le juge judiciaire se vit octroyer un tel pouvoir exclusif. Toutefois,
parce que limité au cadre du procès, ce monopole n'a jamais interdit au
législateur d'avoir légitimement le dernier mot en matière d'interprétation.
Libre à lui, notamment, de briser une jurisprudence ou d'adopter une loi
interprétative. Quant à la pratique plus contestable des lois de validation,
qui interviennent alors qu'un procès est en cours, elle est désormais
strictement encadrée par les jurisprudences convergentes européenne,
constitutionnelle, judiciaire et administrative, lesquelles subordonnent la
licéité des mesures législatives validant un acte objet d'un litige en cours à
l'existence d'un "motif impérieux d'intérêt général" (sur la
responsabilité de l'État qui, à défaut d'un tel motif, peut être engagée du
fait d'une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux, ici
l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, V.
D. Simon, La jurisprudence récente du Conseil d'État : le grand ralliement
à l'Europe des juges : Europe 2007, comm. 3,
spécialement n° 8 à 13 et infra n° 86). Mais, avec le passage d'un État
légicentriste à un État placé sous le sceau du pluralisme des sources de droit,
de leur constitutionnalisation et de leur internationalisation, s'est adjointe
à la concurrence du législateur en matière d'interprétation celle de nombreux
autres interprètes autorisés du droit, à savoir : le Conseil
constitutionnel – auquel il n'appartient "de procéder à l'interprétation
du texte qui lui est déféré que dans la mesure où cette interprétation est
nécessaire à l'appréciation de sa constitutionnalité" (Cons. const., déc.
24 juill. 1991, n° 91-298 DC : JO 26 juill.
1991), mais qui dirige de fait l'interprétation des juges ordinaires,
grâce à la technique des réserves d'interprétation consistant à déclarer non
contraires à la Constitution les dispositions d'une loi à la condition qu'elles
soient interprétées d'une certaine façon (sur cette technique, qui présente le
danger d'un double empiètement sur le pouvoir du législateur et sur le pouvoir
d'interprétation des juges administratifs et judiciaires, mais qui peut
également être perçu comme l'outil d'un dialogue entre juge constitutionnel et
juges ordinaires, V. R. Libchaber, Réserves
d'interprétation et office du Conseil constitutionnel : RTD civ. 1997,
p. 785) – ; la Cour de justice de l'Union européenne pour
l'interprétation du droit de l'Union ; la Cour européenne des droits de
l'homme pour l'interprétation de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme ; l'Administration chargée d'appliquer le droit, mission
impliquant l'interprétation et les autorités administratives indépendantes,
tout à la fois investies d'un pouvoir d'édiction, d'application, de sanction et
d'interprétation du droit. La complexification consécutive du droit
"engendre inévitablement l'incertitude du droit" et nourrit
"l'angoisse de l'usager du droit", demandeur impatient
d'interprétation du droit en dehors même de tout procès (B. Oppettit, La résurgence du rescrit, art. préc., in Droit et modernité, op. cit.,
p. 164). Face à la multiplicité des interprètes, il n'empêche que, si
un litige s'élève, c'est au juge qu'il incombera de faire prévaloir une
interprétation et il demeure que c'est "par la voie judiciaire que se fixe
l'interprétation des lois de droit privé" (B. Oppetit,
L'essor des réponses ministérielles : D. 1974, chron.
p. 107, reproduit in Droit et modernité, op. cit., p. 137, spécialement p. 148).
Aussi, assiste-t-on aujourd'hui à la résurgence d'une demande de rescrit
pouvant émaner des juges du fond ou du droit, soit à des fins de gain de temps,
soit à des fins d'interprétation unifiée du droit, soit les deux (en plus des
interrogations adressées pour avis, dans des domaines au caractère technique
accusé, à des autorités administratives indépendantes et "expertes",
telles qu'avant 2003 la Commission des opérations de bourse et le Conseil de la
concurrence).
47. – Saisines pour avis – À la suite de la loi du 24 décembre 1987 créant la
saisine pour avis devant le Conseil d'État, la loi du 15 mai 1991 a
instauré une procédure du même type devant la Cour de cassation. Dans le but de
permettre l'unification plus rapide de l'interprétation de la règle de droit et
de prévenir le contentieux lié aux incertitudes du droit objectif, aux termes
de l'article L. 151-1, alinéa 1er de l'ancien Code de l'organisation
judiciaire, repris par l'article L. 441-1 du nouveau Code de l'organisation
judiciaire, avant de statuer sur une question de droit nouvelle,
présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les
juridictions inférieures ont la faculté, par une décision non susceptible de
recours, de solliciter l'avis de la Cour de cassation (la nouvelle formulation
de l'article ne prévoit plus l'obligation pour la Cour de cassation de se
prononcer dans un délai de trois mois à compter de sa saisine, ce qui est
significatif du succès de cette procédure mais peu conforme à l'objectif
de rapidité initialement recherché). Cet avis ne lie pas le juge qui en a
formulé la demande et n'appelle pas la qualification d'acte juridictionnel,
sauf à se satisfaire d'un critère purement organique. L'avis, rendu in
abstracto sur une question de droit (dans toute la mesure du
possible mais dans la seule mesure du possible, car c'est toujours en vue
d'une difficulté particulière précisée par les faits que le texte normatif
appelle interprétation), ne prend pas en effet directement parti sur le litige
et il appartient à la seule juridiction l'ayant sollicité de statuer in concreto. Abstraction faite de la question de savoir si
ces avis portent atteinte à la prohibition des arrêts de règlement inscrite à
l'article 5 du Code civil (sur ce point et sur
les avis spontanés de la Cour de cassation, V. JCl. Civil Code, Art. 5),
il importe ici de souligner l'incidence de ces avis sur le pouvoir et le devoir
de jurisdictio des juridictions du fond.
Certes, théoriquement, l'avis n'ayant qu'une valeur doctrinale, la juridiction
l'ayant sollicité statue en toute indépendance. Mais, en réalité, le caractère
non obligatoire de l'avis dissimule mal l'influence qu'il ne manquera pas
d'exercer sur le juge destinataire de l'avis (sans compter celle exercée sur
les autres juridictions du fond du fait de sa publication au Bulletin des
arrêts de la Cour de cassation et au Bulletin d'information de la Cour de
cassation). Ainsi dans l'hypothèse où le juge du fond ayant sollicité l'avis se
sera rangé à l'opinio juris de la Cour de cassation, il rendra un acte juridictionnel par lequel il
tranchera le litige, mais il n'aura pas interprété lui-même la règle de
droit. Aussi a-t-on pu écrire que la procédure de saisine pour avis invite à
"une lecture sensiblement différente de l'article 4 du Code civil, le juge du fond qui se
heurte au silence, à l'obscurité ou à l'insuffisance de la loi
pouvant maintenant, pour peu que la question de droit réponde aux
conditions définies par le législateur, recueillir l'avis de la Cour de
cassation avant que de juger" (J. Moury,
art. préc., spécialement p. 304 et 305).
Mais il est vrai que, de façon moins négative, on peut voir dans cette
procédure la manifestation d'"une sorte de philosophie préventive de la
coopération, s'exprimant ici dans un dialogue des juges, qui est assez dans
l'esprit de l'évolution contemporaine de la procédure civile" (L. Cadiet, La légalité procédurale en matière civile, Cycle
droit et technique de cassation à la Cour de cassation, Troisième conférence du
6 février 2006, accessible sur le site de la Cour de cassation :
http : //www.courdecassation.fr/ formation_br_4/ 2006_55/ technique_cassation_6796.html,
mais l'auteur poursuit : "Qu'elle ait apporté toute la satisfaction
qui en était attendue est une autre affaire". – Adde,
P. Chauvin, La saisine pour avis, in L'image doctrinale de la Cour de
cassation : Doc. fr. 1994, p. 109).
48. – Renvoi préjudiciel en interprétation
du droit de l'Union – La même
philosophie – en vertu de laquelle, dans le dialogue, le juge qui aura le
dernier mot est invité à l'exprimer le plus vite possible, ce qui présente le
risque de pouvoir dégénérer en un monologue autoritaire – anime le mécanisme du
renvoi préjudiciel en interprétation du droit communautaire devant la Cour de
justice de l'Union européenne. L'article 267 du Traité sur le fonctionnement de
l'Union européenne (TFUE) dispose que lorsqu'une question relative à l'interprétation
d'une norme de l'Union “est soulevée devant une juridiction d'un des États
membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point
est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur
cette question”. Mais, il ajoute que “lorsqu'une telle question est
soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les
décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit
interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour”. Facultatif pour
les juridictions nationales du fond, qui n'entretiennent aucun lien
institutionnel avec la CJUE, le renvoi préjudiciel ne saurait être analysé
comme une question préjudicielle et apparaît comme un mécanisme de coopération
à des fins unificatrices et surtout accélérées d'interprétation (V. F.-C.
Jeantet, Originalité de la procédure d'interprétation du Traité de Rome :
JCP G 1966, I, 1987, pour lequel cette institution relèverait du jus publice respondendi). Quant aux juges nationaux
statuant en dernier ressort, certes pas plus liés institutionnellement à la
CJUE que les juges du fond, ils sont en principe tenus de solliciter son
interprétation du droit européen, assurée ainsi d'unité dans tous les États
membres et ils ne peuvent s'en abstenir que lorsque la disposition à
interpréter "ne laisse place à aucun doute" (CJCE, 6 oct.
1982, aff. 283/81, CILFIT : Rec. CJCE 1982, I,
p. 3415) ou lorsque la question d'interprétation a déjà été posée (CJCE,
27 mars 1963, aff. C-28 à 30/62, Da Costa :
Rec. CJCE 1963, I, p. 75). Dans tous les cas, quoique rendues en la
forme juridictionnelle, les décisions de la Cour de justice sont, dans le fond,
à l'instar des avis de la Cour de cassation dans l'ordre interne, une réponse in
abstracto à la seule question de droit posée. Mais ici, en l'absence de
lien hiérarchique entre les juridictions, l'autorité et la supériorité des
décisions de la CJUE sont celles que ces arrêts, "qui font corps"
avec le droit communautaire, "empruntent à ce droit, à raison de la
primauté du traité sur les législations internes. Organiquement, il y a
exclusivité, non supériorité" (F.-C. Jeantet, art. préc., spécialement n° 5).
49. – Chaîne des interprétations – Quoi qu'il en soit, les altérations du
devoir d'interprétation du juge, réalisées par la résurgence des rescrits, ne
doivent pas être surestimées car la chaîne des interprétations, à la différence
du procès qui doit être définitivement réglé, ne saurait être interrompue pas
plus par un législateur combatif que par une Haute juridiction nationale ou par
une juridiction supranationale. Les interprétations délivrées, notamment sur
rescrit, enrichissent simplement le texte originel et constituent la base
textuelle à partir de laquelle devront s'exercer les interprétations
judiciaires à venir dans de nouveaux procès. Tenu de rendre la justice en
application des règles de droit, le juge doit les interpréter quels que soient
leur source et leur degré de précision. Mais quelles sanctions encourt-il, s'il
manque à ce devoir ?
50. – L'abondante jurisprudence précédemment analysée atteste que le déni de
justice est devenu un moyen d'ouverture à cassation. Pourtant ce n'est pas la
sanction de la décision mais la sanction du juge, qu'envisage la lettre de
l'article 4 du Code civil. Il n'y a pas lieu de
s'étonner de ce déplacement de l'objet de la sanction du déni de justice, du
juge vers sa décision, car la sanction pénale prévue par l'article 4 du Code civil est attachée au seul
refus de juger, quelle qu'en soit la cause. Or, à côté de cette hypothèse
exceptionnelle appelant une sévère sanction du juge (1°), le plus souvent, pour
le justiciable convaincu d'un simple mal jugé, la meilleure réparation à
accorder peut se limiter à une réparation en nature, c'est-à-dire à la
réformation de la décision (2°).
51. – Éléments
d'histoire – "Rendre la justice a
toujours été considéré comme la première fonction de l'État ou de ceux, qui aux
époques d'éclipse de l'État, en étaient les substituts" (M. Waline, préf. Thèse L. Favoreu, op. cit., p. III). Aussi le déni de justice a de
tout temps été sévèrement réprimé. Ainsi, à l'époque féodale, le vassal
était-il délié de tout lien de "foi et obéissance" envers son
seigneur féodal quand il était prouvé que ce dernier avait refusé de rendre
justice. Déclaré vassal du seigneur supérieur, si celui-ci refusait à son tour
la justice, le plaignant pouvait monter à l'échelon supérieur et ce jusqu'au
Roi. Cette procédure de l'appel pour "défaute de
droit " fut reprise par l'ordonnance de 1667, qui en élargit le domaine à
tous les juges, soit non plus seulement seigneuriaux mais également
royaux. Désormais, la preuve du déni de justice entraînait l'allocation de
dommages et intérêts au requérant. C'est cette procédure de prise à partie
motivée par le déni de justice, organisée par l'ordonnance de 1667, que les
codificateurs reprirent et ils en doublèrent la sanction en l'introduisant tant
dans le Code de procédure civile que dans le Code pénal, auquel renvoie
précisément l'article 4 du Code civil (sur l'histoire du déni
de justice, V. L. Favoreu, Thèse préc.,
p. 5). La lettre de l'article 4 du Code civil est restée inchangée et
les poursuites pénales contre le juge “coupable” de déni de justice
demeurent, sur la base de l'article 434-7-1 du nouveau Code pénal,
possibles (a). Quant à l'article 505 de l'ancien Code de procédure civile,
qui prévoyait sur le terrain de la responsabilité civile la possibilité d'une
prise à partie du juge, il ne peut plus jouer que pour les magistrats non
professionnels, la prise à partie des magistrats professionnels ayant été
remplacée par un mécanisme de responsabilité indirecte (b).
52. – Un caractère
symbolique – L'article 4 du Code civil menace de poursuites
pénales le juge qui refusera de juger. Incriminé par l'article 185 de l'ancien
Code pénal, oublié par les rédacteurs du nouveau Code pénal, le déni de justice
y a été réintroduit (C. pén., art. 434-7-1) par la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 (JO
23 déc. 1992). Presque jamais appliquée, cette incrimination a
surtout, à défaut de mise en œuvre, une portée symbolique. La circulaire
administrative du 14 mai 1993 commentant les nouvelles dispositions le
souligne : “le législateur a en effet considéré que cette incrimination
devait être conservée en raison de son caractère symbolique, bien qu'elle ne
soit jamais appliquée par les tribunaux” (Circ. CRIM. n° 93-9/FI,
14 mai 1993). Le maintien de cette incrimination est d'autant
plus remarquable que les articles 4 et 5 du Code civil apparaissent
indissociables (B. Beignier, Les arrêts de
règlement : Droits 1989, n° 9, p. 45. – R. Libchaber, Les articles 4 et 5 du Code civil ou les devoirs
contradictoires du juge civil, in Le titre préliminaire du Code civil :
Economica 2003, p. 146). Ainsi, pour les rédacteurs du Code civil,
soucieux de voir les juges assumer tous leurs pouvoirs et devoirs, mais ne
pas empiéter pour autant sur le pouvoir souverain du législateur, la violation
de ces articles, qu'il s'agisse de la prohibition du déni de justice pour
l'article 4 ou de l'interdiction des arrêts de règlement pour l'article 5,
était si grave que des sanctions pénales devaient les assortir tous les deux
(s'agissant de l'article 4, les codificateurs durent seulement concéder aux
défenseurs du référé législatif – dont Cambacérès – hostiles au pouvoir de
création jurisprudentielle et à l'article 4 qui le libérait, le caractère
facultatif des poursuites ; sur ce point V. Y.-L. Hufteau, op. cit., p. 94).
Or, si le législateur contemporain a lors de la réforme du Code
pénal maintenu l'infraction relative au déni de justice, il a en revanche
décidé d'abroger celle relative à l'arrêt de règlement. Certes l'abrogation de
celle-ci et la conservation de celle-là pouvaient s'expliquer au regard des
sanctions attachées à ces deux infractions : la sanction de la dégradation
civique pour l'incrimination de forfaiture attachée à l'interdiction des arrêts
de règlement apparaissait bien sévère, alors que les peines correctionnelles
attachées au déni de justice pouvaient être plus aisément maintenues (V.
la distinction rappelée par la chambre d'accusation de la cour d'appel de
Paris, CA Paris, 17 nov. 1986 : JurisData n° 1986-028763 :
"Le déni de justice, puni d'une simple amende, ne constitue pas ou n'est
pas susceptible de constituer une éventuelle forfaiture"). Mais, avant
tout, comme indiquait Madame Frison-Roche dans une précédente édition de ce
fascicule, "cette divergence dans l'évolution des conséquences pénales
attachées initialement aux articles 4 et 5 exprime le déclin de l'interdiction
contenue dans l'article 5 pour le juge de s'affirmer comme source de droit
alors que son obligation mentionnée dans l'article 4 de répondre aux demandes
en justice, ne cesse de croître".
53. – Conditions – Il demeure que les conditions prévues par le texte de
l'article 434-7-1 de nouveau Code pénal n'en facilitent guère la mise en œuvre.
L'infraction suppose une condition préalable : le juge doit avoir été
requis de rendre la justice et avoir persévéré dans son déni après
avertissement ou injonction de ses supérieurs. Il faut donc que le juge refuse
volontairement de statuer, c'est-à-dire que sa mauvaise foi soit établie. Le
texte ne précise ni la qualité de ces supérieurs, ni la forme ou les délais de
l'avertissement. Quant au refus de juger, il doit s'agir d'un déni total de
rendre la justice aux justiciables. Ainsi, le juge satisfait l'obligation qui
lui est faite dès qu'il rend une décision même si, par cette décision, il
oppose son incompétence ou une fin de non-recevoir. Il a encore été jugé qu'une
décision de classement sans suite prise par le procureur en application de l'article 40 du Code de procédure pénale ne
constituait pas un déni de justice (Cass. crim., 6 juill. 1982,
n° 82-92.446 : Bull. crim.
1982, n° 181 ; Gaz. Pal. 1983, 1, p. 32, note J.-P.
Doucet ; Rev. sc. crim.
1983, p. 254, obs. A. Vitu).
54. – Prise à
partie – Sur le plan civil, jusqu'en
1972, la responsabilité de tous les juges de l'ordre judiciaire était régie par
les articles 505 à 516 de l'ancien Code de procédure civile,
qui organisaient la procédure de la prise à partie dans des cas limitativement
énumérés, dont l'hypothèse du déni de justice. Une définition un peu plus large
du déni de justice qu'en matière pénale était retenue, puisque l'article 506 de
ce code ne visait plus uniquement le refus de répondre aux requêtes mais
également “la négligence ou le retard apporté au jugement des affaires en
état et en tour d'être jugées”. L'ancien Code de procédure civile classait
cette procédure parmi les voies de recours, mais en réalité cette
procédure ne tendait pas à la réformation, à la rétractation ou à l'annulation
de la décision mais à la condamnation à des dommages-intérêts du juge et à
partir de 1933 de l'État civilement responsable du magistrat, l'État pouvant
exercer une action récursoire contre le juge. La procédure n'a guère été usitée
en raison des difficultés liées à sa mise en œuvre et des risques auxquels
s'exposait le plaignant. Était notamment requise l'autorisation préalable du
premier président de la cour d'appel, lequel statuait après avoir pris l'avis
du procureur général et devait vérifier la vraisemblance des griefs formulés
contre le juge (V. par ex., à propos d'une requête tendant à prendre à partie
le président d'un tribunal de commerce rejetée par le premier président d'une
cour d'appel, Cass. 1re civ., 3 juill. 1990, n° 90-01.004 : JurisData n° 1990-702373 ;
Bull. civ. 1990, I, n° 188 ; Gaz. Pal. 1991, 1, somm.
p. 156, obs. S. Guinchard
et T. Moussa). Quant au
justiciable débouté, s'il ne pouvait plus être condamné à une amende, il
s'exposait toujours à devoir payer des dommages et intérêts. La procédure de
prise à partie ne joue plus depuis la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 complétée
par la loi organique n° 79-43 du 18 janvier 1979(JO 19 janv.
1979) que pour les magistrats non professionnels puisque, concernant les
magistrats (professionnels) de l'ordre judiciaire, l'article L. 781-1 de
l'ancien Code de l'organisation judiciaire a alors pris le relais (abrogé et
recodifié, Ord. n° 2006-673, 8 juin 2006 : COJ, art. L. 141-1 et L. 141-2,
eux-mêmes modifiés, L. n° 2007-1787 du 20 déc. 2007 relative à la simplification du droit : COJ, art. L. 141-1, L. 141-2 et L. 141-3)–
V. rejetant le pourvoi contre une ordonnance du premier président de la cour
d'appel de Caen déclarant irrecevable la prise à partie contre un magistrat du
tribunal de grande instance d'Argentan : Cass. 1re civ., 1er juill. 1997, n° 96-01.011).
Pour les premiers, il semble bien que la disparition de cette procédure un
temps attendue (V. S. Guinchard et T. Moussa, obs. préc.) ne soit pas (ou plus) à l'ordre du jour : faute d'adoption de dispositions
législatives propres à la responsabilité pour faute personnelle des magistrats
non professionnels, le décret n° 2006-1805 du 23 décembre 2006 (JO 31 déc. 2006), entré en vigueur le 1er janvier 2007, a en
effet apporté aux articles de l'ancien Code de procédure civile les
modifications appelées par le cantonnement de la prise à partie aux magistrats
non professionnels (CPC, art. 366-1 à 366-9). Le mécanisme
n'a pas été allégé et concernant plus particulièrement la prise à partie pour
déni de justice, l'article 366-9 du Code de procédure civile exige
toujours, à peine d'irrecevabilité de la requête, la production de deux
sommations de juger délivrées par huissier de justice au greffe de la
juridiction, qui transmet au juge, la sommation étant réitérée passé un délai
de huit jours.
55. – Pour les
magistrats professionnels, le nouveau régime général de responsabilité issu des
lois de 1972 et 1979 organise un mécanisme de responsabilité indirecte. La
responsabilité de l'État peut être engagée pour fonctionnement défectueux de la
justice uniquement sur le fondement de la faute lourde ou du déni de justice et
la responsabilité individuelle du juge pour faute personnelle rattachable au
service public de la justice ne peut être engagée que sur l'action récursoire
de l'État.
56. – Responsabilité de l'État pour
fonctionnement défectueux de la justice – Aux
termes de l'article L. 781-1 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire
(aujourd'hui COJ, art. L. 141-1), l'État est
tenu de réparer le dommage causé par les dysfonctionnements de l'appareil
judiciaire. Toutefois, dans un souci d'équilibre entre la nécessaire
responsabilité du fait de l'institution judicaire et le respect non moins
nécessaire de l'indépendance de la justice, seuls la faute lourde ou le déni de
justice sont susceptibles de déclencher cette action en responsabilité. En
visant les principes généraux régissant la responsabilité de la puissance
publique mais en s'inspirant vraisemblablement de la loi de 1972, le
Conseil d'État a consacré une solution analogue dans l'arrêt Darmont,
qui retient qu'une faute lourde commise dans l'exercice de la fonction
juridictionnelle mais ne résultant pas du contenu de la décision est
susceptible d'ouvrir droit à indemnité (CE, ass., 29 déc. 1978,
n° 96004 : AJDA 1979, p. 45, note M. Lombard).
Les deux régimes de responsabilité retiennent l'exigence de la faute lourde,
alors que l'hypothèse du déni de justice – par trop liée à la prise à partie,
qui n'a jamais concerné que les magistrats de l'ordre judiciaire –, n'est pas
visée par le Conseil d'État dans l'arrêt Darmont. En vérité, à l'époque
de cet arrêt, le déni de justice, tel que défini étroitement à l'article 4 du Code civil et constitutif d'un
manquement grave du juge à ses devoirs, a pu paraître au Conseil d'État absorbé
par la notion de faute lourde, d'autant plus facilement qu'ainsi strictement
défini : "le cas du déni de justice présente l'avantage de ne pas
poser problème du point de vue de l'autorité de chose jugée, puisqu'on reproche
à la justice l'absence même de chose jugée" (G. Wiederkehr,
La responsabilité de l'État et des magistrats du fait de la justice, in La
responsabilité des gens de justice : Justices 1997, n° 5, p. 13,
spécialement p. 21). La faute lourde a été jusqu'à récemment appréciée
restrictivement par les deux ordres de juridictions. La Cour de cassation ayant
défini la faute lourde comme "celle qui a été commise sous l'influence
d'une erreur tellement grossière, qu'un magistrat normalement soucieux de ses
devoirs n'y aurait pas été entraîné" (Cass. 1re civ., 20 févr. 1996, n° 94-10.606 : JurisData n° 1996-000545 ; JCP G 1996, IV, 88 ; Bull. civ. 1996, I,
n° 94. – Cass. 2e civ., 10 juin 1999, n° 97-11.780 : JurisData n° 1999-002445 ; Bull. civ.
1999, II, n° 116) ou celle révélant "une intention de nuire de
celui dont le justiciable critique les actes" (CA Paris, 1er avr.
1994 : JurisData n° 1994-021357 ; D. 1994,
inf. rap. p. 125) ou bien encore celle qui procède d'un comportement
"anormalement déficient" et montre "une inaptitude ou des
méconnaissances graves et inexcusables des devoirs essentiels du juge dans
l'exercice de ses fonctions" (TGI Paris, 22 juill. 1999 : D.
1999, inf. rap. p. 214), les décisions de rejet sur le fond sont les
plus nombreuses (CA Paris, 1re ch., sect. A, 3 avr. 1995, Gossot c/ Agent judiciaire du Trésor : JurisData n° 1995-023432. – TGI Paris,
1re ch., 5 févr. 1992, François Amstad c/
Agent judiciaire du Trésor : JurisData n° 1992-603412 ; Gaz. Pal.
1995, 2, somm. p. 264). La faute lourde a
toutefois été retenue dans l'hypothèse de transmission à la presse d'un rapport
interne d'un procureur général, alors que l'instruction était ouverte (TGI
Paris, 3 avr. 1996 : JurisData n° 1996-600940 ; Gaz. Pal.
21 nov. 1996, p. 584) ou de disparition des pièces de procédure
en l'absence de copies par le juge d'instruction (TGI Paris, 5 janv.
2000 et 24 janv. 2001, in Conclusions de M. de Gouttes sur Cass. ass. plén.,
23 févr. 2001 : Bull. inf. C. cass. 2001,
p. 16). Finalement, dans les années 1990, des décisions des
juridictions du fond de l'ordre judiciaire devaient annoncer une conception
plus libérale de la faute lourde, non plus subjectivement définie par rapport
au comportement du magistrat mais objectivement appréhendée au travers des
actes ou faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à
remplir sa mission (V. infra n° 85 et 86). La même évolution a été
perceptible relativement à l'hypothèse du déni de justice. Retenu d'abord dans
le cas "où le juge refuse de répondre aux requêtes ou ne procède à aucune
diligence pour instruire ou faire juger les affaires en temps utile" (CA
Paris, 6 sept. 1994, cité par R. de Gouttes, concl. préc.) ou encore quand il "s'est
complètement désintéressé de la procédure en cours" (CA Paris,
6 sept. 1996 : JurisData n° 1996-022968), les
juridictions judicaires du fond ont ensuite pris acte de ce que le déni de
justice ne résulte pas obligatoirement d'un acte volontaire du juge (V.
L. Favoreu, Thèse et art. préc.) et
"objectivé" la notion de déni de justice en l'entendant non seulement
comme le refus de répondre aux requêtes ou le fait de négliger de juger les
affaires en état de l'être, mais aussi, plus largement, comme "tout
manquement de l'État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu" (TGI Paris, 6 juill. 1994 : JurisData n° 1994-044495 ; Gaz. Pal.
1994, 2, p. 589, note Petit. – TGI Paris, 5 nov. 1997 : JurisData n° 1997-055321 ; D. 1997, somm. p. 149. – CA Paris, 20 janv. 1999, n° 1998/08511 : JurisData n° 1999-020142 ; D. 2000,
inf. rap. p. 31). Cette évolution relative à la définition de la faute
lourde et du déni de justice, qui assouplit considérablement les conditions de
mise en œuvre de la responsabilité prévue par l'article L. 781-1 de
l'ancien Code de l'organisation judiciaire (aujourd'hui COJ, art. L. 141-1) a été
consacrée par la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 23 février 2001 (Cass. ass. plén.,
23 févr. 2001, n° 99-16.165, Cts Bolle-Laroche : JurisData n° 2001-008318 ; JCP G
2001, n° 30, p. 1497, note G. Viney ; Bull. civ. 2001, ass. plén., n° 5 ; AJDA
2001, p. 789, note Petit, la Cour de cassation n'a retenu que la
qualification de faute lourde mais cela ne signifie pas qu'elle rejette
"la définition nouvelle du déni de justice" selon l'expression du
premier avocat général. – V. infra n° 85). De son côté, le Conseil d'État,
dans un arrêt rendu le 28 juin 2002, a abandonné l'exigence de la faute
lourde en cas de violation du droit à un délai raisonnable (CE, ass. cont., 28 juin 2002,
Min. Justice c/ Magiera, n° 239575 : JurisData n° 2002-063993 ; RFD adm.
2002, p. 456, concl. Lamy). Ce dernier arrêt
est particulièrement éclairant car il révèle que l'on assiste moins à un
assouplissement de la notion de faute lourde (ou, et de déni de justice pour
les juridictions judiciaires), qu'à un dédoublement du régime général de la
responsabilité de l'État du fait des dysfonctionnements de la justice. D'un
côté, un régime de responsabilité relatif à l'essence même de l'activité
juridictionnelle, toujours subordonnée à une faute lourde ou au déni de
justice, appréciés restrictivement ; de l'autre, un régime de
responsabilité relatif à l'organisation du service évoluant vers une mise en
œuvre plus facile de la réparation jusqu'à l'effacement progressif de la faute
au profit d'une prise en compte objective de l'atteinte à une obligation
professionnelle majeure (X. Bioy, La protection du
pouvoir juridictionnel, in La protection des pouvoirs constitués, P. Ségur (dir.) : Bruylant 2007, p. 191. – P. Hourquebie, Thèse préc.,
p. 564 – Mais sur la difficulté à tracer une ligne de partage entre le
domaine du juridictionnel et du non juridictionnel, V. G. Wiederkehr, art. préc.,
spécialement p. 15, qui relève qu'"en réalité, toute l'activité
d'un tribunal est orientée vers des fins juridictionnelles. Ce qui n'est pas
juridictionnel est l'accessoire du juridictionnel, de telle sorte qu'il ne
paraît guère pertinent de prétendre séparer leur sort du point de vue de la
responsabilité"). Sur la base du premier est assurée la réparation par
l'État des préjudices causés aux justiciables par les manquements les plus
graves du juge à son devoir de juger, alors que sur la base du second, impulsé
par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, est assurée
l'effectivité du droit des individus à exiger de l'État sa protection
juridictionnelle (V. infra, II).
57. – Responsabilité du juge pour faute
personnelle – À côté de la
responsabilité de l'État, la responsabilité du juge pour faute personnelle est
prévue par l'article L. 781-1, alinéa 2 de l'ancien Code de l'organisation
judiciaire (devenu COJ, art. L. 141-2, Ord. n° 2006-673, 8 juin 2006 puis COJ, art. L. 141-2 et L. 141-3, Loi n° 2007-1787, 20 déc. 2007).
La faute personnelle du magistrat professionnel doit être rattachée au service
public de la justice et sa responsabilité ne peut être engagée que sur l'action
récursoire de l'État. Le justiciable doit donc établir dans un premier temps
l'existence d'une faute personnelle. Soit cette faute est détachable du service
et alors le juge est responsable selon le droit commun, soit la faute se
rattache au service public de la justice mais le justiciable ne peut alors
agir que contre l'État (pour un rappel récent, V. CA Metz, 14 févr. 2013, n° 10/01929 : JurisData n° 2013-005968). Dans ce
dernier cas, s'il est condamné, l'État aura la possibilité de se retourner
contre le magistrat qu'il aura pécuniairement couvert, en empruntant la voie de
l'action récursoire (V. N. Albert, De la responsabilité de l'État à la
responsabilité personnelle des magistrats. Les actions récursoires et
disciplinaires à l'encontre des magistrats, in Justice et responsabilité de
l'État, M. Demergue (dir.) :
PUF, Droit et justice, 2003, p. 214).Tant l'exigence d'une faute
personnelle (peu définie par les textes) que l'interposition de l'État placent
les magistrats dans une position souvent dénoncée comme excessivement
protectrice. Relativement à la faute personnelle, cette faute est définie par
la jurisprudence administrative par opposition à la faute de service :
selon le propos bien connu de Laferrière, il y a faute de service quand l'acte
dommageable impersonnel révèle un administrateur plus ou moins sujet à erreur
et faute personnelle quand l'acte caractérise l'homme avec ses faiblesses, ses
passions et ses imprudences (concl. Laferrière ss T. confl., 5 mai
1877 : Rec. CE 1877, p. 437). Mais la faute personnelle,
susceptible d'engager la responsabilité du juge, reste difficile à cerner. La
doctrine suggère de retenir la faute personnelle sur la base de deux
critères : "l'intention coupable, c'est-à-dire l'acte inspiré d'un
désir de nuire ou de retirer profit de l'exercice des fonctions publiques et,
la faute lourde, parce qu'elle peut être normalement évitée en faisant preuve
d'un peu plus de vigilance, de sang-froid, de courage ou plus simplement de
moins de mépris pour les intérêts des tiers" (N. Albert, art. préc., p. 221). Mais aujourd'hui "comment
concilier l'abandon de la faute lourde imputable au service de la justice avec
la nécessaire résurgence de la faute lourde des magistrats, dont on ne saurait
engager la responsabilité personnelle pour de simples fautes de
service ?" (M. Demergue (dir.), op. cit.,
p. 29). En pratique, la preuve de l'existence d'une faute lourde de
l'État étant plus facile à rapporter que celle d'une faute personnelle du
magistrat, il est toujours plus expédient pour le justiciable de rechercher la
responsabilité de l'État. Par ailleurs, la faute personnelle du magistrat étant
établie, sa responsabilité n'en reste pas moins tributaire de l'action
récursoire de l'État. Or, aucune action récursoire n'a jamais été intentée par
l'État à l'encontre d'un juge. Il résulte de ce régime de responsabilité, qui
n'offre pas de prise directe aux victimes sur le juge fautif et qui est
paralysé par l'inaction de l'État, un sentiment d'immunité du juge excédant la
protection qu'appelle l'exercice serein de sa mission. Aussi, des voix de plus
en plus nombreuses s'élèvent pour réclamer l'exercice par l'État de son action
récursoire dans des cas flagrants ou inexcusables tels que le déni de justice (V.
P. Hourquebie, Thèse préc.) ou de nouvelles formes de responsabilité des juges (V. X. Bioy, art. préc.). La loi organique n° 2007-287 du 5 mars 2007 relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats
(adoptée à la suite de l'affaire Outreau : JO 6 mars 2007) tend à favoriser la mise en jeu de la responsabilité disciplinaire des
magistrats, en insérant à la suite de l'article 48 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre
1958 relative au statut de la magistrature (JO 23 déc.
1958, rect. 5 févr. 1959) un article 48-1,
qui prévoit que :
Toute décision définitive d'une juridiction nationale
ou internationale condamnant l'État pour fonctionnement défectueux du service
de la justice est communiquée aux chefs de cour d'appel intéressés par le garde
des Sceaux, ministre de la Justice.Le ou les
magistrats intéressés sont avisés dans les mêmes conditions.Des poursuites disciplinaires peuvent être engagées par le ministre de la justice
et les chefs de cour d'appel intéressés dans les conditions prévues aux articles
50-1, 50-2 et 63.
Mais des dispositions essentielles de cette loi
organique avaient été censurées, au nom du principe de la séparation des
pouvoirs et de l'indépendance de la magistrature, par le Conseil
constitutionnel dans sa décision du 1er mars 2007(Cons. const., déc.
1er mars 2007, n° 2007-551 DC : JO 6 mars
2007). Tel a été le sort de l'article 14 de la loi qui précisait la
définition de la faute disciplinaire de l'article 43 de l'ordonnance de 1958, “tout
manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la
délicatesse ou à la dignité”, en ajoutant que “constitue un des
manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un
magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des
droits des parties commise dans le cadre d'une instance close par une décision
de justice”. Pour le Conseil constitutionnel, si le législateur organique
pouvait bien ainsi étendre la responsabilité disciplinaire des magistrats à de
tels cas de violation grave et délibérée des garanties procédurales
essentielles, les principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance des
magistrats "faisaient obstacle à l'engagement de poursuites disciplinaires
lorsque cette violation n'a pas été constatée par une décision de justice
devenue définitive". Avait également été censuré, au nom des mêmes
principes, l'article 21 de la loi organique, qui organisait la saisine directe
par le justiciable du Médiateur de la République d'une réclamation portant sur
le comportement d'un magistrat à l'occasion d'une affaire le concernant.
Considérant l'étendue des pouvoirs reconnus par la loi organique au Médiateur,
le Conseil constitutionnel a jugé que le mécanisme instauré par l'article 21 de
la loi organique portait atteinte à l'indépendance des juridictions, ainsi
qu'au caractère spécifique de leurs fonctions, "sur lesquelles ne peuvent
empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement, non plus qu'aucune autorité
administrative". La loi nouvelle avait ainsi été amputée de deux
dispositions que ses promoteurs tenaient pour essentielles. La réforme
constitutionnelle du 23 juillet 2008 (L. const. n° 2008-724,
23 juill. 2008 de modernisation des institutions de la Ve
République : JO 24 juill. 2008) a entendu ces critiques et
répondu à cette censure en inscrivant dans l'article 65 de la Constitution la
disposition suivante :
Le Conseil supérieur de la magistrature peut être
saisi par un justiciable dans les conditions fixées par une loi organique.
Parallèlement, l'ordonnance relative au statut de la
magistrature a été modifiée. Il y est indiqué que :
Tout justiciable qui estime qu'à l'occasion d'une
procédure judiciaire le concernant le comportement adopté par un magistrat du
siège (ou du parquet) dans l'exercice de ses fonctions est susceptible de
recevoir une qualification disciplinaire peut saisir le Conseil supérieur de la
magistrature.
Ainsi depuis le mois de janvier 2011, un simple
justiciable peut demander qu'un juge soit poursuivi disciplinairement pour un
manquement défini par l'article 43 du statut de la magistrature :
Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son
état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute
disciplinaire. Constitue un des manquements aux devoirs de son état la
violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure
constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une
décision de justice devenue définitive.
La plainte du justiciable, qui “ne peut être
dirigée contre un magistrat qui demeure saisi de la procédure”, doit “contenir
l'indication détaillée des faits et griefs allégués” et “ne peut être
présentée après l'expiration d'un délai d'un an suivant une décision
irrévocable mettant fin à la procédure”. La plainte est confiée à une “commission
d'admission des requêtes” au sein du CSM. Le président de la commission
peut rejeter celles qui sont “manifestement infondées ou manifestement
irrecevables”. Si elle l'estime recevable la commission enquête sur les
faits dénoncés et lorsque “les faits sont susceptibles de recevoir une
qualification disciplinaire, la commission d'admission des requêtes du Conseil
supérieur renvoie l'examen de la plainte au conseil de discipline”. La
formation disciplinaire du CSM rend sa décision après des débats en audience
publique (sauf à préciser que pour les magistrats du parquet il ne s'agit que
d'un avis, la décision finale relevant du garde des Sceaux alors que, pour les
magistrats du siège, le CSM sanctionne lui-même). Les craintes émises par de
nombreux commentateurs de voir le CSM assailli de plaintes émanant de
justiciables déçus de la décision rendue contre eux semblent avoir été
démenties par les faits (le rapport d'activité pour 2012 du CSM souligne un
volume de requêtes en baisse par rapport à 2011 et vraisemblablement stabilisé
avec 283 plaintes enregistrées en 2012 et une proportion plus importante de
plaintes recevables avec 2 requêtes concernant des magistrats du parquet et 11
requêtes concernant des magistrats du siège déclarées recevables). Une
amélioration des conditions de saisine du CSM par les justiciables a été
annoncée dans le prolongement du projet de réforme constitutionnelle du CSM,
conformément à l'engagement n° 53 du candidat à la présidence François Hollande, mais
le Gouvernement a décidé le 4 juillet 2013 de suspendre cette réforme dont
il a estimé qu'elle avait été vidée de sa substance par le Sénat.
Quoi qu'il en soit, même si à l'avenir le vœu de
"responsabilisation" des juges lié à la montée du pouvoir ou
contre-pouvoir juridictionnel devait conduire à la mise en œuvre effective des
responsabilités pénale, civile ou disciplinaire du juge, ce mécanisme resterait
limité à la sanction des seuls dénis de justice volontaires du juge. Or, dans
les hypothèses jusqu'ici étudiées, il n'y a pas de telle mauvaise foi du
juge mais un simple manquement de ce dernier à son office. Dans ces cas,
c'est moins la sanction du juge qui est directement recherchée que la
correction de ce mal jugé, correction que doit permettre l'exercice des voies
de recours.
58. – La rigueur des sanctions attachées par les codes napoléoniens au refus de
juger (poursuites pénales, prise à partie) révèle l'ambivalence originelle de
l'article 4 du Code civil. Si cet article, en
emportant l'abrogation du référé législatif des juges du fond, traduisait,
comme on l'a souligné, la volonté des rédacteurs du code de voir reconnaître
aux juges les pouvoirs nécessaires à une bonne administration de la justice, il
exprimait également la crainte nourrie par les souvenirs d'Ancien Régime que
les magistrats en refusant de juger faute de clarté des textes provoquent
"une sorte de désuétude du code" lequel, "se desséchant sur pied,
(...) laisserait justement la place à ce qu'il entreprenait de remplacer" (R. Libchaber, art. préc.,
spécialement p. 150). Quant au pouvoir d'interprétation reconnu au
juge, il n'y avait pas à le redouter outre mesure car il demeurait strictement
encadré tant par la prohibition des arrêts de règlement inscrite à l'article 5 du Code civil que par le référé
législatif de la Cour de cassation, qui ne disparaîtra qu'en 1837. Aussi, dans
l'esprit des codificateurs, c'était d'abord le juge, s'il venait à refuser
d'exercer son office, qui devait être sanctionné. Mais les craintes des
rédacteurs du code devaient se révéler infondées : après 1804, les juges,
sans qu'il y ait à mettre à exécution les menaces de poursuites pénales ou de
prise à partie, n'ont pas songé à se dérober à leur mission.
59. – Voies de recours – La sévérité de la réprobation attachée en 1804 à la
violation de l'article 4 du Code civil doit également être
rapportée à la relative simplicité de l'office du juge dans un État alors
légicentriste. Cet office, on l'a vu, s'est complexifié et sanctionner le juge
lui-même devait apparaître inapproprié. L'accroissement des risques de
manquements du juge à son office, résultant de cette complexification, appelle
leur réparation naturelle par l'exercice des voies de recours contre les
décisions qu'il prononce (appel, cassation mais aussi requête en omission
de statuer sur une demande de l'article 463 du Code de procédure civile, à bien
distinguer pour le demandeur au pourvoi du défaut de réponse à conclusions de
l'article 455 du Code de procédure civile, cas
d'ouverture à cassation : pour quelques exemples récents de confusion, V. Cass. 1re civ., 19 mars 2008, n° 07-11.653 : JurisData n° 2008-043313. – Cass. 3e civ., 22 nov. 2011, n° 10-17.991 : JurisData n° 2011-026191 ; AJDI 2012,
p. 213, note F. de La Vaissière). De façon
plus générale, il a été souligné que la responsabilité du fait de la justice
"est en contradiction avec la fonction même de la justice qui est de
régler définitivement des litiges, selon un processus assurant aux justiciables
des garanties suffisantes. Ce processus tient compte de la faillibilité de la
justice et comporte pour y remédier, un système de voies de recours" (G. Wiederkehr, art. préc.,
spécialement p. 15). Ainsi, toutes les cassations prononcées sur le
fondement de l'article 4 du Code civil "sont peu ou prou
des cassations disciplinaires". Doit-on pour autant conclure à
"l'inutilité jurisprudentielle" de l'article 4 du Code civil et à l'absence de
"développements jurisprudentiels significatifs" sur le fondement de
cet article (R. Libchaber, art. préc., spécialement p. 146 et 147) ? On peut
en douter, tant s'affirme aujourd'hui l'idée que les formes de procédure
participent de la légalité à l'instar de la loi de fond, ce qui conduit à
remettre en cause la distinction traditionnelle entre le contrôle normatif et
le contrôle disciplinaire de la Cour de cassation (V. L. Cadiet, La légalité procédurale, intervention préc., spécialement n° 32). Ainsi ce sont bien les
normes relatives à l'office du juge que les décisions précédemment analysées
viennent préciser et compléter, l'article 4 du Code civil visé apparaissant comme
un principe général du droit, dont certaines règles procédurales, telles que
celles inscrites aux articles 5, 12, 30, 455 et 463 du Code de procédure civile,
ne seraient que des expressions (ce qui éclaire et relativise la portée des
visas de différents textes par la Cour de cassation, quand elle entend censurer
les dénis de justice résultant de la méconnaissance de son office par le juge).
60. – Recours pour excès de pouvoir? – Faut-il
aller au-delà de l'ouverture des voies de recours "ordinaires" en
reconnaissant que le juge, qui commet un déni de justice en refusant d'exercer
son office, se rend coupable d'un excès de pouvoir ? Pour certains
auteurs, le lien avec l'article 5 du Code civil qui vise un excès de
pouvoir et le fait que l'article 4 viserait symétriquement un "excès par
défaut" y inviteraient (F. Kernaleguen,
L'excès de pouvoir du juge, in Justice et pouvoirs : Justices 1996,
n° 3, p. 151, spécialement p. 155). Quand bien même les
voies de recours seraient temporairement ou définitivement fermées, l'excès de
pouvoir justifie qu'il soit passé outre, aucun texte ne pouvant interdire de
faire constater la nullité d'une décision entachée d'excès de pouvoir. Devant
la Cour de cassation, s'il traduit toujours la violation d'une règle de droit,
l'excès de pouvoir se définit par opposition à la simple violation de la loi (N. Fricéro, L'excès de pouvoir en procédure
civile : RGDP 1998, note 4, p. 260. – E. Piwnica,
Pourvoi en cassation et excès de pouvoir : à propos de l'arrêt de la
chambre mixte du 28 janvier 2005, in Le Nouveau Code de procédure civile
(1975-2005), op. cit., p. 259), de fond (Cass. 1re civ., 6 déc. 1994, n° 92-18.007 : JurisData n° 1994-002432 ; Bull. civ.
1994, I, n° 364. – Cass. 2e civ., 8 oct. 1997, n° 95-20.478 : JurisData n° 1997-003846 ; Bull. civ.
1997, II, n° 244) comme de procédure (Cass. 2e civ., 6 mai 1987,
n° 85-13.691 : JurisData n° 1987-000948.
– Cass. 2e civ., 29 janv.
2004, n° 02-13.439 : JurisData n° 2004-021987 ;
Bull. civ. 2004, II, n° 31. – Cass. ch. mixte,
28 janv. 2005, n° 02-19.153 : JurisData n° 2005-026724 ;
Bull. civ. 2005, ch. mixte,
n° 1). L'excès de
pouvoir est incontestablement constitué quand le juge empiète sur les pouvoirs
législatif ou réglementaire, au mépris de l'article 5 du Code civil ou encore quand il
prétend exercer une prérogative de l'Administration. Mais, à l'inverse, un
excès de pouvoir peut-il résulter de la décision du juge de se dérober à ses
devoirs, autrement dit peut-il y avoir un excès de pouvoir "par
retranchement", une "défaute de droit"
ouvrant droit à un recours extraordinaire ? Quelques décisions récentes de
la Cour de cassation attestent de l'avancée de ce recours pour excès de pouvoir
"négatif" sur le fondement du déni de justice, au sens du refus du
juge d'exercer ses devoirs, même si peu d'entre elles visaient à remédier à des
voies de recours temporairement ou définitivement fermées. Il a ainsi été jugé
que "méconnaît l'étendue de ses pouvoirs" la cour d'appel qui, malgré
l'effet dévolutif de l'appel dont elle est saisie, renvoie au premier juge le
soin de se prononcer sur tout ou partie du litige (Cass. 2e civ., 22 mai 1996, n° 94-13.288 : JurisData n° 1996-001990 ; Bull. civ.
1996, II, n° 99) ou la juridiction qui s'abstient de se prononcer sur
une demande de remise de l'adjudication (Cass. 2e civ., 8 avr. 2004, n° 02-15.356 : JurisData n° 2004-023225 ; Bull. civ.
2004, II, n° 160). De même, "excèdent leurs pouvoirs" le
président d'un tribunal qui refuse de prêter son concours à la constitution
d'un tribunal arbitral au motif de l'existence d'une difficulté sérieuse (Cass. 2e civ., 8 avr. 1998, n° 96-16.035 : JurisData n° 1998-001638 ; JCP G 1998, IV, 2253) ou le premier
président, saisi d'une demande de prolongation de rétention administrative d'un
étranger en situation irrégulière, qui radie l'affaire alors qu'il lui
appartient de statuer dans les quarante-huit heures de sa saisine (Cass. 2e civ., 23 janv. 2003, n° 01-50.022 : JurisData n° 2003-017467 ; Bull. civ.
2003, II, n° 12). "Viole la loi des 16-24 août 1790" la
cour d'appel qui, pour déclarer irrecevable une demande d'arasement de digues,
retient que les travaux de remise en état des rives relèvent de la police
administrative des cours d'eaux et ne sont pas de la compétence de l'ordre
judiciaire alors que "le fait que l'autorité administrative soit chargée
de la conservation et de la police des cours d'eau ne prive pas le juge
judiciaire, saisi d'un litige entre personnes privées, de la faculté d'ordonner
toutes mesures propres à faire cesser le dommage subi par le demandeur et
engageant la responsabilité de l'autre partie" (Cass. 3e civ., 13 janv. 2010, n° 08-12.221 : JurisData n° 2010-051176). Et, dans un
arrêt rendu le 31 janvier 2012, c'est au visa de divers textes du Code de
commerce et des "principes régissant l'excès de pouvoir" que la
chambre commerciale de la Cour de cassation a censuré pour excès de pouvoir la
cour d'appel qui avait refusé de désigner un conciliateur ou un mandataire ad
hoc en qualité d'administrateur au seul motif de l'opposition du ministère
public à cette désignation alors qu'aucun texte n'interdit au juge de passer
outre à cette opposition (Cass. com., 31 janv. 2012, n° 10-24.019 : JurisData n° 2012-001319 ; D. 2012,
p. 857, note T. Montéran). Enfin, concernant
un litige relevant du droit international privé, un arrêt rendu le
1er février 2005 par la première chambre civile de la Cour de cassation –
soit quatre jours après l'arrêt contesté de la chambre mixte (Cass. ch. mixte, 28 janv. 2005, n° 02-19.153 : JurisData n° 2005-026724, préc. – V. infra n° 89) –, vise expressément "le
déni de justice" et "l'excès de pouvoir négatif" mais au
soutien de l'effectivité du droit d'accès à un juge, "fût-il arbitral", lequel participe du droit à un jugement (Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746 ; Rev. arb. 2005, p. 693, note
H. Muir Watt. – V. infra n° 62 et 63. La solution a été consacrée
par le nouveau droit de l'arbitrage à la suite de la réforme réalisée par D. n° 2011-48, 13 janv. 2011 :
JO 14 janv. 2011, V. CPC, art. 1505 et infra n° 65).
II. - ... au
droit à une protection juridictionnelle effective
61. – Effectivité
du droit – Sous l'influence du droit
européen, le droit devient de plus en plus réaliste. À ce titre s'est imposée
l'idée que priver une personne titulaire d'un droit de le faire valoir
efficacement équivaut à un déni de justice. Ce ne sont pas tant les progrès de
l'effectivité du droit que leur conjugaison à la promotion et à
l'internationalisation contemporaines des droits fondamentaux, qui conduisent à
réexaminer la portée de la prohibition du déni de justice, appréhendée non plus
seulement comme le devoir fait au juge de statuer mais aussi comme le
droit du justiciable à obtenir un jugement. Car c'est bien l'effectivité de
l'obligation faite au juge de statuer qui est inscrite au cœur de l'article 4 du Code civil. En amont, tout ordre
juridique doit garantir qu'un juge acceptera de trancher le litige et, en aval,
que la décision de ce juge mettra fin définitivement au différend. Or le droit
français s'est très tôt préoccupé des risques de carence ou de concurrence
judiciaires générés par la dualité française des ordres de juridictions (sur la
confrontation du dualisme juridictionnel français à la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, V. J.-F. Flauss, Dualité des ordres de juridictions et Convention européenne des droits de l'homme, in
Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum J.
Waline : Dalloz 2002, p. 523). Ainsi le décret du 26 octobre 1849 fonde la
compétence du Tribunal des conflits en cas de conflit négatif d'attribution
entre les deux ordres de juridictions administratif et judiciaire afin de
forcer la compétence d'un des deux ordres (V. par ex., T. confl., 14 janv. 1980,
n° 02136. – Et pour une décision récente repoussant
l'existence d'un conflit négatif de compétence, le juge judiciaire ayant
statué : T. confl., 12 déc. 2005,
n° C3459). Symétriquement, un souci équivalent
d'effectivité du procès permet au particulier, depuis la loi du 20 avril
1932, en cas de décisions définitives opposées sur le fond du litige,
conduisant à un déni de justice, rendues par les tribunaux administratifs et
les tribunaux judiciaires dans un litige portant sur le même objet, de saisir
le Tribunal des conflits pour qu'il statue au fond et règle définitivement le
litige (V. infra n° 74). De même, au sein de l'ordre
judiciaire, la contrariété de jugements a toujours été une cause de pourvoi en
cassation. Ce recours trouve son origine dans un règlement de 1738 du
Chancelier d'Aguesseau repris par l'article 504 de l'ancien Code de procédure
civile, qui visait la contrariété de décisions rendues en dernier ressort entre
les mêmes parties et sur les mêmes moyens, relativement au même objet, par des
juridictions différentes. Fondé sur la violation de la chose jugée, il
conduisait à la cassation de la seconde décision. Un décret n° 79-941 du 7 novembre 1979 a
enrichi le dispositif : l'article 617 du Code de procédure civile reprend
l'article 504 de l'ancien Code de procédure civile et l'article 618 du même
code introduit un second cas d'ouverture à cassation pour "jugements
inconciliables" sans plus faire référence à l'autorité de la chose jugée.
Dirigé contre les deux décisions, le pourvoi, lorsque l'inconciliabilité est
constatée, conduit à l'annulation de l'une ou des deux décisions ; de
façon exceptionnelle la Cour de cassation sort alors de son rôle habituel pour
connaître du fond (sur l'extension du domaine d'application de l'article 618 du Code de procédure civile,
réalisé au visa de l'article 4 du Code civil, V. infra n° 76). Le Conseil d'État veille aussi à
l'absence de contrariété des décisions rendues par les juridictions relevant de
l'ordre administratif (CE, 12 févr. 1990, n° 60282, Cne Bain-de-Bretagne : JurisData n° 1990-640669 ; Rec. CE
1990, p. 33 ; Gaz. Pal. 1990, I, p. 263). Cette volonté
d'effectivité de la réponse judiciaire au différend qui oppose les parties,
dans l'intérêt des justiciables et à des fins de paix sociale, s'est également
étendue aux litiges relevant du droit international privé, l'indépendance des
ordres juridictionnels étatiques étant susceptible de générer des conflits
négatifs (absence de juges français et étranger acceptant de se reconnaître
compétents) et des conflits positifs (concours de juges français et étranger
acceptant de se reconnaître compétents et risquant de rendre des décisions
contradictoires). Dans le premier cas, le déni de justice a été reconnu comme
un chef exceptionnel de compétence du juge français dès lors qu'existe une
attache minimale avec la France. Dans le second cas, le jeu des exceptions de
litispendance et de connexité tend à minimiser les risques de contrariété entre
une décision française et une décision étrangère.
62. – Effectivité des droits et droit à
une protection juridictionnelle effective – Le souci d'effectivité n'est donc pas nouveau mais
consécutivement au dépassement de l'État légal par l'État de droit (V. supra
n° 6. – CEDH, 21 févr. 1975, Golder c/ RU, n° 4451/70, Notice A18, § 34 :
"La prééminence du droit ne se conçoit pas sans la possibilité d'accéder à
un juge"), il s'est intensifié et transformé, l'effectivité des droits
tendant à se substituer à l'effectivité du droit : il ne s'agit plus de
garantir l'existence d'un juge qui acceptera de trancher les litiges en
application des règles de droit objectif mais d'assurer l'effectivité des
droits des individus concrétisée par la reconnaissance du droit à un jugement.
Et ce dernier doit à son tour être assuré d'effectivité. Dans l'ordre de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés
fondamentales, les articles 6, § 1 et 13 relatifs au droit à un procès
équitable (art. 6, § 1 : “Toute personne a droit à ce
que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai
raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui
décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre
elle”) et au droit à un recours effectif (art. 13 : “Toute
personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont
été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance
nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes
agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles”) fondent la
protection juridictionnelle effective des individus. Au terme d'un raisonnement
en "poupée russe", la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
considère que le procès équitable est contenu dans le droit d'accès à la
justice, lequel ne peut, pas plus, être appréhendé indépendamment du droit
d'obtenir un jugement (M.-A. Frison-Roche, Le droit d'accès à la justice et
au droit, in Liberté et droits fondamentaux, M.-A. Frison-Roche et T. Revêt (dir.) : Dalloz, 12e éd. 2006, p. 449).
Car, s'il n'y a pas d'accès à la justice, il n'y a plus de droits
fondamentaux ; ce qui justifie que l'action en justice soit elle-même un
droit fondamental (M. Bandrac, L'action en
justice, droit fondamental, in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs, Mél.
R. Perrot : Dalloz 1996, p. 1. – Perruche et le père Ubu,
Observations sur le déni d'action par la loi, in Justice et droits
fondamentaux, Études J. Normand : Litec 2003, p. 1. – M. Le Friant,
L'accès à la justice, in Droits et libertés fondamentaux : Dalloz,
3e éd. 1996, p. 269 s.). Ainsi, la Cour européenne des droits de
l'homme, qui interprète l'article 6 de la Convention comme procurant un droit
concret et effectif à la justice au profit des justiciables, relie directement
cet article à la prohibition du déni de justice, qu'elle n'hésite pas à classer
dans la catégorie des principes fondamentaux universellement reconnus (V.
CEDH, 21 févr. 1975, n° 4451/70, Notice A18, § 34, Golder, préc. – Comp. l'application conjointe de l'article 4 du Code civil et l'article 6,
§ 1 de la Convention par la Cour de cassation : Cass. crim., 26 juin 1991,
n° 90-80.422 : JurisData n° 1991-003645 ; Bull. crim. 1991, n° 278 ; Gaz. Pal. 1992, 1,
p. 16). La violation substantielle des droits garantis par la
Convention à l'article 6, § 1 – droit d'accès à un tribunal, droit à la
garantie d'un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, droit à une
durée raisonnable de la procédure, droit à la publicité de la procédure et
droit à ce que la cause soit entendue équitablement –, doit donc être
considérée comme équivalant à un "déni de justice flagrant" (V.
CEDH, 26 juin 1992, Drozd et Janousek c/ France et Espagne, n° 12747/87, Notice A240). Dans l'ordre de
l'Union européenne pour les domaines couverts par le droit de l'Union, le
principe de protection juridictionnelle effective a été dégagé par la
jurisprudence de la Cour de justice (V. notamment CJCE, 11 mars 1980, Foglia/Novello, aff. 104/79. – CJCE, 9 juill. 1985, Bozetti, aff. 179/84. – CJCE,
15 mai 1986, Johnston, aff. 222/84) avant
d'être inscrit dans l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux qui
reconnaît le "droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal
impartial" et le nouvel article 19, § 1, alinéa 2 du Traité sur
l'Union européenne (TUE, art. 19, § 1, al. 2 :
“les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer
une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le
droit de l'Union”). Pour la Cour de justice, "(…) le principe de
protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit de
l'Union, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États
membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la CEDH, ce principe
ayant d'ailleurs été réaffirmé à l'article 47 de la charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne (…)" (CJUE, 18 mars 2010, Alassani, aff. jointes C-317/08,
C-318/08, C-319/08, C-320/08, point 61). Mais, pour la Cour de justice, la
protection juridictionnelle effective ne requiert pas la création d'une voie de
recours autonome de renvoi préjudiciel, le principe de coopération loyale
impliquant que les États membres assurent l'effectivité des droits des
particuliers tirés du droit de l'Union par les voies de recours nationales,
quitte à en créer une nouvelle dans les cas où les voies nationales déjà
existantes ne permettraient pas une protection juridictionnelle effective (CJCE,
13 mars 2007, Unibet (London) Ltd et Unibet (International) Ltd contre Justitiekanslern, aff. C-432/05). En droit français, cette
évolution réaliste a été relayée dès 1996 par le Conseil constitutionnel (Cons. const., déc.
9 avr. 1996, n° 96-373 DC, Statut de la Polynésie française :
AJDA 1996, p. 371). Cette orientation a été à nouveau clairement
exprimée dans une décision du 23 juillet 1999(Cons. const., déc.
23 juill. 1999, n° 99-416 DC, Loi portant création
d'une couverture maladie universelle : Rec. Cons. const.
1999, p. 100) :
Aux termes de l'article 16 de la Déclaration des
droits de l'Homme et du citoyen“toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la
séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution”, (...) il
résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteintes
substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif
devant une juridiction ; (...) le respect des droits de la défense
constitue un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République
réaffirmés par le Préambule de la Constitution de 1958.
Et dans ses décisions les plus récentes rendues dans
le cadre de la QPC, le Conseil constitutionnel n'a pas manqué de réaffirmer
qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : "Toute
société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la
séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution" ;
"que sont garantis par cette disposition le droit des personnes
intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès
équitable, ainsi que le principe du contradictoire" (Cons. const., déc. 13 mai
2011, n° 2011-126 QPC, Sté Système U Centrale Nationale et
a., consid. 7 : JurisData n° 2011-015905; JCP G 2011, n° 25, 717, p. 1199. – V.
aussi, Cons. const., déc.
30 sept. 2011, n° 2011-168 QPC, M. Samir A., consid. 4 : JurisData n° 2011-020727. – Cons. const., déc.
13 janv. 2012, n° 2011-208 QPC, Consorts B., consid. 5 : JurisData n° 2012-000299; JCP E, 2012, n° 3, act. 41 . – Dans d'autres décisions, après avoir cité l'article 16 de la
Déclaration, le Conseil rappelle "qu'il résulte de cette disposition qu'il
ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes
intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction" : Cons. const., déc. 25 nov.
2011, n° 2011-198 QPC, M. Albin R., consid.
3 : JurisData n° 2011-026273. – Cons. const., déc.
30 juill. 2010, n° 2010-19/27 QPC, Épx P. et a., consid. 9).
Ainsi, les règles européennes relatives au droit à une
protection juridictionnelle effective, loin de réaliser nécessairement une
antinomie avec le droit d'origine interne, doublent le plus souvent les
exigences de ce dernier (V. B. Beignier et C. Bléry, L'impartialité du juge, entre apparence et
réalité : D. 2001, p. 2427 : ces auteurs suggèrent même de
réactiver les principes généraux du droit pour suppléer le recours aux
fondements constitutionnels des droits procéduraux et aux instruments
européens). C'est seulement dans l'hypothèse où les garanties du droit interne
se révèlent insuffisantes, qu'elles doivent être complétées par les
dispositions internationales, pour ne pas exposer l'État français à une
violation de ses engagements internationaux. Dans cette optique, l'article 4 du Code civil, tenu pour énoncer le
droit de chacun à obtenir justice, est appelé à jouer un rôle toujours plus
important. Ce sont les avancées du droit à un jugement, déjà réalisées en droit
positif sur le fondement de l'article 4 du Code civil et du déni de justice,
qui seront ici exposées. Le devoir de protection juridictionnelle qui pèse sur
l'État exige qu'il garantisse aux justiciables leur droit à un jugement,
entendu comme le droit d'accès effectif à un juge et le droit à un jugement
effectif (A) mais dès lors que c'est moins le comportement du juge qui est
pris en considération que le manquement de l'État à son devoir de protection
juridictionnelle consacré en outre par un engagement international, quelles en
seront les sanctions (B) ?
A. - Droit
d'accès effectif à un juge et droit à un jugement effectif
63. – Au titre du droit d'accès effectif à un juge, le déni de justice est
invoqué quand le justiciable ne parvient pas à trouver un juge (1°). En outre,
la question rebondit car il y a risque réel de déni de justice, quand bien même
est assurée la possibilité d'accéder au juge, si cet accès ne permet pas
d'assurer le respect du droit à un jugement effectif, notamment le droit
d'obtenir dans un délai raisonnable une décision susceptible d'exécution (2°).
1° Droit
d'accès effectif à un juge
64. – Dans les litiges internationaux comme internes, le droit positif enregistre des progrès notables du droit d'accès effectif à un juge, étatique ou arbitral, en levant progressivement les obstacles de fait (a) ou de droit (b) qui pourraient l'entraver (sur cette distinction, V. G. Cohen-Jonathan, Le droit au juge, in Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum J. Waline : Dalloz 2002, p. 471).
65. – Droit à un
arbitre dans les litiges internationaux – L'article 1505 du Code de procédure civile, dans
sa rédaction issue du décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011 qui a réformé le droit de l'arbitrage international, donne compétence au juge
d'appui français dans la situation exceptionnelle où “l'une des parties est
exposée à un risque de déni de justice”. Le décret a entendu codifier la
jurisprudence NIOC (Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746 ; Rev. arb. 2005, p. 693, note
H. Muir Watt) dont on a pu écrire qu'elle était "d'application peu
fréquente mais dotée d'une charge symbolique forte" (S. Bollée, Le
droit français de l'arbitrage international après le décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011 : Rev. crit. DIP 2011,
p. 553, spécialement n° 7. L'auteur souligne que l'article, à la
différence de l'arrêt NIOC, ne subordonne pas cette compétence du juge
d'appui à l'existence d'"un rattachement avec la France" et
s'interroge sur le maintien de cette condition par la jurisprudence à
l'encontre de la lettre du texte). Dans cette affaire, un contrat portant sur
des travaux publics à réaliser en territoire israélien et destinés à acheminer
le pétrole iranien vers l'Europe avait été passé entre l'État d'Israël et une
société iranienne, la NIOC. Ce contrat stipulait qu'en cas de litige, chaque
partie désignerait un arbitre et que si les deux arbitres ainsi nommés ne
parvenaient pas à un accord sur le règlement du différend ou sur le choix d'un
troisième arbitre, le président de la chambre de commerce internationale (CCI)
procéderait à la désignation de ce dernier. Survient en 1994 un litige
concernant l'exécution du contrat, mais Israël fait échec au jeu de la
clause d'arbitrage en refusant de désigner un arbitre. Cette difficulté n'avait
pas été envisagée par la clause d'arbitrage, qui ne réglait que les problèmes
de désignation du troisième arbitre. La NIOC s'adresse alors au président du
tribunal de grande instance de Paris pour qu'il effectue cette nomination sur
le fondement de l'article 1493, alinéa 2 du Code de procédure civile et du déni de justice auquel elle était exposée du fait du refus de l'État
d'Israël de respecter les termes de la clause. Par ordonnance du
10 janvier 1996, le président déclinait sa compétence en tant que juge
d'appui, aux motifs de l'absence de siège de l'arbitrage en France ou
d'applicabilité de la loi de procédure française et de l'absence de démonstration
de l'impossibilité de saisir un juge d'appui iranien ou israélien. Intervint
alors un fait nouveau : selon une décision Manbar rendue par le tribunal de première instance de Tel-Aviv-Jaffa, l'Iran était
déclaré État ennemi d'Israël, ce qui emportait pour conséquence l'impossibilité
pour tout ressortissant iranien d'accéder aux juridictions israéliennes et le
refus par Israël de reconnaître tout effet aux décisions iraniennes. La NIOC
revient alors devant le président du tribunal de grande instance de Paris, qui,
en dépit de ces circonstances nouvelles, refuse à nouveau son appui par
ordonnance du 9 février 2000. Mais, sur appel de la NIOC, cette ordonnance
est annulée par la cour d'appel de Paris dans un arrêt du 29 mars 2001,
retenant l'excès de pouvoir négatif du juge parisien et impartissant à l'État
d'Israël un délai pour nommer son arbitre, suivi d'un second arrêt rendu le
8 novembre 2001 procédant à la désignation de l'arbitre, faute pour l'État
d'Israël de l'avoir fait (sur toutes ces décisions, V. Rev. arb. 2002, p. 427, note P. Fouchard).
Enfin, la première chambre civile de la Cour de cassation, par l'arrêt du
1er février 2005(Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746 ; Rev. arb. 2005, p. 693, note
H. Muir Watt), rejetait le pourvoi formé par l'État d'Israël en décidant
que :
L'impossibilité pour une partie d'accéder au juge, fût-il arbitral, chargé de statuer sur sa prétention, à
l'exclusion de toute juridiction étatique, et d'exercer ainsi un droit qui
relève de l'ordre public international consacré par les principes de
l'arbitrage international et de l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme,
constitue un déni de justice qui fonde la compétence internationale du
président du tribunal de grande instance de Paris, dans la mission d'assistance
et de coopération du juge étatique à la constitution d'un tribunal arbitral,
dès lors qu'existe un rattachement avec la France ; ... en jugeant que le
président du tribunal de grande instance, en se déclarant incompétent pour
statuer, avait méconnu l'étendue de ses pouvoirs et commis un excès de pouvoir
négatif, la cour d'appel a légalement justifié sa décision.
66. – Droit à un
juge arbitral versus droit au juge étatique – L'arrêt est d'autant plus remarquable que les conditions
de réalisation du chef exceptionnel de compétence internationale des
juridictions françaises fondé sur le déni de justice pour trancher le litige au
fond étant réunies (impossibilité de droit ou de fait de saisir un juge
étatique étranger établie et attache suffisante avec la France, selon la Cour
de cassation ; pour un exemple en matière d'esclavage domestique, V. Cass. soc., 10 mai 2006, n° 03-46.593, Moukarim : JurisData n° 2006-033408 ; Bull. civ.
2006, V, n° 168), la Haute juridiction retient ici ce chef de
compétence pour assurer l'effectivité en droit international privé du droit non
pas à un juge étatique mais à un juge arbitral (V. H. Muir Watt, note ss Cass. 1re civ.,
1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746, préc.). Cette décision reconnaissant un droit à
l'arbitre doit être rapprochée de la décision, déjà relevée, de la Cour de
cassation rendue le 8 avril 1998, qui sanctionne pour excès de pouvoir le
président du tribunal ayant refusé de prêter son concours dans un litige
interne à la constitution d'un tribunal arbitral au motif de difficultés
sérieuses (Cass. 2e civ., 8 avr. 1998, n° 96-16.035 : JurisData n° 1998-001638, préc.) ainsi que, d'un arrêt rendu par la première
chambre civile de la même cour le 20 février 2007 qui casse, pour
violation du "principe compétence-compétence" et de l'article 1493 du Code de procédure civile "un arrêt d'appel ayant jugé une clause d'arbitrage international
manifestement inapplicable, dans la mesure où elle désignait deux institutions
arbitrales différentes et déclaré la juridiction étatique compétente pour
connaître du litige" (Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 06-14.107 : JurisData n° 2007-037468 ; Bull. inf.
C. cass. 2007, p. 663). Pour la Cour de
cassation, dès lors que l'absence de volonté des parties de recourir à
l'arbitrage n'était pas constatée, la clause compromissoire n'était pas
manifestement inapplicable et les difficultés de constitution du tribunal
arbitral relevaient du président du tribunal de grande instance de Paris, juge
d'appui. Ainsi, pour la cour, la désignation dans la clause compromissoire de
deux institutions d'arbitrage entraîne une simple difficulté de constitution du
tribunal arbitral, mais ne remet pas en cause l'accord des parties sur le
principe même du recours à l'arbitrage. Assistera-t-on demain sur la voie ainsi
tracée de "l'évitement du juge civil" (S. Guinchard, L'évitement
du juge civil, in Les transformations de la régulation juridique, G. Martin (dir.) : LGDJ 1998, Droit et société, p. 221) à la consécration d'un droit à une justice douce ? Encore faut-il que le
droit à cette justice non étatique, qui a un coût, ne se retourne pas contre
une partie faible ou impécunieuse et l'expose de facto à un déni de
justice. Deux décisions récentes de la chambre sociale de la Cour de cassation
et de la cour d'appel de Paris sont révélatrices de la volonté du juge étatique
de conjurer ce risque. Dans l'affaire jugée par la chambre sociale, l'employeur
soutenait que la clause compromissoire, stipulée dans un document intitulé
"charte associative" signé par le salarié, n'étant pas incluse dans
le contrat de travail, ni même dans un avenant, ne pouvait être déclarée inopposable
au salarié et qu'à tout le moins, en raison du principe compétence-compétence,
seul l'arbitre était compétent pour juger cette question. L'argument aurait pu
prospérer. Certes une clause compromissoire insérée dans un contrat de travail
est manifestement nulle et réalise une exception réservée au principe
compétence-compétence par l'article 1448 du Code de procédure civile mais,
en l'espèce, le litige opposait les parties sur la qualification à donner à
l'acte qui contenait la clause compromissoire et le débat existant sur la
nature de l'acte ne rendait plus manifeste la nullité. Or la chambre sociale
décide, sur le fondement de l'exclusivité de la compétence prud'homale, que le
principe compétence-compétence est inapplicable à la matière prud'homale (Cass. soc., 30 nov. 2011, n° 11-12.905 et
n° 11-12.906 : JurisData n° 2011-026639 ; RTD com.
2012, p. 528, note É. Loquin). La décision a
été saluée par la doctrine qui a relevé que la solution contraire aurait
conduit à un résultat "désastreux pour les parties faibles", les
obligeant à participer à la constitution du tribunal arbitral et à faire
l'avance des honoraires des arbitres. Or "lorsque ces parties sont
demanderesses, cette perspective peut les dissuader de faire valoir leurs
droits et la situation ainsi créée est celle d'un déni de justice" (É. Loquin, note ss Cass. soc., 30 nov. 2011,
n° 11-12.905 et n° 11-12.906 : JurisData n° 2011-026639, préc.). Et c'est expressément au nom du droit d'accès à
la justice que la cour d'appel de Paris annule, dans la seconde affaire jugée
le 17 novembre 2011, une sentence prononcée par la Cour internationale
d'arbitrage. Conformément aux dispositions du règlement d'arbitrage de la
chambre de commerce internationale, le Secrétaire général de cette cour avait
fixé des provisions distinctes sur les demandes principales et
reconventionnelles. Le défendeur s'y était opposé au motif que son
insolvabilité ne lui permettait pas de faire l'avance des frais. La Cour
internationale d'arbitrage décida alors de retirer les demandes
reconventionnelles du défendeur insolvable, sans préjudice de la possibilité
pour ce dernier de les présenter à nouveau dans le cadre d'une autre procédure,
et rendit donc une sentence sur les seules demandes initiales. La cour d'appel
de Paris, après avoir rappelé que le droit d'accès à la justice implique qu'un
plaideur ne puisse être privé de la faculté de faire trancher ses prétentions
par un juge et que les restrictions éventuelles apportées à ce droit doivent
être proportionnées aux nécessités d'une bonne administration de la justice,
retient qu'en l'espèce la possibilité qu'avait réservée le tribunal arbitral à
la partie impécunieuse de présenter plus tard ses demandes dans le cadre d'une
autre procédure est purement théorique en raison de la procédure de liquidation
judiciaire dont la société était l'objet. Aussi la cour d'appel de Paris
annule-t-elle la sentence (CA Paris, 17 nov. 2011, n° 09/24158,
n° 10/19144 et n° 10/18561, Licensing Project c/ Pirelli : Cah. arb.
2012/1, Panorama A. Mourre et P. Pedone,
p. 200 ; RTD com. 2012, p. 530, note É. Loquin. – Mais la même cour d'appel de Paris, dans une espèce où la demanderesse avait
saisi le juge étatique au mépris de la clause compromissoire qu'elle prétendait
manifestement inapplicable en raison de son incapacité à faire face au coût de
la procédure arbitrale eu égard à sa situation financière et du déni de justice
qui en résulterait, a approuvé les juges du fond de s'être déclarés
incompétents "en application du principe compétence-compétence qui veut
que l'arbitre statue par priorité sur sa propre compétence" et a jugé
qu'il appartenait "en tout état de cause au tribunal arbitral de permettre
l'accès au juge, un éventuel manquement de sa part sur ce point étant
susceptible d'être sanctionné ultérieurement" (CA Paris, 26 févr. 2013, n° 12/12953, Lola Fleurs c/
Monceau Fleurs).
Et, sur la voie de "l'évitement du juge
civil", on peut rappeler l'arrêt rendu par la chambre mixte le
14 février 2003, qui a décidé que lorsque les parties à un contrat se sont
liées par une clause de conciliation obligatoire et préalable à la saisine du
juge, cette clause rend irrecevable toute action en justice des parties avant
la mise en œuvre de la procédure de conciliation, qui suspend jusqu'à son issue
le cours de la prescription (Cass. ch. mixte, 14 févr. 2003, n° 00-19.423 : JurisData n° 2003-017812, préc.). Dans la mesure où la conciliation suppose un
minimum de consensus – qui de toute évidence en l'espèce n'existait plus –, on
peut se demander quel est l'intérêt de conférer ainsi un caractère obligatoire
à une procédure de conciliation préalable initialement prévue par les
parties, mais qui n'a plus guère de chance d'aboutir et risque seulement
de retarder le règlement d'une procédure judiciaire devenue quasiment
inéluctable. Fort heureusement, la Cour de cassation en décidant que le cours
de la prescription était suspendu jusqu'à l'issue de la procédure de
conciliation a évité au moins que le préalable obligatoire de cette procédure
convenue par les parties ne dégénère, du fait de l'écoulement du délai de
prescription, en un obstacle de droit à l'accès au juge.
67. – Immunités de
juridiction – Constituent des entraves
classiques à l'accès au juge dans les relations internationales, les immunités
de juridiction des États aujourd'hui relatives ou fonctionnelles car limitées
aux actes jure imperii (V. pour des
applications récentes : un arrêt de la chambre sociale de la Cour de
cassation qui décide que "ne constitue pas un acte de souveraineté, l'acte
de gestion administrative consistant pour un État étranger à déclarer ou à ne
pas déclarer un salarié à un régime français de protection sociale en vue de
son affiliation", Cass. soc., 28 févr. 2012, n° 11-18.952 : JurisData n° 2012-003042 ; Rev. crit. DIP 2013, p. 179,
note L. d'Avoutet l'arrêt de la première
chambre civile rendu le 9 mars 2011 dans l'affaire de l'attentat contre le
DC 10 d'UTA qui retient le jeu de l'immunité de juridiction invoquée par l'État
libyen au motif que "la nature criminelle d'un acte de terrorisme ne
permet pas, à elle seule, d'écarter une prérogative de souveraineté", Cass. 1re civ., 9 mars 2011, n° 09-14.743 : JurisData n° 2011-003227) ainsi que
les immunités de juridiction des organisations internationales quant à elles
absolues, la fonctionnalité étant alors attachée à l'organisation
internationale dont la personnalité est restreinte par le principe de
spécialité. Or, par un arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de
cassation le 25 janvier 2005, sur le fondement notamment du déni de
justice, a été enregistré un recul notable de l'immunité des organisations
internationales (Cass. soc., 25 janv. 2005, n° 04-41.012 : JurisData n° 2005-026904 ; Bull. civ.
2005, V, n° 16. – Adde Cass. soc., 11 févr. 2009, n° 07-44.240 : JurisData n° 2009-047003). Un litige
opposait un fonctionnaire international, M. D., à son ancien employeur, une
organisation internationale, la Banque africaine de développement. M. D., de
nationalité française, engagé par la Banque africaine de développement (BAD) en
1992, avait saisi le Conseil des prud'hommes de Paris pour obtenir le paiement
de diverses indemnités relatives à la rupture de son contrat de travail
intervenue en 1995. Condamnée en première instance au versement de ces
indemnités, l'organisation internationale avait interjeté appel de la
décision ; elle invoquait au soutien de son appel l'immunité de
juridiction prévue par l'article 52 de l'accord de Khartoum du 4 août 1963
instituant la BAD, auquel la France a adhéré en 1980. Les magistrats de la cour
d'appel de Paris, dans un arrêt rendu le 7 octobre 2003, rompant avec une
jurisprudence bien établie, déclarèrent recevable la demande du salarié en
écartant l'immunité de juridiction de l'organisation internationale, sur le
fondement de l'article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de
l'homme (CA Paris, 7 oct. 2003, n° 02/38399 : JurisData n° 2003-236107 ; Rev. crit. DIP 2004, p. 409,
note M. Audit). L'organisation internationale se pourvut en cassation reprochant à la cour d'appel d'avoir excédé ses pouvoirs en se
fondant sur la Convention européenne pour écarter l'immunité de juridiction,
alors que le salarié exerçait son activité en Afrique et ne relevait pas au
moment des faits de la juridiction d'une partie contractante à la Convention.
Or, la Haute juridiction, abandonnant toute référence à la Convention, rejette
néanmoins le pourvoi au motif qu'à défaut d'avoir institué en son sein un
tribunal acceptant de connaître du litige, la BAD ne pouvait se prévaloir de
son immunité de juridiction et que :
L'impossibilité pour une partie d'accéder au juge
chargé de se prononcer sur sa prétention et d'exercer un droit qui relève de
l'ordre public international constitue un déni de justice fondant la compétence
des juridictions françaises lorsqu'il existe un rattachement avec la France.
En l'espèce, l'absence de toute juridiction du travail
au sein de la BAD mettait M. D. dans l'impossibilité d'exercer son droit à un
juge et la nationalité française de l'intéressé caractérisait le lien exigé
avec la France, justifiant la compétence des juridictions françaises pour
trancher le litige au fond. Par cet arrêt, la Cour de cassation abandonnait sa
jurisprudence antérieure déclarant l'irrecevabilité de toute action d'un
salarié à l'encontre d'une organisation internationale, sur le fondement des
traités relatifs aux privilèges et immunités de l'organisation, auxquels la
France était partie (V. Cass. soc., 24 mai 1978,
n° 76-41.276 : JurisData n° 1978-099392 ;
Bull. civ. 1978, V, n° 392. – Cass. soc., 4 mars 2003, n° 01-41-099 : JurisData n° 2003-018343.
– Cass. soc., 30 sept. 2003, n° 01-40.763 : JurisData n° 2003-020369 ;
Bull. civ. 2003, V, n° 245. – Cass. 1re civ., 28 oct. 2003, n° 01-16.927 : JurisData n° 2003-020630 ;
Rev. crit. DIP 2004,
p. 773, note S. Clavel).
Pour la Cour européenne des droits de l'homme, le
droit à un juge n'est pas absolu et est susceptible de "limitations
implicitement admises" (CEDH, 21 févr. 1975, Golder, préc., § 38), les limitations mises en œuvre
ne devant pas toutefois restreindre l'accès au tribunal au point que le droit
s'en trouve atteint dans sa "substance même" (V. CEDH,
16 déc. 1992, n° 12964/87, de Geouffre de
la Pradelle c/ France, Notice A253-B : D. 1993, p. 561, note
Benoît-Rohmer). Ainsi, selon la jurisprudence européenne, les immunités de
juridiction en tant que limitations implicitement admises au droit d'accès à un
tribunal "ne se concilient avec l'article 6, § 1 que si elles
poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (CEDH,
29 mai 1985, n° 8225/78, Ashingdane c/ RU,
Notice A93, spécialement § 57). S'agissant du contrôle exercé sur le
"but légitime" de l'immunité de juridiction, la Cour européenne se
contente d'affirmer la légitimité du but de l'immunité de juridiction des
organisations internationales, qui tend à assurer le bon fonctionnement de ces
organisations en les protégeant des ingérences des gouvernements (CEDH,
18 févr. 1999, Beer et Regan,
n° 28934/95§ 49) ou encore la légitimité du but de l'immunité des
États, qui vise à respecter le droit international afin de "favoriser la
courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la
souveraineté d'un autre État" (CEDH, 21 nov. 2001,
n° 35763/97, Al Adsani c/ Royaume-Uni,
§ 54). Et sur le terrain de la proportionnalité, la cour juge à propos
des organisations internationales que "le critère de proportionnalité ne
saurait s'appliquer de façon à contraindre une telle organisation à se défendre
devant les tribunaux nationaux au sujet des conditions de travail énoncées par
le droit interne du travail" (CEDH, 18 févr. 1999, Beer et Reagan, préc., § 54) et pour les États qu'"on
ne peut (…) de façon générale, considérer l'immunité (...) comme une
restriction disproportionnée au droit d'accès à un tribunal" (CEDH,
21 nov. 2001, n° 35763/97, Al-Adsani, préc., § 56). Cette position de la Cour
européenne, jugée "timorée" par certains auteurs (I. Pingel, Rapport introductif, Droit des immunités et
exigence du procès équitable : Pedone 2004, p. 7,
spécialement p. 13), s'explique par la position inconfortable occupée
par la cour en matière d'immunités de juridiction des organisations
internationales ou des États : en effet, si la cour venait à décider que
l'immunité que l'État défendeur a respectée est contraire à l'article 6, elle
prendrait le risque de contraindre cet État à agir en violation de ses
obligations internationales, y compris à l'égard d'États ou d'organisations qui
ne sont pas parties à la Convention et qui "seraient certainement fondés à
se plaindre de la violation de leurs droits" (R. Abraham,
intervention lors des débats, in Droit des immunités et exigences du procès
équitable, op. cit., spécialement p. 74-75).
Ce risque a été confirmé par l'arrêt rendu le 3 février 2012 par la Cour
internationale de justice (CIJ, 3 févr. 2012, Allemagne c/ Italie [Grèce Intervenant]). Saisie d'une requête introduite par l'État
allemand priant "la Cour de dire et juger que : 1. en permettant que
soient intentées à son encontre des actions civiles fondées sur des violations
du droit international humanitaire commises par le Reich allemand au cours de
la Seconde guerre mondiale de septembre 1943 à mai 1945, la
République italienne a commis des violations de ses obligations juridiques internationales
en ne respectant pas l'immunité de juridiction reconnue à la République
fédérale d'Allemagne par le droit international…", la Cour internationale
de justice conclut à la violation par l'Italie des immunités juridictionnelles
de l'Allemagne, nonobstant le caractère fondamental du droit du demandeur ou,
plutôt, la nature indérogeable de la norme qui le consacre (sur cet
arrêt, V. le commentaire critique de H. Muir Watt : Rev. crit. DIP 2012, p. 539).
La Cour européenne traite cependant différemment les organisations
internationales et les États. Pour les premières elle se livre au-delà des
contrôles de légitimité et de proportionnalité au contrôle de l'existence d'une
voie raisonnable alternative de règlement du différend (CEDH, 18 févr.
1999, Beer et Regan c/ Allemagne, préc.), quand elle renonce relativement aux immunités de juridiction des États à se
livrer à cette même balance entre le droit de l'État à son immunité et celui du
particulier à l'indemnisation de son préjudice et à son accès à un tribunal (V.
les arrêts Al-Adsani, Fogarty et McElhinney, préc.).
Certes, ce qui a vraisemblablement déterminé le
revirement de la Cour de cassation dans l'affaire Banque africaine de
développement était bien l'absence, au sein de l'organisation
internationale, d'instance de nature véritablement juridictionnelle,
c'est-à-dire présentant des garanties d'indépendance et d'impartialité, devant
laquelle le salarié aurait pu porter sa demande ainsi que l'absence de toute
autre voie raisonnable alternative mais la Cour de cassation ayant
abandonné toute référence à la Convention pour ne viser que le déni de justice
réalisé en cas d'impossibilité d'accéder à un juge, il n'est pas interdit de
penser qu'une solution équivalente pourrait être dégagée à propos des immunités
de l'État étranger, dans l'hypothèse où les juridictions de cet État, devant
lesquelles la demande pourrait être portée, ne présenteraient pas non plus ces
mêmes garanties et où n'existerait pas une autre voie raisonnable alternative (en
ce sens, V. l'avis de l'avocat général Pierre Chevalier (Rev. crit. DIP 2011, p. 385, spécialement n° 24) qui, dans l'affaire de l'attentat contre le DC 10 d'UTA jugée le 9 mars
2011, regrette la jurisprudence de la Cour européenne et suggère le contrôle de
l'existence de voies de recours alternatives y compris en matière d'immunité
des États mais qui, en l'espèce, conclut à leur existence).
68. – Immunités du
droit administratif – Un mouvement
comparable de recul des immunités s'observe en droit administratif. On peut ici
évoquer les jurisprudences relatives aux mesures d'ordre intérieur (CE, 17 févr. 1995, n° 107766 et n° 97754,
Hardouin et Marie : JurisData n° 1995-040791 ; Rec. CE
1995, p. 82 et 85, concl. Frydman), et aux
actes d'administration des organes du Parlement (CE, 5 mars 1999,
Président de l'Assemblée nationale : Rec. CE 1999, p. 42, concl. Bregeal). Seuls
échappent à tout contrôle juridictionnel les actes de "gouvernement"
pris par une autre autorité que l'exécutif quand ils sont indissociables des
missions constitutionnelles confiées à cette autorité (V. CE, 25 oct. 2002, n° 235600, Brouant : JurisData n° 2002-064514 ; Rec. CE
2002, p. 346, concl. contraires G. Goulard et
CE, 9 nov. 2005, Moiky : Rec. CE 2005,
p. 496). En faveur du revirement opéré par l'arrêt Hardouin et
Marie, le commissaire du Gouvernement, M. Frydman avançait notamment :
"L'on ne peut, (...) s'empêcher de voir dans votre jurisprudence actuelle
une manifestation d'archaïsme, sinon constitutive – comme il a parfois été dit
– d'un véritable déni de justice du moins difficilement compatible avec les
principes de l'État de droit tel qu'il est aujourd'hui entendu" (comp. les conclusions sur l'arrêt Président de
l'Assemblée nationale de Mme Bergeal, relevant que les immunités relatives
aux actes parlementaires ont été dénoncées par de nombreux commentateurs comme
constitutives d'"un déni de justice"). Mais, réagissant à cette
jurisprudence qui avait ouvert la voie à la contestation de n'importe quel acte
non législatif du Parlement dès lors qu'il ne concernait que sa seule activité
administrative, le législateur a entendu porter un coup d'arrêt à cette
évolution jurisprudentielle, qui inquiétait les parlementaires attachés à
défendre leur autonomie administrative. Aussi l'article 60 de la loi du
1er août 2003 a modifié l'article 8 de l'ordonnance du 17 novembre
1958 et restreint la compétence du juge administratif à trois domaines :
la réparation des dommages de toute nature causés par les services des
assemblées, les litiges individuels concernant les agents parlementaires, les
litiges individuels en matière de marchés publics. Saisi d'une QPC émanant du
syndicat des fonctionnaires du Sénat, qui contestait la constitutionnalité au
regard du droit à un recours juridictionnel effectif de l'immunité des actes
parlementaires à contenu administratif et à portée générale prévue par
l'article 60 de la loi du 1er août 2003 mais desquels ne pourrait pas
naître de litige individuel – laquelle QPC avait été transmise par le Conseil
d'État qui en avait admis le caractère sérieux (CE, 21 mars 2011, n° 345216, Syndicat des
fonctionnaires du Sénat : JurisData n° 2011-004411 ; AJDA 2011,
p. 593)-, le Conseil constitutionnel a jugé, au nom de la séparation
des pouvoirs, que cette immunité était conforme à la Constitution (Cons. const., déc. 13 mai
2011, n° 2011-129 QPC, consid.
4 : JurisData n° 2011-017230 ; AJDA 2011,
p. 988). Cette décision a été dénoncée par la doctrine pour avoir
déclaré conforme à la constitution un déni de justice, non justifié par la
protection du mandat parlementaire (V. notamment A. Baudu, QPC et
contrôle des actes internes du Parlement : un déni de justice conforme à
la constitution : Constitutions 2011, p. 305).
Aux progrès néanmoins réalisés sur le fondement de la
prohibition du déni de justice en matière d'accès au juge, s'ajoutent ceux
réalisés sur le même fondement en matière d'effectivité de la décision.
2° Droit à
un jugement effectif
69. – Des avancées jurisprudentielles ont ici été réalisées, au visa explicite de
l'article 4 du Code civil, relativement au droit
à un jugement rendu dans un délai raisonnable (a) et dont l'exécution ne soit
pas entravée par la coexistence d'une autre décision incompatible (b).
a) Déni de
justice et délai raisonnable
70. – Le temps du procès
– "Justice delayed is justice denied",
rappelle l'adage anglais qui trouve son origine dans la Grande Charte de 1215.
Le reproche de lenteur adressé par les citoyens à la justice n'est pas nouveau
et assurément, une procédure juridictionnelle trop longue porte atteinte à la
crédibilité même de la justice. Or, l'engorgement des tribunaux combiné à la
transformation de la nature des contentieux (à moins que ce ne soit la
modification contemporaine du rapport de l'homme au temps : V. P. Virilio, Vitesse et politique : Galilée 1977 ;
Ville panique. Ailleurs commence ici : Galilée 2004) confèrent
actuellement à ce reproche récurrent une intensité sans précédent. En effet, le
"phénomène d'engorgement des prétoires conduit, dans certains ressorts,
non point seulement à un ralentissement de la marche des procès mais à une
véritable immobilisation de ceux-ci, confinant, de facto, à un véritable
déni de justice" (J. Van Compernolle, Le
droit d'être jugé dans un délai raisonnable : les effectivités d'un droit
processuel autonome, in Justice et droits fondamentaux, Études J.
Normand : Litec 2003, p. 471) et alors que par le passé
"chacun se résignait à ce que des procès concernant des héritages ou des
bornages de champs se développent sur une génération" aujourd'hui
"c'est le présent, voire l'avenir qui sont portés à la connaissance du
juge qui doit protéger les enfants, ordonner une remise en liberté ou
contraindre à la réintégration d'un salarié protégé, illégalement licencié.
Parce que l'office du juge a changé et que son temps d'intervention s'est
déplacé du passé vers l'avenir, on ne peut plus conseiller au justiciable
d'endurer ; il peut se prévaloir aujourd'hui d'une sorte de droit à
l'impatience" (H. Haenel et M.-A. Frison-Roche, Le juge et le
politique : PUF 1998, p. 198). À cette attente de justice prompte
correspond désormais le droit des justiciables à un jugement dans un délai
raisonnable. Au niveau international, la notion de délai raisonnable est
apparue au lendemain de la Seconde guerre mondiale et a été consacrée aux articles 6, § 1 de la Convention européenne des droits de
l'homme et 14, § 1 du Pacte international relatif aux
droits civiques et politiques. Mais la portée de ce droit, qui commande au juge
de rendre sa décision sans retard excessif eu égard à la spécificité de chaque
litige, est dans la dépendance des pouvoirs du juge dans l'avancée du procès.
Dans le procès civil, on l'a vu, le juge veille au bon déroulement de
l'instance, mais ce procès est, dans une large mesure, l'affaire des
parties. Si ces dernières s'accordent pour donner du temps au procès, soit pour
se réserver la possibilité d'un accord amiable, soit au contraire pour mieux
forger leurs armes, "le juge est alors relativement démuni, même si les
exigences de la statistique et de la LOLF le poussent à rechercher une rapide
radiation du rôle" (J.-P. Dintilhac, art. préc.,
p. 44). En revanche, quand une partie seule fait obstacle à l'avancée
du procès, le juge peut intervenir ; par exemple, face à un demandeur qui
ne comparaît pas et qui n'invoque aucun motif légitime, si le défendeur ne
demande pas que soit rendu un jugement sur le fond, le juge peut, même d'office
déclarer la requête caduque. Mais une des causes principales de lenteur de la
justice est celle qui résulte de la demande de renvois. Le juge peut alors
recourir à la prohibition des dénis de justice pour accélérer le traitement du
litige. Ainsi, dans un jugement rendu le 12 décembre 1988, le tribunal des
affaires de sécurité sociale de Paris affirme qu'après trois renvois
successifs, le tribunal est dans l'impossibilité de renvoyer une nouvelle fois
sous peine de déni de justice (TASS Paris, 12 déc. 1988, Hollande c/
caisse : JurisData n° 1988-049024).
71. – Report de l'affaire – Si l'article 4 du Code civil constitue une arme
procédurale redoutable entre les mains du juge, il n'empêche que le plus
souvent c'est le justiciable qui reproche au juge le déni de justice pour avoir
porté atteinte à son droit à une réponse dans un délai raisonnable. Il n'est
pas exclu que la doléance ainsi formulée ouvre la voie à une cassation
disciplinaire. Ainsi lorsque l'affaire est sans cesse reportée ou que le cours
de la justice est interrompu, le déni est constitué et la chambre criminelle,
dans un arrêt du 26 juin 1991 (Cass. crim., 26 juin 1991,
n° 90-80.422 : JurisData n° 1991-003645 ; Bull. crim. 1991, n° 278), a cassé au visa des articles 4 du Code civil et 6, § 1 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme un arrêt de cour
d'assises dans les termes suivants :
Les juges répressifs ne sauraient, sans interrompre le
cours de la justice, ordonner un sursis à statuer d'une durée
indéterminée ; ... l'arrêt attaqué par la cour d'assises, après avoir
partiellement accueilli les demandes des parties civiles portant sur divers
chefs de leur préjudice a, "faute de justificatifs versés à
l'audience", sursis à statuer sur le remboursement des frais d'obsèques et
d'inhumation de la victime ; ... en se prononçant ainsi sans fixer le
terme à l'issue duquel l'affaire serait à nouveau appelée, les juges du fond
ont méconnu le principe ci-dessus rappelé.
De même, il est admis que l'arbitre est tenu de rendre
sa sentence dans un délai raisonnable (V. par ex., CA Paris, 28 févr.
2008 : D. 2008. p. 1325, note R. Meese et p. 3111, obs. T. Clay) mais alors que l'obligation, pour les
arbitres, de respecter le délai d'arbitrage prévu par "le contrat
d'arbitre" a été qualifiée d'obligation de résultat (Cass. 1re civ., 6 déc. 2005, n° 03-13.116 : JurisData n° 2005-031141 ; JCP G 2006, II, 10066, note T. Clay ; JCP E 2006, 1284, note G. Chabot et JCP E 2006, 1395, obs. J. Paillusseau ;
Bull. civ. 2005, I, n° 462 ; D. 2006, p. 274, note P.-Y. Gautier
et p. 3026, obs. Th. Clay ; RTD civ. 2006,
p. 144, obs. Ph. Théry ; Rev. arb. 2006,
p. 126, note Ch. Jarrosson), en l'absence d'une stipulation de délai la Cour de cassation saisie d'une
action en responsabilité contre les arbitres décide qu'il ne peut être reproché
aux arbitres d'avoir laissé s'éterniser la procédure arbitrale, les arbitres
n'étant "tenus que d'une obligation de moyens" (Cass. 1re civ., 17 nov. 2010, n° 09-12.352 : JurisData n° 2010-021448 ; D. 2010,
p. 2849, obs. X. Delpech. Comme le souligne cet auteur, "il n'est
pas certain que cet arrêt contribue à la crédibilité de l'arbitrage comme mode
de règlement des litiges, en ce qu'il ouvre la voie à un éventuel déni de
justice").
72. – Droit à réparation
– La violation du droit à un jugement
dans un délai raisonnable est plus fréquemment indépendante de tout
comportement fautif du juge (lui-même victime d'un service public de la justice
pauvre en personnel et en moyens financiers, V. notamment É. Serverin, Le procès des délais de procédure
prud'homale : Revue de droit du travail 2012, p. 471) et échappe
alors à toute cassation disciplinaire. Aussi l'effectivité du droit à un procès
dans un délai raisonnable, dont on se félicite aujourd'hui, désigne en vérité
non pas l'effectivité d'un jugement obtenu dans un tel délai mais
l'effectivité du droit à réparation par l'État (établi dans un procès sur le
procès) pour les dommages résultant de la violation effective de ce droit du
fait d'une décision rendue bel et bien tardivement (pour un rappel récent par
la chambre criminelle de la Cour de cassation, V. l'arrêt rendu le
24 avril 2013 au visa des articles préliminaires du Code de procédure
pénale et 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'Homme :
"Il se déduit de ces textes que, si la méconnaissance du délai raisonnable
peut ouvrir droit à réparation, elle est sans incidence sur la validité des
procédures", Cass. crim., 24 avr. 2013,
n° 12-82.863 : JurisData n° 2013-007944; Procédures 2013, n° 7, comm.
221, A.-S. Chavent-Leclère; Dr. Pénal
2013, n° 6, comm. 99, A. Maron et M. Haas).
Mais le recours en indemnisation pour méconnaissance du délai raisonnable
doit-il lui-même être "bref et efficient" (I. de Silva, concl. sous T. confl., 30 juin 2008,
n° C3682) ? À cette fin, le Tribunal des conflits
dans sa décision rendue le 30 juin 2008 a jugé que, lorsque la durée
excessive d'une procédure résulte de la dualité des ordres de juridiction et
des "aller-retour" imposés aux justiciables entre les juridictions
administratives et judiciaires qui s'étaient déclarées successivement
incompétentes avant que le Tribunal des conflits lui-même ne règle ce conflit
négatif, il convient de confier à un juge unique le recours tendant à la
condamnation de l'État pour violation du droit à un jugement dans un délai
raisonnable, le juge compétent étant celui qui a finalement statué sur le fond
du litige (T. confl., 30 juin 2008,
n° C3682, préc. – V. E. Geffray et S.-J. Lieber, Dualité
de juridiction et recours en indemnisation pour méconnaissance du délai
raisonnable de jugement : AJDA 2008, p. 1593). Un même droit à
réparation est accordé à défaut d'exécution dans un délai raisonnable de la
décision (V. infra n° 86). Encore faut-il que le
justiciable ait obtenu une décision susceptible d'exécution. Or le droit à
l'exécution du jugement peut se trouver paralysé par la coexistence de
décisions contraires et inconciliables plaçant le justiciable dans une
"situation inextricable" (J. Boré, La cassation en matière civile :
Sirey, 1re éd. 1980, n° 2032). Mais, sans être inconciliables,
des décisions simplement contraires réalisent également un déni de justice.
b) Déni de
justice et inconciliabilité ou contrariété de décisions
73. – Droit à
l'exécution de la décision – L'exécution
de la décision se présente comme le prolongement nécessaire du procès.
"L'exécution, comme l'action en justice, a pour finalité d'assurer, de
garantir l'application du droit et (...) la non-exécution conduit à un déni de
justice lequel ne peut générer chez les justiciables qui en sont victimes qu'un
sentiment d'injustice, de frustration, de non-droit" (C. Hugon,
L'exécution des décisions de justice, in Libertés et droits fondamentaux (ss dir.) : Dalloz,
7e éd. 2001, p. 643. – V. également en droit administratif, la loi n° 95-125 du 8 février 1995, qui
a conféré un pouvoir d'injonction au juge administratif en vue de l'exécution
de la chose jugée : C. trib. adm., art. L. 8-2, L. 8-3 et L. 8-4,
aujourd'hui C. just. adm.,
art. L. 911-1, L. 911-2, L. 911-3 et L. 911-4). La Cour européenne des droits de l'homme a ainsi rattaché l'exécution des
décisions de justice au droit à un procès équitable et déduit l'existence d'un
droit fondamental à l'exécution des jugements (CEDH, 19 mars 1997,
n° 18357/91, Hornsby c/ Grèce : JCP G 1997, II, 22949, note O. Dugrip et F. Sudre ; D. 1998, II, p. 74 ;
RTD civ. 1997, p. 1009, obs. J.-P. Marguénaud).
Mais, là encore, divers obstacles de fait – par exemple, l'insolvabilité du
débiteur –, comme de droit – par exemple l'immunité d'exécution des États
étrangers (sur ce point, V. B. Ancel et Y. Lequette, comm. ss Cass. 1re civ., 14 mars 1984, Eurodif et
Cass. 1re civ., 1er oct. 1985, Sonatrach : GAJFDIP, op. cit., n° 65-66, p. 594. – V. également,
codifiant cette jurisprudence pour les biens des banques centrales étrangères,
l'article L. 153-1 du Code monétaire et financier introduit par la loi du 26 juillet 2005“pour la confiance et la
modernisation de l'économie”, dont le but avoué est de rendre attractive la
place financière de Paris. Cette dernière considération, dans un contexte
concurrentiel et mondialisé, apparaît bien comme la justification principale –
contre laquelle l'argument du mépris de la chose jugée ne pèse guère – des
limites encore posées au recul néanmoins réel des immunités d'exécution des
États étrangers) –, peuvent s'opposer à l'exécution des décisions. Parmi ces
derniers obstacles de droit, il en est un très particulier, l'impossibilité
d'exécution résultant de l'existence de décisions contraires et inconciliables,
qui a donné lieu récemment à une jurisprudence constructive sur le fondement de
l'article 4 du Code civil.
74. – Dualisme juridictionnel et
contrariété de décisions – En droit
interne, la contrariété de décisions est rapprochée de longue date du déni de
justice. Ainsi la compétence du Tribunal des conflits prend expressément appui,
dans l'article 1er de la loi du 20 avril 1932, sur le refus qu'une
contrariété de décisions conduise à un déni de justice en disposant que :
Peuvent être déférées au Tribunal des conflits,
lorsqu'elles présentent une contrariété conduisant à un déni de justice, les
décisions définitives rendues par les tribunaux administratifs et les tribunaux
judiciaires dans les instances introduites devant les deux ordres de
juridictions, pour des litiges portant sur le même objet.
Il appartient alors au particulier de saisir le
Tribunal des conflits dans les deux mois du jour où la dernière décision rendue
est devenue définitive (V. T. confl., 12 avr. 2010,
n° 10-03731), sans exigence d'épuisement des voies de
recours, pour qu'il statue au fond et règle définitivement le litige ; la
loi de 1932 exige alors tant la "contrariété" des jugements (V. T. confl., 23 févr. 1981, Min. env. c/ Gouygon : Rec., p. 889. – T. confl.,
19 déc. 1988, Mme Noël : Rec., p. 495) que des litiges
portant sur le "même objet" (V. T. confl.,
2 juill. 1979, Caisse primaire d'assurance-maladie de Béziers Saint
Pons : Rec., p. 569. – T. confl.,
18 mars 1991, M. et Mme Dufal : Rec.,
p. 460). Quant à la condition d'identité d'objet, la jurisprudence du
Tribunal des conflits a toujours été relativement souple, les conclusions
développées devant les juridictions des deux ordres devant seulement tendre à
la même fin (pour une illustration récente de cette souplesse, V. T. confl., 6 juill. 2009, Mario Bonato c/
APEILOR, n° 3692 : RFDA 2009,
p. 1229, note D. Pouyaud. L'arrêt
retient l'identité d'objet entre la demande portée devant la juridiction
administrative relative au seul paiement d'heures supplémentaires et la demande
soumise à la juridiction judiciaire relative non seulement au règlement de ces
heures mais aussi au règlement de diverses indemnités de rupture. – Mais,
pour un exemple d'irrecevabilité de la requête au motif de l'absence d'identité
d'objet, V. T. confl., 27 févr. 1995, SARL
Tourangelle d'exploitation de marques "Stem-Turonne" :
Rec. Lebon, p. 493, qui juge que ne portent pas sur le même objet
l'arrêt d'une cour d'appel statuant sur des poursuites pénales engagées contre
le gérant d'une société sur plainte de l'administration fiscale et l'arrêt
d'une cour administrative d'appel statuant sur l'action de cette société en
décharge des pénalités et impôts auxquels elle a été assujettie). Quant
à la contrariété entraînant déni de justice, elle a été précisée par le
Tribunal des conflits dans son arrêt Ratinet (T. confl., 26 juin 2006,
n° C3499, JurisData n° 2006-308291) qui retient
que "le déni de justice existe au sens de ladite loi lorsqu'un demandeur
est mis dans l'impossibilité d'obtenir une satisfaction à laquelle il a droit,
par suite d'appréciations inconciliables entre elles portées par les
juridictions de chaque ordre, soit sur des éléments de fait, soit en fonction
d'affirmations juridiques contradictoires". Jusqu'à l'arrêt Mario Bonato c/ APEILOR (préc.), le
Tribunal des conflits subordonnait la recevabilité des requêtes présentées sur
le fondement de la loi de 1932 d'une part, à l'existence de deux décisions au
fond émanant des deux ordres de juridiction (pour une requête déclarée
irrecevable en présence de deux décisions d'incompétence, le Tribunal des
conflits jugeant qu'il ne peut alors s'agir que d'un conflit négatif, V. T. confl., 27 juin 1955, D. Barbier, 2e esp. : Rec.
Lebon, p. 624 ; pour une requête déclarée irrecevable en présence
d'une décision d'irrecevabilité et d'une décision d'incompétence, V. T. confl., 13 févr. 1958, Alioune Kane : Rec. Lebon,
p. 790 ; et, pour une requête déclarée irrecevable en présence
d'une décision sur le fond et une décision d'incompétence, V. T. confl., 16 janv. 1995, M.
Maurel, n° 02853), d'autre part, au caractère
incontestable des droits du requérant (V. notamment T. confl.,
12 déc. 1942, Duclos-Derouinau : Rec. Lebon
1943, p. 321. – T. confl., 6 juill. 1946,
Tardif : Rec. Lebon, p. 329. – T. confl.,
2 juill. 1962, Épx Kirby : Rec. Lebon, p. 827. – T. confl., 4 nov. 1985, Bouché : Rec. Lebon,
p. 408). Or, dans l'affaire Mario Bonato, alors que le requérant s'était heurté à des décisions d'incompétence des
juges judiciaires et devant les juridictions administratives au rejet de sa
demande comme mal fondée (la preuve de l'accomplissement des heures
supplémentaires n'étant pas rapportée), le Tribunal des conflits admet la
recevabilité de la requête fondée sur la loi du 20 avril 1932, tout en
estimant qu'il n'était pas en mesure de juger au fond et en prescrivant donc
aux parties de produire dans un délai de trois mois tous les éléments
permettant au tribunal de se prononcer sur les droits invoqués par M. Bonato. Ainsi le Tribunal des conflits, en admettant dans
cet arrêt Mario Bonatola recevabilité de la
requête sur le fondement de la loi de 1932 alors qu'il était en présence d'une
décision administrative sur le fond et d'une décision judiciaire d'incompétence
et alors que les droits du requérant ne lui apparaissaient pas incontestables
(puisqu'il suspend son propre jugement au fond au résultat du complément
d'instruction qu'il ordonne), modifie et assouplit considérablement, au regard
de sa jurisprudence antérieure, les caractéristiques essentielles de la
procédure du conflit de décisions.
75. – Autorité de
la chose jugée et contrariété de décisions – Dans l'ordre judiciaire, longtemps l'autorité de chose
jugée dont sont en principe revêtues les décisions de justice, élevée au rang
de vérité légale par l'article 1351 du Code civil, a constitué tout à
la fois l'instrument et la limite de la sanction des contrariétés des
décisions. En effet, "l'infaillibilité des décisions judiciaires ne
connaissait de limite que lorsqu'elle se heurtait à une autre infaillibilité de
même valeur, à savoir une autre décision judiciaire" (M.
Contamine-Raynaud, L'inconciliabilité de jugements : de l'autorité
judiciaire à la raison judiciaire, in Mél. P. Raynaud : Dalloz 1985,
p. 113). En cas de contrariété entre deux décisions rendues “entre
les mêmes parties sur les mêmes moyens” par des juridictions différentes,
l'article 6, Titre I, 1re partie, du Règlement de 1738, repris par l'article
504 de l'ancien Code de procédure civile, frappait de nullité la seconde
décision rendue pour avoir enfreint l'autorité de chose jugée de la première.
Quand deux décisions contradictoires émanaient d'une même juridiction, cette
contradiction était sanctionnée par l'ancienne requête civile (CPC, art. 480, 6°). Les nouveaux
textes du Code de procédure civile ont largement remis en cause cette
infaillibilité des décisions judiciaires, en instaurant des sanctions
nouvelles. Notamment, les articles 617 et 618 du Code de procédure civile réglementent deux sortes de contrariétés de jugements. Aux termes du premier (comp. le recours en révision ouvert par l'article 622, 2° du Code de procédure pénale),
quand la contrariété de décisions résulte d'une violation de l'autorité de la
chose jugée (subordonnée à la triple identité des parties, cause, et objet), la
seconde décision peut faire l'objet d'un pourvoi en cassation et, si la
contrariété est constatée, elle se résout au profit de la première. Aux termes
du second article, quand la contrariété de décisions ne résulte pas d'une
violation de la chose jugée, les deux décisions sont susceptibles d'un recours
en cassation et, si leur inconciliabilité est constatée, la Cour de cassation
annule l'une des deux décisions ou, s'il y a lieu, les deux décisions (sur le
recours spécifique organisé par l'article 618 du Code de procédure civile, V.
M. Contamine-Raynaud, art. préc. – P. Julien,
Remarques sur la contrariété des décisions de justice, in Mél. P. Hébraud : Presses universitaires de Toulouse 1981,
p. 493. – C. Puigelier, note ss Cass. 2e civ., 12 janv. 1994 : JCP G 1995, II, 22435. – Th. Le Bars, note ss Cass. ass. plén., 29 nov. 1996, Sté Chaumet et a. c/ SA Béhar : JCP G 1997, II, 22807. – V. également les
rapprochements opérés entre d'un côté, l'autorité de chose jugée, la
litispendance – instrument de prévention des oppositions de chose jugée – et l'article 617 du Code de procédure civile ;
de l'autre, l'efficacité substantielle, la connexité renforcée ou
indivisibilité et l'article 618 du Code de procédure civile, in
J. Héron, Droit judiciaire privé : Montchrestien, Précis Domat, 1991).
Mais la condition d'"inconciliabilité" des décisions posée par l'article 618 du Code de procédure civile apparaissait plus exigeante que la simple "contrariété",
l'incohérence juridique résultant du rapprochement de ces décisions devant se
traduire par des effets concrètement inconciliables, par une impossibilité
d'exécution simultanée des décisions (pour des illustrations jurisprudentielles
récentes, V. Cass. 2e civ., 14 oct. 2004, n° 02-20.733 et
n° 02-21.054 : JurisData n° 2004-025191. – Cass. com.,
7 févr. 2006, n° 05-11.078. – Cass. com., 8 juin 2013,
n° 12-12.842 : JurisData n° 2013-012605. – Sur la
distinction entre l'inconciliabilité et la contrariété de décisions, Mme
Contamine-Raynaud précise que "selon le Robert, deux principes sont
inconciliables lorsqu'ils s'excluent l'un l'autre, tandis que deux propositions
contradictoires sont deux propositions opposées. Si l'on compare ces deux
définitions, on peut constater que la contrariété s'attache à la cause et
l'inconciliable à la conséquence. Deux principes peuvent être inconciliables
parce qu'ils sont contradictoires, mais ils peuvent être contradictoires
sans être inconciliables"). Or, l'arrêt d'assemblée plénière de la Cour de
cassation du 29 novembre 1996, rendu au visa de l'article 4 du Code civil, a non seulement étendu
le domaine d'application du remède aux contrariétés de décisions instauré par
l'article 618 du Code de procédure civile mais
révélé une conception plus souple de l'"inconciliabilité" (Cass. ass. plén., 29 nov. 1996, préc.).
76. – Notion d'inconciliabilité – Saisie d'un pourvoi sur le fondement de l'article 618 du (Nouveau) Code de procédure civile alors qu'une des deux décisions attaquées émanait d'une juridiction civile et
l'autre d'une juridiction pénale, la Cour de cassation était invitée tant par
le rapporteur, Mme Aubert, que par le Premier Avocat général, M. Monnet, à
faire œuvre d'interprétation créatrice sur la base de l'article 4 du Code civil pour lever l'obstacle
de l'irrecevabilité du pourvoi au motif de l'inapplicabilité de l'article 618 du Code de procédure civile, texte
de droit judiciaire privé et de nature réglementaire (D. n° 79-941, 7 nov. 1979), alors
que la procédure pénale relève du domaine de la loi en vertu de l'article 34 de la Constitution de 1958 (V.
Bull. inf. C. cass., n° 443, 1er févr.
1997). Or, la Cour de cassation, au seul visa de l'article 4 du Code civil, déclare que :
... le pourvoi dirigé contre deux décisions dont l'une
émane du juge pénal et l'autre du juge civil est recevable lorsque, même non
rendues en dernier ressort et alors qu'aucune d'elles n'est susceptible d'un
recours ordinaire, elles sont inconciliables et aboutissent à un déni de
justice.
C'est donc moins le pouvoir d'interprétation créative
ouvert au juge par l'article 4 du Code civil dans sa portée
positive, qui est invoqué et appelé ici à légitimer l'extension du domaine
d'application de l'article 618 du Code de procédure civile, que la
prohibition du déni de justice énoncée par cet article dans sa portée négative.
La confirmation par cet arrêt de l'analyse de l'inconciliabilité des décisions
comme un déni de justice doit être approuvée car, ainsi que le souligne M. Le
Bars, en présence de deux décisions inconciliables, le déni de justice certes
n'est pas imputable aux juges du fond, l'un et l'autre ayant statué sur les
demandes des parties, mais il y a bien "déni de justice de la part de
l'ordre juridique dans son ensemble", dans la mesure où "à défaut
d'un recours tel que celui de l'article 618 du Code de procédure civile,
l'ordre juridique laisserait subsister simultanément deux décisions qui, par
leur caractère inconciliable, se neutralisent mutuellement, plongeant ainsi les
parties dans une situation de non-droit" (V. Th. Le Bars, note ss Cass. ass. plén., 29 nov. 1996, préc.,
spécialement n° 14. – Pour une confirmation de cette
solution, mais au double visa des articles 4 du Code civil et 618 du Nouveau Code de procédure civile, V. Cass. 3e civ., 1er avr. 2003, n° 01-18.040 : JurisData n° 2003-018676 et Cass. ch. mixte, 11 déc. 2009, n° 09-13.944 : JurisData n° 2009-050675). Mais cette
corrélation ainsi établie avec la prohibition du déni de justice ne pouvait que
rejaillir sur la définition de l'inconciliabilité, entendue moins
rigoureusement. L'arrêt d'assemblée plénière devait le révéler car, en
l'espèce, les deux décisions n'apparaissaient pas à la fois contraires et
inconciliables. La Cour de cassation avait en effet à apprécier la
conciliabilité de l'ordonnance devenue irrévocable du juge-commissaire dans la
procédure de redressement judiciaire ouverte à l'encontre de la société Chaumet
devant le tribunal de commerce de Paris, ayant rejeté l'action en revendication
d'une parure de bijoux formée par la société Claude Béhar et d'un arrêt devenu définitif de la chambre correctionnelle de la cour d'appel
de Paris, ayant ordonné la restitution à la société Claude Béhar de cette parure saisie par le juge d'instruction. Or, ces deux décisions
n'étaient pas inconciliables, au sens classique du terme précédemment défini,
dans la mesure où le second arrêt considérait que le droit de propriété de la
société Béhar n'était pas contesté alors que
l'ordonnance du juge-commissaire avait seulement débouté de son action en
revendication la société Béhar sans pour autant se
prononcer sur l'identité du propriétaire. Mais le rejet de la revendication
présentée par la société Béhar conduisait, en
pratique, à ce que la parure litigieuse devienne le gage des créanciers de la
société Chaumet au mépris de l'arrêt d'appel ayant ordonné à travers la
restitution que son propriétaire, la société Béhar,
en retrouve la maîtrise. Il y avait, semble-t-il, inconciliabilité de facto sans contradiction de jure.
77. – Par ailleurs, dans sa note sous cet arrêt d'Assemblée plénière, M. Le Bars
soulignait certaines difficultés de mise en œuvre de la conception classique de
l'inconciliabilité, entendue comme l'impossibilité d'exécuter simultanément
deux décisions, dont l'une ordonne une chose quand l'autre prescrit son
contraire (pour des illustrations, V. jurisprudence préc.
n° 75 et l'arrêt rendu par la chambre mixte à propos d'un conflit
entre l'ordonnance d'un juge des libertés et de la détention refusant
la mainlevée de l'inscription provisoire d'une hypothèque qu'il avait
antérieurement ordonnée et la décision du juge civil ordonnant
la mainlevée de cette mesure : Cass. ch. mixte, 11 déc. 2009, n° 09-13.944 : JurisData n° 2009-050675, préc.). Dans l'hypothèse de décisions privées
d'efficacité substantielle, ne modifiant donc en rien l'ordonnancement
juridique (décisions purement déclaratoires, certains jugements de débouté) et
par nature insusceptibles d'exécution (V. C. Bléry,
L'efficacité substantielle des jugements civils : LGDJ, Bibliothèque de
droit privé, 2000, t. 328), s'en tenir à cette définition classique
exclurait le jeu du recours en cassation pour contrariété de ces décisions.
Pour ces décisions privées d'efficacité substantielle, M. Le Bars mettait en
lumière l'intérêt de retenir la suggestion de Mme Contamine-Raynaud de prendre
en considération la contradiction des motifs décisifs, c'est-à-dire des
"motifs strictement indissociables du dispositif" (M.
Contamine-Raynaud, art. préc., n° 10. –
M. Le Bars ajoutait : "Peut-être même faudrait-il ne prendre en
considération que les motifs proclamant un droit subjectif (ou une obligation)
abstrait", note préc., n° 25), pour
le jeu de l'article 618 du Code de procédure civile (T.
Le Bars, note préc., n° 25). À l'appui de sa
démonstration, Mme Contamine-Raynaud relevait un arrêt rendu par la troisième
chambre civile le 6 janvier 1982, dans lequel la Cour de cassation –
appelée à se prononcer sur l'inconciliabilité de deux décisions rendues
successivement par la cour d'appel d'Aix, l'une ordonnant la démolition d'un
immeuble et l'autre la refusant – ne s'était pas limitée à constater
l'impossibilité d'exécution des deux décisions mais était "remontée à
la source de cette situation", soit aux "motifs décisoires des deux
décisions soumises à son examen" (art. préc.,
n° 9, citant l'attendu suivant de l'arrêt : "Attendu que les
deux arrêts, qui attribuent au même terrain des surfaces différentes et en
déduisent pour la société Les Hespérides des conséquences contradictoires quant
aux possibilités de construire, sont inconciliables", Cass.
3e civ., 6 janv. 1982 : JurisData n° 1982-700035 ; Bull. civ.
1982, III, n° 3 ; Gaz. Pal. 21 juill. 1982, p. 202 et 203,
note J. Viatte). Au-delà, la Cour de cassation a effectivement, dans des
hypothèses où elle était saisie sur le fondement de l'article 618 du Code de procédure civile, retenu
la contrariété de décisions ne plaçant pas les demandeurs dans la situation
impossible d'avoir à exécuter des condamnations incompatibles. Par exemple
quand, en application de l'article L. 122-12, alinéa 2 du Code du travail (dans sa version abrogée au 1er mai 2008, V. depuis : C. trav., art. L. 1224-1),
"il résulte, du rapprochement de deux arrêts qu'aucune des deux sociétés
défenderesses n'était l'employeur à qui le licenciement des salariés fût
imputable et de chacun de ces arrêts que c'était l'autre société qui devait en
répondre, ces décisions sont inconciliables" (Cass. soc., 8 nov.
1988, n° 88-41.353 : JurisData n° 1988-002499 ; Bull. civ.
1988, V, n° 571) ; de même quand "de leur rapprochement, il
résulte tout à la fois que Mme X., a et n'a pas été la salariée de la société
Cosmo" (Cass. soc., 13 sept. 2005, n° 03-43.361 : JurisData n° 2005-030075 ; Bull. civ.
2005, V, n° 253). De ces dernières décisions doit être rapproché un
arrêt du 22 janvier 2004 de la deuxième chambre civile de la Cour de
cassation(Cass. 2e civ., 22 janv. 2004, n° 01-11.665 : JurisData n° 2004-021978 ; Bull. civ.
2004, II, n° 14), qui retient la contrariété de deux arrêts dans les
conditions suivantes :
... le 4 octobre 1991, deux fonctionnaires de
police, avisés qu'un cambriolage venait de se commettre, ont poursuivi avec
leur véhicule administratif les malfaiteurs qui s'enfuyaient à bord de trois
automobiles volées ; ... M. X. s'est joint à la poursuite avec un second
véhicule administratif ; ... au cours de cette poursuite, une des
automobiles poursuivies a percuté le premier véhicule administratif et a été
projetée sur le véhicule conduit par M. X. ; ... blessé, M. X. a demandé à
être indemnisé par une commission des victimes d'infraction (CIVI) ; ...
un arrêt de la cour d'appel de Grenoble du 14 mars 1995 a rejeté sa
demande en considérant que M. X. avait été victime d'atteintes corporelles
entrant dans le champ d'application de la loi du 5 juillet 1985 ; ...
à la suite de ce premier arrêt M. X. a assigné la Matmut, assureur d'un des
véhicules volés, l'agent judiciaire du Trésor et le Fonds de garantie contre
les accidents de la circulation et de chasse (FGA), en réparation de son
préjudice ; ... un arrêt de la cour d'appel de Paris du 26 février
2001 a déclaré sa demande irrecevable en énonçant que la loi du 5 juillet
1985 n'était applicable qu'aux seuls accidents de la circulation, à l'exclusion
des infractions volontaires et des conséquences prévisibles de celles-ci et en
retenant que le dommage était la conséquence directe et prévisible, tant pour
les malfaiteurs que pour ce fonctionnaire de police lancé à leur poursuite, du
cambriolage ; ... du rapprochement de ces deux arrêts, il résulte tout à
la fois que la loi du 5 juillet 1985 est applicable et ne l'est pas ;
... ces décisions sont inconciliables et aboutissent à un déni de justice.
Il appert donc de l'examen de la jurisprudence du Tribunal
des conflits et des juges judiciaires une évolution comparable vers une
acception assouplie du déni de justice résultant d'une contrariété de décisions
et privant le justiciable de son droit à un jugement effectif. Ainsi les
recours prévus par la loi de 1932 et l'article 618 du Code de procédure civile tendent-ils à assumer pleinement aujourd'hui leur fonction : éviter le
déni de justice, auquel le justiciable se trouverait exposé en présence de
décisions contradictoires le privant d'une décision effective. Qu'en est-il des
autres sanctions du droit à un jugement ?
78. – La positivité des droits d'accéder à un juge et d'obtenir un jugement
susceptible d'exécution rendu au terme d'un procès équitable est donc certaine
en droit d'origine interne mais l'inscription de ces droits dans la Convention européenne des droits de l'Homme,
dont le respect est contrôlé par un organe, la Cour européenne des droits de
l'homme, laquelle peut être saisie directement par les justiciables après
épuisement des voies de recours internes, en a accru l'effectivité. Les
sanctions administrées par cette dernière (1°) doivent être exposées
préalablement aux sanctions internes, dont l'évolution est largement déterminée
par la jurisprudence européenne (2°).
1° Sanctions
de la Cour européenne des droits de l'homme
79. – Autorité
relative de la chose jugée et autorité de la chose interprétée des arrêts de la
Cour européenne des droits de l'homme – En
vertu de l'article 1er de la Convention, les États contractants s'engagent à
reconnaître “à toute personne relevant de leur juridiction” les droits
et libertés, que ce texte définit. Si l'article 52 prévoit que “toute Haute
Partie contractante fournira sur demande du Secrétaire général du Conseil de
l'Europe, les explications requises sur la manière dont son droit interne
assure l'application effective de toutes les dispositions de cette Convention”,
la formulation de l'article 19, aux termes de laquelle “afin d'assurer le
respect des engagements résultant pour les Hautes parties contractantes de la
présente Convention et de ses protocoles, il est institué une Cour européenne
des droits de l'homme”, révèle le caractère marginal du mécanisme de
contrôle prévu par l'article 52. C'est bien la Cour européenne des droits de
l'homme qui est au cœur de l'effectivité de la Convention. Les textes
instaurent un monopole d'interprétation de la Convention au profit de la Cour
(sur l'interprétation évolutive à laquelle elle se livre, V. l'arrêt CEDH,
13 juin 1979, Golder c/ RU, Marckx c/ Belgique, n° 6833/74, Notice A31 : "La Convention est un
instrument vivant qui doit s'interpréter à la lumière des conditions
d'aujourd'hui") ; ce qui n'interdit pas aux tribunaux nationaux, dès
lors que la Convention est d'effet direct et qu'ils ne sont pas
hiérarchiquement subordonnés à la cour, d'en être les juges naturels. La cour
peut être saisie, pour manquement aux dispositions de la Convention, de
plaintes émanant soit d'un État contractant (Conv. EDH, 4 nov. 1950, art. 33),
soit “d'une requête individuelle par toute personne physique, toute
organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend
victime d'une violation par l'une des Hautes parties contractantes des droits
reconnus dans la convention ou ses protocoles (...)” (Conv. EDH, 4 nov. 1950, art. 34).
La création de la Cour européenne des droits de l'homme et le droit de recours
individuel, après épuisement des voies de recours internes, ont assuré
l'ascendant des droits posés par la Convention sur le droit et les pratiques
des États signataires. Certes, les arrêts de la Cour européenne des droits de
l'homme n'ont pas d'effet erga omnes, le
constat de la violation par un État d'un droit garanti et l'arrêt rendu à
propos de cette affaire ne valant qu'à l'égard du requérant. En outre, la
dernière décision interne a autorité de chose jugée et c'est seulement lorsque
la législation ou la pratique nationales le prévoient que l'arrêt de la Cour
européenne des droits de l'homme modifie la situation juridique interne du
requérant. Mais “si la cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention
ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne
permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable” (art. 41).
La Convention, en vertu de son article 46, § 2, institue une surveillance
de l'exécution de l'arrêt ; elle est confiée au Comité des ministres du
Conseil de l'Europe qui invite l'État à l'informer des mesures prises à la
suite de l'arrêt (sur les sanctions dans l'hypothèse d'école d'un État refusant
d'exécuter un arrêt de la Cour, V. art. 8). Ainsi l'arrêt est
obligatoire pour l'État défendeur et l'obligation ne s'étend pas en principe
au-delà du cas tranché. Cette affirmation ne saurait toutefois masquer
l'originalité du contentieux devant la Cour européenne des droits de l'homme.
Se prononçant sur les droits d'une victime (contentieux subjectif), la décision
a bien une autorité relative de la chose jugée. Mais, à l'occasion d'une
affaire précise, la cour se prononce explicitement ou implicitement sur la
compatibilité d'un acte interne avec l'interprétation qu'elle retient de la
convention (contentieux objectif) ; ce qui conduira l'État, en cas de
condamnation à modifier une loi, un règlement, une pratique, une jurisprudence,
même si l'arrêt ne précise pas les mesures que doit prendre l'État. Et,
au-delà, à partir du cas d'espèce opposable à un seul État, l'interprétation
donnée par la cour acquiert une autorité propre qui peut s'exercer sur tous les
États contractants (V. l'arrêt CEDH 18 janv. 1978, Irlande c/ Royaume
Uni, série A, n° 25, p. 62, § 154). où la cour elle-même a reconnu que "ses arrêts servent
non seulement à trancher le cas dont elle est saisie, mais plus largement,
à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la convention et à
contribuer de la sorte au respect des engagements assurés par les États
contractants" et qu'ils sont susceptibles de "produire des effets débordant
les limites du cas d'espèce". Les interprétations de la cour faisant corps
avec la norme conventionnelle acquièrent à l'égard de tous les États
contractants un caractère obligatoire, qu'exprime le concept d'autorité de la
chose interprétée (V. C. Deffigier, H. Piaulat, V. Saint-James, A. Sauviat, L'autorité
interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, in CEDH
et droit privé, ss dir.
J.-P. Marguénaud, Perspectives sur la justice, Maison
de recherche "Droit et Justice" : Doc. fr. 2001, p. 11). Tout juge national qui ne respecte pas l'autorité de la
chose interprétée des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme risque
donc d'exposer l'État contractant dont il est l'organe aux diverses sanctions
juridiques et politiques que comporte, dans le système de la convention, la
mise en œuvre de la responsabilité internationale des États contractants (mais
le principe de la séparation des pouvoirs, tel qu'organisé par les règles
constitutionnelles françaises, peut placer le juge dans une position
inconfortable car en appliquant immédiatement la dernière jurisprudence
européenne, il encourt un autre risque, celui d'excéder ses pouvoirs en se
substituant aux autorités normatives compétentes pour modifier le droit
interne, V. H. Pauliat et V. Saint-James, art. préc.,
spécialement p. 56 et 57). Ainsi la cour, par ses arrêts constatant la
violation de la convention, en impose le respect aux États contractants et par
ses interprétations en garantit l'application uniforme.
80. – Droit à un procès équitable et déni
de justice – Pièce maîtresse du droit
européen des droits de l'homme, le droit à un procès équitable, énoncé à
l'article 6, § 1 et directement relié par l'arrêt Golder à la prohibition du déni de justice (V. supra n° 62), est fréquemment invoqué à
l'appui de recours individuels devant la Cour européenne des droits de l'homme.
On ne saurait nier, concernant le droit à un jugement, l'importance de la
jurisprudence européenne (cependant, V. V. Haïm, Faut-il supprimer la Cour
européenne des droits de l'homme ? : D. 2001, p. 2988,
spécialement les critiques de l'auteur relatives à l'interprétation stricte
retenue par la Cour européenne "des contestations sur des droits et
obligations civils". – Adde pour le
contentieux fiscal, O. Debat, La rétroactivité et
le droit fiscal : Defrénois, Collection de Thèses, 2006, t. 18,
n° 435). Pour s'en tenir au droit français, sur bien des points,
"il a fallu attendre les arrêts de condamnations, pour voir les choses
évoluer en droit du procès" et il n'y aurait pas lieu de s'en inquiéter
outre mesure car "c'est sur le terrain des droits de procédure que la Cour
européenne doit être insistante, doit exercer un contrôle maximal des procès
nationaux, donc des législations nationales, davantage que sur celui des droits
substantiels... la règle de subsidiarité, de la démocratie de proximité, doit
être d'autant plus forte que l'on est dans le domaine des droits substantiels
de conscience en quelque sorte. En revanche, dès que l'on touche aux droits de
procédure et à la dignité de la personne humaine, la réalité nationale doit
s'estomper derrière les exigences fixées par la Cour européenne des droits de
l'Homme, les premiers parce qu'ils participent de l'effectivité de tous les
autres droits, la seconde parce qu'elle est de l'essence d'une démocratie" (S. Guinchard, Menaces sur la justice des droits de l'homme et les droits
fondamentaux de procédure, in La création du droit jurisprudentiel, Mél. J.
Boré : Dalloz 2007, p. 209, spécialement p. 217 et 218. La
distinction proposée appelle néanmoins la critique dans la mesure où elle
présuppose une indépendance radicale entre droits substantiels et droits
procéduraux et, par ailleurs, place beaucoup d'espoirs dans la sagesse de la
cour pour définir ces droits de procédure et la dignité humaine, pressentis
comme universels –propres aux démocraties ou encore naturels – et devant
dépasser de ce fait les particularismes nationaux). Si la menace européenne qui
pèse sur nos conceptions françaises des droits de procédure peut être
relativisée, en raison d'une jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l'homme parfois peu exigeante au regard du droit à un jugement (a), il
n'empêche que le contrôle opéré par cette cour sur les décisions des
juridictions supérieures des États parties place ces dernières, et notamment la
Cour de cassation française dans une position inconfortable (b).
a) Une
jurisprudence européenne parfois timorée
81. – Une menace à
relativiser : l'exemple de l'aide juridictionnelle – Concernant le droit d'accès à un juge, une telle attitude
peu audacieuse de la cour a déjà été relevée en matière d'immunités des États
et des organisations internationales, laquelle est apparue néanmoins justifiée
par des considérations politiques (V. supra n° 67). On peut également (mais ici sans
aucune justification de ce genre) souligner l'évolution de la jurisprudence
européenne particulièrement favorable au système français de l'aide
juridictionnelle, lequel pourtant autorisait que l'on nourrisse des doutes sur
sa compatibilité avec le droit fondamental à un jugement (V. S. Guinchard,
Petit à petit, l'effectivité du droit à un juge s'effrite, in Mél. J.
Boré : Dalloz 2007, p. 275). L'article 7, alinéa 1er de la loi n° 91-647 du
10 juillet 1991 relative à l'aide juridique (JO
13 juill. 1991) prévoit que “l'aide juridictionnelle est accordée à
la personne dont l'action n'apparaît pas, manifestement, irrecevable ou dénuée
de fondement” et l'alinéa 3 du même article ajoute une restriction
supplémentaire devant la Cour de cassation en posant qu'“en outre, en
matière de cassation, l'aide juridictionnelle est refusée au demandeur si aucun
moyen sérieux de cassation ne peut être relevé”. Or, comme le démontre M.
Guinchard, "cumulée avec la représentation obligatoire, cette disposition,
quoi qu'en pense et qu'en dise la Cour européenne des droits de l'homme peut
constituer un véritable obstacle au droit effectif à un juge" (art. préc., p. 277). Dans un arrêt de principe Airey c/ Irlande (CEDH, 9 oct. 1979, Airey c/ Irlande, n° 6289/73, Notice A32), rendu
en matière de séparation de corps, la Cour européenne avait jugé que lorsqu'il
est possible d'accéder à un juge sans avocat, donc sans frais, mais qu'en
raison de la complexité de la procédure les chances de succès sans le concours
d'un avocat sont minimes, l'absence d'aide juridictionnelle revient à priver le
justiciable de son droit d'accès effectif à un juge. Par cet arrêt, la cour
consacrait une aide à l'accès au juge dans deux hypothèses "soit parce que
la loi prescrit la représentation par avocat, soit en raison de la complexité
de la procédure" (§ 27). Certes la cour n'excluait pas la
possibilité pour les droits nationaux de conditionner l'aide juridictionnelle
notamment à l'absence de plainte manifestement infondée, dilatoire ou
fantaisiste mais ces conditions ne devaient pas porter atteinte à la
substance même du droit à un juge. Or, sur ce dernier point sa jurisprudence
devait évoluer. Alors que dans un arrêt Aerts c/ Belgique du 20 juillet 1998 (CEDH, 20 juill. 1998, Aerts c/ Belgique, n° 25357/94 : Recueil
1998-V ; D. 1998, p. 1, obs. F. Rolin) elle considérait que le
filtrage des demandes d'aides juridictionnelles devant la Cour de cassation
belge, fondé sur la justesse de la prétention appréciée par un bureau d'aide ou
d'assistance judiciaire "porte atteinte à la substance même du droit à un
tribunal", elle a validé, dans un arrêt Gnahoré c/ France du 19 septembre 2000 (CEDH, 19 sept. 2000, Gnahoré c/ France, n° 40031/98 : Recueil
2000-IX ; D. 2001, p. 725, note F. Rolin et p. 1063, obs. N. Fricéro) le système français de filtrage devant la Cour
de cassation en retenant que l'appréciation d'un défaut de moyen sérieux pour
refuser l'aide ne constituait pas un obstacle au droit à un juge. La portée de
l'arrêt pouvait toutefois être atténuée du fait que le requérant agissait dans
une matière alors dispensée de la représentation obligatoire. Quels que soient
les mérites de la distinction ainsi introduite, a contrario, le système
français d'octroi de l'aide juridictionnelle devant la Cour de cassation (ou le
Conseil d'État) pouvait paraître fragilisé par cet arrêt, dès lors que la
représentation par avocat est rendue obligatoire (S. Guinchard, art. préc., p. 280). Mais, par deux arrêts du
26 février 2002 rendus à propos de la Cour de cassation française dans des
procédures avec représentation obligatoire, la cour a à nouveau validé le
système français d'octroi de l'aide juridictionnelle (CEDH, 26 févr.
2002, Essaadi c/ France, n° 49384/99 et CEDH,
26 févr. 2002, Del Sol c/ France, n° 46800/99 : AJDA 2002,
p. 507, obs. J.-F. Flauss. – V. déjà dans le
même sens pour le système d'aide juridictionnelle devant le Conseil d'État dans
une procédure avec représentation obligatoire, CEDH, 14 sept. 2004,
Maugée c/ France, n° 73804/01. – CEDH, 14 sept. 2004, Storck c/
France, n° 65372/01 et CEDH, 14 sept. 2004, Subiali c/ France, n° 65902/01 : Bull. inf. C. cass.,
15 janv. 2001, n° 1, chron. A. Perdriau). On peut regretter le revirement réalisé par
rapport à l'arrêt Aerts car, ainsi que
le relève S. Guinchard, "le caractère sérieux du moyen de cassation dépend
précisément, dans l'immense majorité des cas de plaideurs non avertis des
choses du droit, du travail accompli par l'avocat au conseil dans la
présentation de la requête, travail qui, précisément, ne pourra être effectué
dans la demande d'aide juridictionnelle puisque l'assistance de celui-ci aura
été refusée" (S. Guinchard, art. préc.,
p. 281).
Mais il est loisible aux juridictions des États
parties à la Convention de se montrer plus exigeantes que la Cour européenne
des droits de l'homme. À titre d'exemple, sur le terrain du droit à un jugement
effectif, on citera le revirement opéré par la chambre sociale de la Cour de
cassation dans son arrêt du 16 novembre 2010(Cass. soc., 16 nov. 2010, n° 09-70.404,
bull. civ. 2010, V, 260 : JurisData n° 2010-021343). Jusqu'à cet
arrêt, la chambre sociale jugeait que la règle de l'unicité de l'instance prévue
par l'article R. 1452-6 du Code du travail pouvait être invoquée, outre lorsqu'il avait été mis fin à une instance par un
jugement sur le fond, lorsque l'instance avait pris fin suite à une
conciliation, un désistement, une péremption d'instance, une caducité, un
acquiescement ou lorsque "le jugement intervenu n'avait pas statué sur le
fond, mais annulé la procédure en raison de l'absence d'une mise en cause
obligatoire" (Cass. soc., 12 nov. 2003, n° 01-41.901 : JurisData n° 2003-020888 ; Bull. civ.
2003, V, n° 279 ; Dr. soc. 2004, p. 100, avis P. Lyon-Caen et
obs. M. Keller). Ce dernier arrêt du 12 novembre 2003 avait été rendu
contre l'avis de l'avocat général qui appelait la Cour de cassation, sur le
fondement de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l'homme et des libertés fondamentales, à la suppression de la règle de
l'unicité de l'instance. Le salarié dont le pourvoi avait été rejeté avait
porté l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme précisément au
motif que la décision était contraire au droit à un procès équitable, mais
sa requête devait être rejetée, la Cour jugeant qu'"eu égard à l'ensemble
du dossier et en l'absence d'arbitraire, les restrictions portées en l'espèce
au droit d'accès au tribunal du requérant n'ont pas limité celui-ci à un point
tel que sa substance en eût été atteinte" (CEDH 23 oct. 2007, Beauseigneur c/ France, n° 17779/04). Or, fin
2010, la chambre sociale de la Cour de cassation, sans viser la Convention
européenne (mais le communiqué de presse accompagnant cet arrêt n'hésitait pas
à qualifier la jurisprudence antérieure de "déni de justice"), décide
que la règle de l'unicité de l'instance résultant de l'article R. 1452-6 du Code du travail "n'est applicable que lorsque l'instance précédente s'est achevée par un
jugement sur le fond". Si d'aucuns s'interrogeaient sur la portée de
l'arrêt prononcé à propos d'une nullité de procédure, la jurisprudence
ultérieure a confirmé la solution en cas de désistement du salarié (Cass. soc., 9 mars 2011, n° 09-65.213 : JurisData n° 2011-003086. – Cass. soc.,
29 févr. 2012, n° 10.25.800) ou de l'employeur (Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-43.774 : JurisData n° 2006-033905. – Cass. soc., 29 févr. 2012, n° 10-23.266),
comme en cas de radiation (Cass. soc., 28 mars 2012, n° 10-24.124) ou de péremption (Cass. soc., 23 mai 2012, n° 10-24.033 : JurisData n° 2012-010792).
b) Cour de
cassation et Cour européenne des droits de l'homme : le contrôleur
contrôlé
82. – L'inconfort
des cours suprêmes : l'exemple de la radiation pour inexécution – Certes, la Cour européenne des droits de l'homme
n'est pas un dernier degré de juridiction, ce qu'atteste la condition posée par
la Convention de l'épuisement des voies de recours internes pour l'exercice
d'un recours individuel. Le recours porté devant la Cour européenne des droits
de l'homme est en outre dirigé contre l'État par la partie perdante dans le
procès interne à cet État, l'adversaire dans ce dernier procès étant en
principe absent de l'instance devant la Cour européenne des droits de l'homme.
Il n'empêche que, même indirectement, la décision interne définitive – pour
l'ordre juridictionnel judiciaire français, en principe une décision de la Cour
de cassation – est soumise au contrôle a posteriori de la Cour
européenne des droits de l'homme. Incontestablement, le contrôle par la Cour
européenne des droits de l'homme des violations de la Convention réalisées par
les arrêts de la Cour de cassation a entraîné une perte de souveraineté pour
cette dernière. Habituée à assumer depuis deux siècles son rôle disciplinaire à
l'égard des juges du fond, assurée de sa puissance normative (au moins jusqu'à
l'apparition du mécanisme de la QPC : V. JCl. Civil Code, Art. 5),
peu déstabilisée par la nouvelle tâche qu'elle s'est reconnue de contrôler la
conventionnalité des lois et à l'occasion de censurer le législateur, la Cour
de cassation est plus embarrassée par rapport à ce contrôleur européen. La
cause principale de cette gêne réside dans la différence de nature des
contrôles opérés par la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de
l'homme, la première ne statuant qu'en droit alors que la seconde se prononce
en fait et en droit. Dans un discours prononcé le 21 janvier 2005 lors
d'un séminaire organisé à la Cour européenne des droits de l'homme, Guy
Canivet, alors premier président de la Cour de cassation, exposait le malaise
éprouvé par la Cour de cassation à la suite de la "censure"
européenne de ses décisions "dans les cas non rares où la Cour européenne
procède à des interprétations différentes d'éléments factuels nécessaires à la
mise en œuvre de notions de pur droit national". Il poursuivait :
"Les juridictions qui ne procèdent qu'à un contrôle de légalité
comprennent assez mal qu'a posteriori la Cour européenne des droits de
l'homme se prononce sur ce qu'elles estiment, elles-mêmes, relever d'une
souveraineté d'appréciation du juge du fond, même si l'appréciation concrète
des garanties de la Convention impose évidemment l'examen d'éléments de fait...
La situation particulière des cours qui ne statuent qu'en droit, comme la Cour
de cassation française, est à cet égard particulière puisqu'elles se trouvent
placées entre deux juridictions qui se prononcent en fait autant qu'en droit,
les juridictions nationales subordonnées d'un côté, la Cour européenne, de
l'autre. Il n'est donc pas rare que des violations de la Convention soient
constatées par la Cour européenne, à partir d'éléments de fait relevés par une
juridiction nationale, sur lesquels la Cour de cassation, juge du droit, n'aaucuncontrôle" (http :
//www.courdecassation.fr/ jurisprudence_publications_documentation_2/
autres_publications_discours_2039/ publications_2201/2005_2048/
nationales_convention_8451.html). Qu'un tel hiatus existe entre les
contrôles exercés par les deux cours est incontestable. Toutefois, il ne doit
pas être exagéré, l'appréciation souveraine des faits par les juges du fond
n'excluant pas tout contrôle des faits par la Cour de cassation, notamment par
le biais du contrôle de motivation. Quant à l'exemple retenu par le premier
président pour étayer son propos, il n'était peut-être pas des mieux choisis mais
significatif du malaise de "la Cour de cassation" (sic),
puisqu'il s'agissait d'une condamnation prononcée contre la France à la suite
de la radiation d'une affaire devant la Cour de cassation sur le fondement de
l'article 1009-1 du (Nouveau) Code de procédure civile (CEDH, 18 janv. 2005, Carabasse c/ France,
n° 59765/00). Or, cet article, qui permet au premier président de la
Cour de cassation ou à son délégué de radier une affaire lorsque le demandeur
au pourvoi ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée de pourvoi sauf
lorsque l'exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement
excessives, conduit précisément et exceptionnellement les hauts magistrats de
la Cour de cassation (premier président ou son délégué) à sortir de leur rôle
habituel de juges du droit et à se livrer à l'examen d'éléments de fait. Et
c'est bien en raison d'une divergence d'appréciation des conséquences de la
radiation – non manifestement excessives pour le premier président de la Cour
de cassation ou son délégué et manifestement excessives pour la Cour européenne
– que la France était alors condamnée. Il est vrai qu'à l'époque, le décret n° 2005-1678 du 28 décembre 2005 n'était pas encore venu préciser que la radiation était exclue quand le
demandeur est dans l'"impossibilité d'exécuter la décision" mais
une interprétation raisonnable des "conséquences manifestement
excessives" aurait permis de faire vraisemblablement l'économie de ce
nouveau texte et d'éviter à la France une condamnation européenne (rappelons
que la Cour européenne des droits de l'homme avait précédemment jugé que le
dispositif de l'article 1009-1 du (Nouveau) Code de procédure civile n'était pas en lui-même contraire à l'article 6, § 1 et ne constituait pas
une entrave disproportionnée au droit d'accès à la justice, dès lors notamment
que le retrait pouvait être écarté en cas de risque de conséquences
manifestement excessives, V. CEDH, 14 nov. 2000, Annoni di Gussola et a. c/ France, n° 31819/96 et
33293/96, § 50 : JurisData n° 2000-155192). Après avoir
valu à la France une nouvelle condamnation (pour défaut de garanties
procédurales car l'ordonnance de radiation, bien qu'étant motivée, ne faisait
pas apparaître en l'espèce la note en délibéré qui contestait les observations
déposées : CEDH, 14 nov. 2006, Ong c/
France, n° 348/03 : Procédures 2007, comm. 63,
obs. N. Fricéro.), la procédure de radiation pour
inexécution sur le fondement de l'article 1009-1 du (Nouveau) Code de procédure civile serait "arrivée à son point d'équilibre" (A. de Guillenchmidt-Guignot, La radiation des pourvois du rôle de
la Cour de cassation, et la constatation de la péremption : Bull. inf. C. cass., 15 mars 2008, p. 6, spécialement
p. 18), les hauts magistrats se livrant désormais en application de la
jurisprudence européenne à une appréciation plus extensive des conséquences
manifestement excessives. Mais le décret du 28 décembre 2005 ayant introduit
le même mécanisme de radiation de l'appel pour non-exécution du jugement attaqué (CPC, art. 526), la question devait
rebondir. Des divergences ont vu le jour entre les différentes cours d'appel
quant à la question de savoir si le principe même de la radiation du rôle de la
cour d'appel pour défaut d'exécution de la décision de première instance
étaient conforme avec les exigences de l'article 6, § 1 de la Convention.
Ainsi, le Premier président de la cour d'appel de Limoges avait considéré que
"l'article 526 du (...) Code de procédure civile est incompatible avec
l'article 6 de la Convention européenne car il prive de fait le justiciable de
l'accès au double degré de juridiction" (V. CA Limoges, ord. prem. prés., 31 août 2006 : Dr. et proc. 2007,
p. 73, obs. V. Norguin). De même, le
conseiller de la mise en état de la cour d'appel d'Amiens avait estimé que
"l'obligation pour l'appelant d'exécuter une décision assortie par le
premier juge de l'exécution provisoire pour préserver l'exercice effectif de
son droit d'appel est inconciliable avec la nature même de cette voie de
recours ordinaire permettant un nouvel examen du litige en fait et en droit. En
effet, il s'avère que les dispositions de l'article 526 du Nouveau Code de procédure civile ne respectent pas le principe de proportionnalité entre les buts qui peuvent
être légitimement poursuivis – assurer la protection des créanciers, éviter les
appels dilatoires, renforcer l'exécution provisoire de décision de première
instance et désengorger les cours d'appel – et l'atteinte ainsi portée à un
accès effectif au juge d'appel" (CA Amiens, 16 févr. 2007). En
revanche, le conseiller de la mise en état de la cour d'appel de Colmar avait
jugé que "l'article 6 ne permet pas de faire échec à l'application de l'article 526 du Nouveau Code de procédure civile car il n'a un caractère ni systématique, ni automatique, le juge ayant un
pouvoir d'appréciation au terme d'un débat contradictoire" (CA Colmar,
30 avr. 2007). Et dans un arrêt du 18 juin 2009, la Cour de
cassation a jugé que "la demande de radiation présentée sur le fondement
de l'article 526 du code de procédure civile donnait
lieu au prononcé d'une mesure d'administration judiciaire, la cour d'appel en a
exactement déduit, sans violer les dispositions de l'article 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits
de l'homme et des libertés fondamentales, qu'elle n'était pas
susceptible de recours et ne pouvait être déférée à la cour d'appel" (Cass. 2e civ., 18 juin 2009, n° 08-15.424 : JurisData n° 2009-048641). Portée
devant la Cour européenne, la question y a reçu une réponse nuancée. Selon la
cour, le principe de radiation de l'affaire en appel pour défaut d'exécution du
jugement de première instance n'est pas en soi contraire à l'article
6 mais, la décision de radiation peut constituer "une entrave
disproportionnée au droit d'accès du requérant à la cour d'appel" si, comme
en l'espèce, il existe une "disproportion (...) entre les ressources (de
l'appelant) et le montant de sa condamnation" en première instance (CEDH,
5e sect., 31 mars 2011, Chatellier c/ France,
n° 34658/07). On pourra regretter la frilosité de cette décision qui
refuse donc de distinguer entre les procédures de radiation pour inexécution
devant les cours d'appel et la Cour de cassation. Il ne reste plus qu'à espérer
que le dispositif devant les cours d'appel sera appliqué à l'avenir souplement,
à défaut de quoi de nouvelles condamnations européennes de la France
s'ensuivront révélant l'inefficacité de ces dispositions au regard même de la
loi organique relative aux lois de finances (LOLF), dont elles ne sont pourtant
que la traduction (pour une critique de ce dispositif, V. notamment J.-P.
Dintilhac, art. préc. – S. Guinchard, Petit à
petit l'effectivité du droit à un juge s'effrite, art. préc.).
83. – Le déni de justice, entendu comme la violation du droit à un jugement,
réalise un manquement de l'État à son devoir de protection juridictionnelle de
l'individu (L. Favoreu, Thèse et art. préc.).
De ce manquement, l'État doit répondre (a). Mais l'indemnisation est rarement
la meilleure des réparations. Aussi, en cas de violation du droit à un procès
équitable, doivent être privilégiés les recours, garantissant pleinement
l'effectivité du droit à un jugement (b).
84. – Un même assouplissement des conditions de mise en œuvre de la
responsabilité de l'État caractérise l'évolution récente des jurisprudences
judiciaire (1) et administrative (2).
85. – Déni de
justice et faute lourde – On a vu
comment une double évolution jurisprudentielle relativement à l'interprétation
de l'article L. 781-1 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire
(devenu COJ, art. L. 141-1), qui prévoit
la mise en œuvre de la responsabilité de l'État pour faute lourde ou déni de
justice, s'est traduite par une objectivation de cette responsabilité (V.
supra n° 56).
Ainsi d'importantes décisions des juges du fond ont
retenu que l'absence de prononcé d'un jugement dans un délai raisonnable
réalise un déni de justice. Cette jurisprudence a été initiée par le jugement
du tribunal de grande instance de Paris du 6 juillet 1994(TGI Paris,
6 juill. 1994 : JurisData n° 1994-044495 ; Gaz. Pal.
1994, 2, p. 589, note Petit) en ces termes :
Aux termes de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire, “l'État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement
défectueux du service de la justice”, et “cette responsabilité n'est
engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice”. Il faut
entendre par déni de justice non seulement le refus de répondre aux requêtes ou
le fait de négliger de juger les affaires en état de l'être, mais aussi,
plus largement, tout manquement de l'État à son devoir de protection
juridictionnelle de l'individu. Par ailleurs les dispositions de l'article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de
l'homme imposent aux juridictions étatiques de statuer dans un
délai raisonnable. Ne peut être considéré comme tel en l'espèce le renvoi, non
justifié par des motifs inhérents à l'affaire elle-même, de la date des
plaidoiries près de trois ans après l'enregistrement de la déclaration d'appelalors que rien ne démontre que les dispositions de l'article 910 du Nouveau Code de procédure civile invoquées par l'agent judiciaire aient pu recevoir application. Ce délai
anormal, imposé dès le début de la procédure par un acte d'administration
judiciaire insusceptible de recours et qui est révélateur d'un fonctionnement
défectueux du service de la justice, équivaut à un déni de justice en ce qu'il
prive le justiciable de la protection juridictionnelle qu'il revient à l'État
de lui assurer. La responsabilité de l'État se trouve dans ces conditions
engagées.
La solution depuis a souvent été reprise (V. par ex., TGI
Paris, 22 sept. 1999 : JurisData n° 1999-116523. – CA Paris, 20 janv. 1999, n° 1998/08511 : JurisData n° 1999-020142. – TGI Nice,
17 sept. 2001 : D. 2002, p. 743. – TGI Bobigny, 17 avr.
2008 : Dr. ouvrier 2011, p. 173. – CA Besançon, 17 oct.
2012 : JurisData n° 2012-027253) et s'étend
au droit à l'exécution dans un délai raisonnable d'une décision de justice.
Ainsi le tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains, le 3 novembre
1994, (TGI Thonon-les-Bains, 3 nov. 1994, Régie des allobroges c/
ministre du budget : JurisData n° 1994-603479 ; Gaz. Pal.
1995, Tables jurispr., n° 59, p. 176) a
jugé que :
Aux termes de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire,
l'État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du
service de la justice, cette responsabilité n'étant toutefois engagée que par
une faute lourde ou un déni de justice. Tel est bien le cas en l'espèce, où la
carence du greffe correctionnel de ce tribunal de grande instance pour délivrer
à la partie civile une simple expédition du jugement rendu le 29 mai 1991,
est constitutive d'une faute lourde qui, quelle qu'en soit la cause ponctuelle
ou structurelle, est révélatrice d'un fonctionnement particulièrement
défectueux du service public de la justice, en ce qu'il rend illusoire le
simple respect de la loi (...), privant ainsi la
victime de la possibilité d'exécuter la décision consacrant son droit à
réparation dans un délai raisonnable qu'il appartient à l'État de lui garantir.
Par ailleurs, la Cour de cassation, dans l'affaire Bolle-Laroche jugée en assemblée plénière le
23 février 2001 (Cass. ass. plén.,
23 févr. 2001, n° 99-16.165 : JurisData n° 2001-008318 ; Bull. civ.
2001, ass. plén.,
n° 5), a décidé que constitue une faute lourde toute déficience
caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du
service public de la justice à remplir la mission dont il est investi. Prenant
acte de cette évolution jurisprudentielle, la Cour européenne des droits de
l'homme a admis que le recours prévu par l'article L. 781-1 de l'ancien
Code de l'organisation judiciaire peut être tenu pour constituer un recours
utile au sens de l'article 35 de la Convention (CEDH, 12 juin 2001, Giummarra et a. c/ France, n° 61166/00).
S'agissant plus spécifiquement de l'obligation de juger dans un délai
raisonnable, on peut penser que le recours prévu par l'article L. 141-1 du Code de l'organisation judiciaire serait également tenu par la Cour européenne comme constituant un mécanisme
effectif de réparation répondant aux conditions de l'article 13 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Submergée par les
recours pour violation du délai raisonnable sur le fondement de l'article 6,
§ 1, la Cour européenne depuis le revirement réalisé par l'arrêt Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000 (CEDH,
26 oct. 2000, Kudla c/ Pologne,
n° 30210/96 : AJDA 2000, p. 1012, note J.-F. Flauss) a en effet décidé que l'article 13 de la Convention postule désormais
l'obligation pour les États de mettre à disposition des citoyens un recours
effectif devant une instance nationale, permettant de dénoncer la
méconnaissance du droit à un procès dans un délai raisonnable prévu par
l'article 6 de la Convention (V. J. Van Compernolle,
Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable : les effectivités d'un
droit processuel autonome, in Justices et droits fondamentaux, op. cit., p. 471).
2) Jurisprudence
administrative
86. – Responsabilité
de l'État pour méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement et
responsabilité de l'État du fait de la violation des engagements internationaux
– De son côté, le Conseil d'État a,
dans un arrêt du 28 juin 2002, décidé au visa des articles 6 et 13 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ainsi que des
"principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions
administratives", pour couvrir également les hypothèses hors du champ
d'application de la Convention, "que les justiciables ont droit à ce que
leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable" et que "si la
méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la
décision juridictionnelle prise à l'issue de la procédure, les justiciables
doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect ; qu'ainsi lorsque
la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un
préjudice, ils peuvent obtenir la réparation du dommage ainsi causé par le fonctionnement
défectueux du service public de la justice" (CE, ass. cont.,
28 juin 2002, n° 239575, Magiera : JurisData n° 2002-063993 ; JCP G 2003, II, 1683). Depuis cet arrêt, un décret n° 2005-911 du 28 juillet 2005,
en complétant l'article R. 311-1, 7° du Code de justice administrative,
a établi la compétence directe en premier et dernier ressort du Conseil d'État
pour connaître des actions en responsabilité “pour durée excessive de la procédure”. Le décret n° 2005-1586 du 19 décembre 2005 (JO 20 déc. 2005) complète le dispositif en donnant pour rôle au
chef de la mission permanente d'inspection des justices administratives de
faire des recommandations sur la durée d'une procédure, à la demande d'une
partie ou sur les mesures à prendre concernant le fonctionnement de la
juridiction mise en cause par une décision de justice ayant donné lieu à
indemnisation pour une durée de procédure excessive (CJA, art. R. 112-2 et R. 112-3).
Il faut également mentionner les nouvelles perspectives ouvertes par l'arrêt Gardedieu du Conseil d'État rendu le 8 février 2007 en matière de responsabilité de
l'État du fait des lois pour violation des obligations internationales (CE ass., 8 févr. 2007,
n° 279522, Gardedieu : JurisData n° 2007-071434 ; JCP A 2007, 2083 ; JCP G 2007, II, 10045 ; AJDA 2007,
p. 585. – V. également concernant la violation plus particulière du
droit de l'Union, l'arrêt Gestas qui décide, à
la suite de l'arrêt Köbler rendu par la Cour
de justice (CJCE, 30 sept. 2003, n° C-224/01, Köbler : JurisData n° 2003-400008) que la
responsabilité de l'État du fait de la justice peut être engagée dans le cas où
le contenu d'une décision juridictionnelle, même devenue définitive, est
entachée d'une violation manifeste du droit de l'Union (CE, 18 juin 2008, n° 295831 : JurisData n° 2008-073739). À la suite
de la contestation par un assujetti du montant des cotisations de retraite
fixées par un décret déclaré illégal par le Conseil d'État, le législateur
était intervenu pour valider rétroactivement les appels à cotisation
antérieurs, contraignant ainsi l'intéressé à s'acquitter des cotisations
litigieuses. Sa demande d'indemnisation adressée au Premier ministre ayant été
implicitement rejetée, il attaque cette décision de rejet sur le fondement de
la méconnaissance de l'article 6 de la Convention par la loi de validation. Son
recours est rejeté à la fois par le tribunal administratif et par la cour
administrative d'appel. Saisi, le Conseil d'État admet, en l'absence
"d'impérieux motifs d'intérêt général" justifiant les mesures
législatives rétroactives adoptées en cours de procès, l'incompatibilité de la
loi de validation avec l'article 6 de la Convention. Et cette validation ayant
causé un préjudice au requérant, la responsabilité de l'État est engagée.
Ainsi, à côté de la responsabilité classique de l'État du fait des lois fondée
sur la rupture de l'égalité devant les charges publiques, le Conseil d'État
instaure une nouvelle hypothèse de responsabilité lorsque le législateur viole
les obligations internationales de la France. "La solution est d'autant
plus spectaculaire que cette responsabilité du fait de la violation des
engagements internationaux ne se rattache finalement à aucun des fondements
classiques de la responsabilité administrative : si l'on en croit le
commissaire du gouvernement, il ne s'agit ni d'une responsabilité pour faute,
ni de responsabilité sans faute, mais d'un régime objectif sui generis comparable à certains régimes législatifs de responsabilité" (D. Simon,
obs. préc.).
87. – Outre les voies de recours "ordinaires" pouvant assurer, par une
jurisprudence créative, les progrès de l'effectivité du droit d'accès à un juge (V. supra n° 63 s.) et les recours particuliers
issus de la loi de 1932 et de l'article 618 du Nouveau Code de procédure civile garantissant le justiciable contre les contrariétés de décisions portant
atteint à son droit à un jugement effectif (V. supra n° 73 s.), doivent être évoqués le recours
en réexamen des décisions ayant donné lieu à une condamnation de la France par
la Cour européenne des droits de l'homme (1) et le recours pour excès de
pouvoir contre une décision ayant violé un droit fondamental du procès (2).
88. – Procès pénal
et procès civil – À la suite de
l'affaire Hakkar, a été adopté, le
4 avril 2000, un amendement au projet de loi renforçant la présomption
d'innocence et les droits des victimes (amendement Jack Lang). La loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 (JO
16 juin 2000, rect. 8 juill. 2000) a
ainsi ajouté au Code de procédure pénale un nouveau titre consacré au réexamen
d'une décision pénale consécutivement au prononcé d'un arrêt de condamnation
pour violation du droit à un procès équitable par la Cour européenne (CPP, art. 626-1 à 626-7). Limité pour
l'heure à la matière pénale, un tel réexamen du procès après condamnation par
la Cour européenne pourrait demain s'étendre à la matière civile. Mais, quelle
voie emprunter : jurisprudentielle ou législative ? La chambre
sociale de la Cour de cassation, à défaut d'un support textuel équivalent aux
nouvelles dispositions pénales introduites par l'amendement Lang, a
refusé de transposer ce mécanisme à la matière civile dans un arrêt rendu le
30 septembre 2005 (Cass. soc., 30 sept. 2005,
n° 04-40.130 : JurisData n° 2005-029948 ; Bull. civ.
2005, V, n° 279 ; D. 2005, p. 2800) dans les termes
suivants :
La décision du Comité des ministres (...) ou l'arrêt
de la Cour européenne des droits de l'homme, dont il résulte qu'un jugement
rendu en matière civile et devenu définitif a été prononcé en violation de la
Convention européenne, n'ouvre aucun droit à réexamen de la cause (...).
L'action dont la cour d'appel était saisie avait un objet et une cause
identiques, entre les mêmes parties, à celle qui avait été tranchée par un
précédent arrêt et elle a exactement décidé qu'elle se heurtait à l'autorité de
la chose jugée, en sorte qu'elle était irrecevable.
Une telle réforme de la procédure civile appelle,
semble-t-il, une intervention législative (contra, reconnaissant au
Conseil d'État et à la Cour de cassation la possibilité d'instaurer un recours
en réexamen par voie jurisprudentielle, V. P.-Y. Gautier, De l'obligation
pour le juge civil de réexaminer le procès après une condamnation par la
CEDH : D. 2005, p. 2773). Certes, l'obstacle de l'autorité de la
chose jugée, évoqué par la Cour de cassation pourrait être surmonté. L'autorité
de la chose jugée attachée à la décision française ayant donné lieu à une
condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme, même si ladite Cour
européenne n'est pas un dernier degré de juridiction, est indirectement
atteinte par cette condamnation et ce quel que soit le fondement attribué à
l'autorité de la chose jugée : présomption de vérité légale ou paix
sociale. Si le fondement de l'autorité de la chose jugée est la présomption de
vérité légale attachée à la décision, il faut bien reconnaître que
"manifestement avec ce qu'en dit la cour européenne (...), ce n'est plus
forcément vrai" et si le fondement retenu est la paix sociale interdisant
le renouvellement sans fin des procès, il faut admettre que "la paix
sociale résultant de la décision interne n'a plus lieu, puisque remise en cause
par l'arrêt européen" (P.-Y. Gautier, note préc.,
n° 8). Toutefois, déclarer recevable une demande de réexamen émanant
d'un requérant, victime d'une violation d'un procès équitable constatée par la
Cour européenne porterait une trop grande atteinte à la sécurité juridique de
son adversaire initial, le plus souvent non représenté dans la procédure
européenne. Aussi une intervention législative qui réserverait l'initiative de
la demande de réexamen au ministère public apparaît-elle préférable (en ce
sens, V. J.-P. Marguénaud, L'instauration d'une
procédure de révision des décisions définitives déclarées contraires à la CEDH
par la Cour de Strasbourg, in CEDH et droit privé : Doc. fr. 2001, p. 208, spécialement p. 228).
2) Recours
pour excès de pouvoir en cas de violation des droits fondamentaux procéduraux
89. – Interprétation
stricte de la notion d'excès de pouvoir par la Cour de cassation – En revanche, en droit interne de la procédure, il ne
semble pas illégitime d'attendre du juge la consécration de recours-nullité
pour excès de pouvoir à l'encontre de décisions rendues en méconnaissance des
droits fondamentaux de la procédure. Le propos peut surprendre car il a
longtemps été admis que la violation des principes fondamentaux de la procédure
constituait précisément un excès de pouvoir (V. pour violation des droits de la
défense, Cass. soc., 3 oct. 1985, n° 83-40.960 : JurisData n° 1985-702278 ; Bull. civ.
1985, V, n° 440). La chambre commerciale, confrontée à la restriction
des voies de recours en matière de redressement et liquidation judiciaires,
avait admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir en cas de
méconnaissance du droit à un tribunal impartial (Cass. com., 9 janv. 1996, n° 93-21.356 : JurisData n° 1996-000176), du principe
de la contradiction (Cass. com., 14 févr. 1995, n° 92-20.941 : JurisData n° 1995-000244 ; Bull. civ.
1995, IV, n° 45) ou de l'obligation de motivation (Cass. com., 30 mars 1993, n° 90-21.980 : JurisData n° 1993-000619 ; Bull. civ.
1993, IV, n° 132). Mais, la jurisprudence de la Cour de cassation
accuse désormais une position de retrait. Un arrêt rendu en chambre mixte le
28 janvier 2005 a exclu de la notion d'excès de pouvoir la violation du
principe du contradictoire (Cass. ch. mixte, 28 janv. 2005, n° 02-19.153 : JurisData n° 2005-026724 ; Bull. civ.
2005, ch. mixte, n° 1. – L'arrêt écarte également le grief de l'excès
de pouvoir tiré de la dénaturation des conclusions – V. E. Piwnica, Pourvoi en cassation et excès de pouvoir : à
propos de l'arrêt de chambre mixte du 28 janvier 2005, in Le nouveau Code
de procédure civile (1975-2005), op. cit.,
p. 259). À la suite de cet arrêt, en matière de procédures
collectives, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt
rendu le 17 novembre 2005, devait à son tour décider que "ne
constituent un excès de pouvoir ni la violation des règles relatives à la
composition des juridictions, ni la violation du principe de la contradiction" (Cass. 2e civ., 17 nov. 2005, n° 03-20.815 : JurisData n° 2005-030729 ; D. 2005,
p. 3085, obs. A. Lienhard). Et la première chambre civile de la Cour
de cassation, par un arrêt rendu le 20 février 2007, vient de confirmer
cette évolution restrictive à l'égard des recours en nullité formés contre les
décisions rendues dans le champ des procédures collectives, en rejetant un
pourvoi fondé sur la violation de l'obligation de motivation (Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 06-13.134 : JurisData n° 2007-037457 ; RTD civ.
2007, p. 459, obs. J.-L. Vallens). En
vertu de cette jurisprudence récente les voies de l'appel-nullité et du recours
pour excès de pouvoir devant la Cour de cassation ne semblent plus pouvoir
prospérer qu'en cas de violation grave par le juge de son office (V supra n° 60). Assurément, en ce qui concerne
le droit d'appel, l'évolution du droit positif révèle que l'accès au juge
assure le justiciable du droit de saisir un juge mais pas nécessairement
du "droit à être jugé deux fois" (selon l'expression de J. Séveno, Vers la fin du droit à être jugé deux
fois ? : Gaz. Pal. 30 oct. 2005, p. 6). Mais ne
devrait-il pas en aller différemment quand un droit fondamental est en causecar alors, on peut douter de l'existence d'un premier
jugement digne de ce nom ? De façon plus générale, ne faut-il pas
considérer que le juge outrepasse ses pouvoirs quand il manque à ses devoirs de
justice essentiels, tels que définis par les principes fondamentaux de la
procédure (V. F. Kernaleguen, art. préc.) ? "Lorsqu'un droit fondamental est en
jeu et qu'il s'agit de le faire sanctionner, par le constat d'une violation des
droits de la défense notamment, alors le droit de faire un recours contre le
jugement, même lorsque la voie est en principe fermée, serait l'expression d'un
droit fondamental d'accès à la justice" (M.-A. Frison-Roche, Le droit
d'accès à la justice et au droit, art. préc.,
p. 462). Aussi est-on en droit d'espérer en matière de recours pour
excès de pouvoir pour violation des droits fondamentaux un revirement de la
jurisprudence de la Cour de cassation. Ce dernier pourrait s'appuyer sur l'article 4 du Code civil qui, en tant que
principe général du droit, n'a jamais tant qu'aujourd'hui mérité sa place dans
le titre préliminaire du Code civil, mais semble bien n'être lui-même que
la traduction d'un principe de jus cogens.
"– Rejeté ?" s'exclama Luther en le
dévisageant. "Quelle folie, quelle furie d'imagination t'a emporté
l'esprit ? Qui t'a rejeté de la communauté de l'État dans lequel tu
vivais ? A-t-on jamais vu un seul cas, depuis qu'existent les États, où
quelqu'un, oui, qui que ce soit, en aurait été rejeté ?". "–
Rejeté", répondit Kohlhaas le poing serré,
"rejeté : j'appelle ainsi celui à qui la protection des lois est
refusée. Parce que cette protection, pour la bonne marche de mes pacifiques
affaires, j'en ai besoin. Et c'est pour elle, oui, c'est pour l'avoir que je me
réfugie au sein de cette communauté, moi et l'ensemble des biens que je me suis
acquis... Et celui qui me la refuse me rejette parmi les fauves du
désert : il me met lui-même entre les mains – comment voudriez-vous
le contester ? – la massue qui seule peut désormais me protéger" (Heinrich
von Kleist, Michael Kolhlaas : Phébus 1983,
p. 81 et 82).
J.-L. Aubert B. Beignier et C. Bléry R. Cabrillac L. Cadiet , J. Normand et S. Amrani Mekki G. Cornu M. Fabre-Magnan J.-P. Gridel Ch. Larroumet Ph. Malaurie et P. Morvan Ph. Malinvaud H. Mazeaud H. Roland et L. Boyer F. Terré B. Ancel et H. Muir Watt L. Assier-Andrieu M. Bandrac W. Baranès et M.-A. Frison-Roche B. Beignier P. Bon L. Boré D. Bourcier H. Capitant J. Chevallier G. Cohen-Jonathan J. Commaille P. Conte G. Cornu M. Daury-Fauveau L. Favoreu M.-A. Frison-Roche E. Geffray et S.-J. Lieber F. Gény S. Guinchard Y.-L. Hufteau P. Jourdain F. Kernaleguen J. Krynen M. Le Friant R. Libchaber F. Melin-Soucramanien F. Melleray P. Moor H. Motulsky J. Moury F. Ost Y. Paclot C. Perelman E.-L. Petiti Ph. Rémy S. Rials P. Ricœur J.-P. Royer E. Serverin G. Simmel F. Terré J. Van Compernolle G. Wiederkehr F. Zénati © LexisNexis
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