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Art. 4 - Fasc. unique : DEVOIR JURIDICTIONNEL ET DROIT À LA PROTECTION JURIDICTIONNELLE

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Fasc. unique : DEVOIR JURIDICTIONNEL ET DROIT À LA PROTECTION JURIDICTIONNELLE

Date du fascicule : 1er Septembre 2013

 

Date de la dernière mise à jour : 1er Septembre 2013

 

Lycette Condé - Maître de conférences à l'Université des sciences sociales de Toulouse

 

Points-clés

  • 1. –

Le juge est tenu de statuer sur tout ce qui lui est demandé sans modifier l'objet du litige (V. n° 11 à 14).

  • 2. –

Le juge a l'obligation d'apprécier les preuves qui lui sont soumises. Il ne peut refuser de statuer ou rejeter une demande au motif de l'insuffisance des preuves. Il doit faire succomber la partie qui supporte la charge de la preuve mais peut ordonner une mesure d'instruction. Cette dernière ne peut suppléer la carence des parties (V. n° 15 à 23).

  • 3. –

Le droit étant l'apanage du juge, il ne peut se dessaisir de son pouvoir juridictionnel entre les mains d'un expert ou d'un notaire liquidateur, ni imposer un règlement alternatif aux parties. Il ne peut rejeter une demande au motif que son auteur n'en précise pas le fondement juridique mais il n'est pas obligé, sauf règles particulières, de changer la dénomination ou le fondement juridique de cette demande (V. n° 24 à 26).

  • 4. –

Le devoir d'interprétation pèse sur tout juge et s'exerce sur toute règle de droit, même obscure, insuffisante ou silencieuse (V. n° 29 à 36). La nature ou l'origine de la règle influent seulement sur la méthode d'interprétation (V. n° 37 à 41). Les transformations contemporaines de l'office du juge et les saisines pour avis accusent un recul du devoir d'interprétation (V. n° 42 à 49).

  • 5. –

La responsabilité pénale du juge pour déni de justice suppose un déni total de juger (V. n° 52 et 53). La responsabilité civile du juge professionnel pour déni de justice ne peut être recherchée que sur action récursoire de l'État ; l'accent est mis aujourd'hui sur la responsabilité disciplinaire (V. n° 54 à 57).

  • 6. –

L'accroissement des risques de manquements du juge à son office appelle leur réparation naturelle par l'exercice des voies de recours contre les décisions qu'il prononce. La jurisprudence récente permet d'envisager une admission élargie des recours pour excès de pouvoir négatif sanctionnant les juges qui se dérobent à leur office (V. n° 59 et 60).

  • 7. –

Sous l'influence du droit européen, la prohibition du déni de justice s'entend non plus seulement comme le devoir fait au juge de statuer mais comme le droit à une protection juridictionnelle effective (V. n° 61 à 63).

  • 8. –

Dans les litiges internationaux, l'impossibilité pour une partie d'accéder à un juge arbitral constitue un déni de justice. Quelques décisions rappellent que le droit à une justice non étatique ne doit pas se retourner contre une partie faible ou impécunieuse et l'exposer de facto à un déni de justice (V. n° 65 et 66).

  • 9. –

Au nom du droit à un juge, le droit positif enregistre un recul des immunités de juridiction des États et des organisations internationales et des immunités du droit administratif (V. n° 67 et 68).

  • 10. –

Le droit à une protection juridictionnelle effective recouvre le droit à un jugement dans un délai raisonnable. Sa violation ouvre un droit à réparation par l'État. Le recours en indemnisation doit lui-même être bref et efficient (V. n° 70 à 72).

  • 11. –

L'existence de décisions contraires et inconciliables réalise un déni de justice. Les dernières décisions du Tribunal des conflits et de la Cour de cassation retiennent une acception assouplie du déni de justice résultant d'une simple contrariété de décisions et privant le justiciable de son droit à un jugement effectif (V. n° 73 à 77).

  • 12. –

Les recours individuels devant la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement de la violation du droit à un procès équitable et du droit à un recours effectif ont permis au droit à la protection juridictionnelle de réaliser des avancées certaines. En matière de filtrage des demandes d'aides juridictionnelles et de radiation devant la cour d'appel des recours pour inexécution des décisions attaquées, la jurisprudence de la cour apparaît pourtant peu exigeante (V. n° 78 à 82).

  • 13. –

Réalise un déni de justice engageant la responsabilité de l'État tout manquement de ce dernier à son devoir de protection juridictionnelle des individus. L'absence de jugement rendu ou exécuté dans un délai raisonnable constitue un déni de justice et ouvre droit à réparation de l'État (V. n° 83 à 86).

  • 14. –

Le réexamen du procès après condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme est limité pour l'heure à la matière pénale (V. n° 88).

  • 15. –

La jurisprudence récente de la Cour de cassation exclut la possibilité de recours pour excès de pouvoir à l'encontre des décisions rendues en méconnaissance des droits fondamentaux de la procédure (V. n° 89).

Introduction

1. – Les relations entre conflit, justice et société sont teintées d'ambivalence – Inhérent à toute vie sociale, le conflit participe de sa constitution et de son évolution. Pour qu'il ne devienne pas une menace pour le groupe social, dans l'impasse, le conflit doit pouvoir être déféré à un tiers qui l'appréhende comme tel et le reformule avant d'y porter remède. En ce sens, le conflit est un facteur de socialisation (V. G. Simmel, Le conflit : rééd. Desclée de Brouwer 1933 ; rééd. Circé, poche, 1995. – F. Terré, Au cœur du droit le conflit, in La justice, l'obligation impossible, W. Baranès et M.-A. Frison-Roche (dir.) : Autrement 1994, Séries morales n° 16, p. 100). De tout temps, des hommes, des "juges" ont reçu pour mission de trancher au nom de leur communauté les litiges nés entre leurs contemporains. Le juge, tiers impartial (littéralement hors part), chargé de dire le droit dans une situation singulière, départage les parties en attribuant à chacune la part qui lui revient. Et la reconnaissance de cette opération de partage est la condition de la paix sociale (V. P. Ricœur, Le juste, in L'acte de juger : Esprit 1995, p. 185), paix sociale relative que d'autres conflits viendront troubler appelant à leur tour de nouveaux arbitrages pour sa perpétuation.

 

2. – Si l'exercice de la fonction de juger répond à une nécessité commune à tous les groupes sociaux, ses formes différenciées reflètent celles de l'organisation politique de ces groupes (V. L. Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines : Nathan, Essais et Recherches, 1996. – J. Commaille, Formes de justice, in Les mots de la justice : Droits 2002, n° 34, p. 21).En France, la corrélation entre pouvoir politique et justice est ancienne (V. J.-P. Royer, Histoire de la justice en France : PUF, 3e éd. 2001. – J. Krynen, L'État de justice, France, XIIIe-XXe, I, L'idéologie de la magistrature ancienne : Gallimard, NRF, Bibliothèque des histoires, 2009). La fonction de juger apparaît comme une fonction première dans la genèse de l'État moderne (V. S. Rials, L'office du juge, in La fonction de juger : Droits 1989, n° 9, p. 3. – F. Zénati, Le citoyen plaideur, in La justice, l'obligation impossible, W. Baranès et M.-A. Frison-Roche (dir.) : Autrement 1994, Séries morales n° 16, p. 172). L'histoire de la royauté est celle de l'avènement de l'État par la justice, de la substitution du Roi source de toute justice aux seigneurs justiciers du Moyen-Âge. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, au premier et principal devoir de justice correspond la prérogative parallèle de justice, qualifiée de marque de souveraineté (V. J. Bodin, Les six livres de la République (1576) : Cartier, 10e éd. 1593, I, chap. II).

 

3. – Survient la Révolution, la souveraineté appartient désormais à la Nation mais la justice demeure "la première dette de souveraineté", rappelle Portalis le 4 ventôse an XI dans son exposé des motifs devant le corps législatif au soutien de l'adoption du futur article 4 du Code civil (J.-E.-M. Portalis, in P. A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil : Paris, 1828, t. VI, p. 358). Portalis poursuit : "c'est pour acquitter cette dette sacrée que les tribunaux sont établis". Aussi pour garantir l'accomplissement par l'État de son devoir de justice, les magistrats, délégués dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, sont menacés par cet article de poursuites pénales pour déni de justice s'ils refusent d'exercer leur office sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi. Car "si les juges, lorsque la loi n'est pas claire et précise, peuvent dénier la justice, le désordre sera dans la société" (Portalis, Recueil Fenet, t. VI, préc., p. 268). La formule répressive du futur article 4 du Code civil suggère un Portalis se défiant de magistrats prompts à refuser de juger au motif spécieux ("sous prétexte de") de l'imperfection de la loi. Cette hypothèse ne doit pas être totalement écartée (V. infra n° 55), mais ce que poursuivait d'abord Portalis, c'était la reconnaissance de la spécificité de la fonction de justice, l'affranchissement du juge du pouvoir législatif, en obtenant la condamnation de la première cause de paralysie du cours de la justice de son temps, à savoir l'institution révolutionnaire du référé législatif imposé aux tribunaux du fond (ce référé législatif des juges du fond doit être distingué du référé législatif du tribunal de cassation prévu par la loi de décembre 1790 et repris par l'article 255 de la Constitution de l'an III, qui constituait un mode de solution des conflits entre tribunaux du fond et tribunal régulateur gardien de la loi. Sur l'abrogation en 1837 du référé législatif du tribunal de cassation, qui parachèvera l'autonomisation du pouvoir judiciaire, mais qui intéresse plus le pouvoir jurisprudentiel que le devoir juridictionnel : V. JCl. Civil Code, Art. 5).

 

4. – Imprégnés d'idéalisme légaliste et hantés par le souvenir des Parlements qui, à la fin de l'Ancien Régime, s'étaient immiscés dans l'action politique (JCl. Civil Code, Art. 5), les révolutionnaires avaient emprunté à la Monarchie absolue les principales armes que cette dernière avait forgées pour soumettre les juges : le référé législatif (V. Y.-L. Hufteau, Le référé législatif et les pouvoirs du juge dans le silence de la loi : PUF 1965) et la cassation (sur l'histoire de cette institution : JCl. Civil Code, Art. 5). L'article 12 du titre II de la loi des 16-24 août 1790 imposait en effet aux tribunaux du fond de s'adresser au corps législatif toutes les fois qu'ils croyaient nécessaire, soit d'interpréter la loi, soit d'en faire une nouvelle. Simple exécutant de la loi, le juge dans la conduite du raisonnement syllogistique – la majeure étant la loi, la mineure le rapport de fait particulier et le jugement ce que la loi ordonne relativement au rapport particulier – devait, s'il estimait la loi (la majeure) obscure demander l'interprétation au législateur et dans l'attente suspendre sa décision. Cette application stricte du principe de la séparation des pouvoirs sous-tendue par une conception légaliste de la justice revenait en réalité à nier l'essence de l'activité juridictionnelle (trancher des litiges dans l'intérêt des justiciables et non garantir le respect des lois dans l'intérêt de la norme) et à lui ôter toute autonomie. Le système ainsi instauré devait se heurter à la révolte des faits car ce n'était pas le perfectionnement de la loi que demandaient les justiciables mais le règlement concret de leur différend. Aussi l'institution du référé ne put jamais réellement s'imposer. Dans une décision du 15 floréal an IV, le tribunal de cassation, se livrant à une interprétation pourtant interdite de l'article 12 de la loi des 16-24 août 1790, affirme que le référé ne peut porter que sur des cas à venir et limite la recevabilité du référé aux hypothèses (à l'époque) toutes théoriques où le juge s'interroge sur un point de droit détaché de toute espèce. Au nom de la séparation des pouvoirs, le tribunal de cassation condamne le référé législatif des juges du fond, véritable immixtion du corps législatif dans le fonctionnement de la justice et impose aux tribunaux saisis d'une contestation de statuer sauf à commettre un "vrai déni de justice" (Journal de la justice civile, militaire et criminelle, t. I, p. 328, rapporté in Y.-L. Hufteau, op. cit., p. 78). La seule interprétation interdite au juge était l'interprétation faite in abstracto constitutive d'un arrêt de règlement (V. JCl. Civil Code, Art. 5). La solution sera réaffirmée sous le directoire par plusieurs arrêts du tribunal de cassation (V. Y.-L. Hufteau, op. cit., p. 82 – F. Zénati, La jurisprudence, Méthodes du droit : Dalloz 1991, p. 61).

 

5. – C'est donc la confirmation législative de cette jurisprudence qu'entendaient promouvoir les rédacteurs du Code civil en praticiens soucieux de voir reconnaître aux juges les pouvoirs indispensables à une bonne administration de la justice et répondant aux nécessités de droit privé, quand les Constituants avaient légiféré en matière de pouvoir judiciaire uniquement en raisonnant sur des principes de droit constitutionnel (V. E. Serverin, De la jurisprudence en droit privé, Théorie d'une pratique : Presses Universitaires de Lyon, 1985, spécialement p. 76 et 77). L'article 4 du Code civil n'en devait pas moins redessiner un nouvel équilibre des pouvoirs (toujours conforme pourtant à la conception de l'État légal, puisque organisé par la loi) en signifiant aux magistrats que dire le droit dans le cas particulier n'est pas pour eux une faculté mais une compétence qu'ils doivent exercer, quelles que soient les incertitudes qui obscurcissent le sens de la loi à appliquer (V. P. Moor, Pour une théorie micropolitique du droit : PUF 2005, spécialement p. 144). Telle demeure aujourd'hui encore la signification première de l'article 4 du Code civil, dont la portée doit être cependant réexaminée à la lumière du déclin du légicentrisme contemporain sous l'effet conjugué de deux phénomènes : l'inflation de textes au contenu flou et l'apparition de sources de droit supranationales.

 

6. – Mais, au-delà de cette manifestation première de la prohibition du déni de justice, celle du devoir de juger, la proposition selon laquelle la justice est la première dette de l'État souverain et la Déclaration des droits de l'homme de 1789 contenaient en germe le droit du justiciable à un juge opposable à l'État.La nécessité éprouvée au sortir de la Seconde Guerre mondiale de dépasser l'État légal pour instaurer l'État de droit et l'exacerbation contemporaine de l'individualisme auront permis la concrétisation de ce droit fondamental à un juge. L'État de droit est entendu en effet non plus seulement comme impliquant l'encadrement de la liberté de décision des organes de l'État à tous les niveaux par des normes juridiques, dont le respect a vocation à être garanti par un juge – conception formelle de l'État de droit traduite par le principe de la hiérarchie des normes – mais aussi, comme appelant la promotion des libertés et droits fondamentaux reconnus aux individus, dont l'effectivité là encore appelle un juge chargé de veiller à leur protection – conception substantielle de l'État de droit – (V. J. Chevallier, L'État de droit : Montchrestien, 5e éd. 2006). Dans tous les cas il appartient donc au juge d'assurer la prééminence du droit, tenue pour caractéristique du nouvel État de droit fondé sur le respect du droit mais aussi limité par le droit à travers les droits fondamentaux des individus opposables à l'État. Ainsi a-t-on assisté au glissement d'un État gouverné par les lois, expressions de la volonté populaire conférant seules légitimité aux droits subjectifs, à un État gouverné par les juges promus garants des libertés personnelles (V. R. Macic, Vom Gestzstaat zum Richterstaat, Springer : Wien, 1957. – J. Krynen, L'État de justice, France, XIIIe-XXe, II, L'emprise contemporaine des juges : Gallimard, NRF, Bibliothèque des histoires, 2012 et pour une approche critique, J. Bouveresse, L'impuissance du juge, in Figures de justice, Études J.-P. Royer : Centre d'histoire judiciaire 2004, p. 553).Dans un État de droit où l'on tente de se rassurer en croyant que le droit ne procède pas de la démocratie mais la démocratie du droit et où passent au premier plan les individus, leurs prérogatives et non l'État et ses lois, devait s'imposer l'idée que priver une personne titulaire d'un droit de le faire valoir efficacement équivaut à un déni de justice. La situation du justiciable privé de protection juridictionnelle n'apparaît plus tolérable car le droit au juge, en tant qu'il conditionne la réalisation de tous les autres droits, devient le premier des droits fondamentaux dont l'effectivité doit être à son tour assurée. Sous l'influence du droit européen, cette volonté réaliste ou pragmatique d'effectivité des droits s'est considérablement intensifiée ces dernières années (W. Baranès et M.-A. Frison-Roche, Le souci d'effectivité du droit : D. 1996, chron. p. 301), conférant une portée nouvelle à l'article 4 du Code civil et autorisant à parler d'une "résurgence du déni de justice" (L. Favoreu, Résurgence de la notion de déni de justice et droit au juge, in Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum J. Waline : Dalloz 2002, p. 513).

 

7. – C'est donc la traduction en droit positif de cette double dimension de la prohibition du déni de justice posée à l'article 4 du Code civil qui sera recherchée en examinant successivement le devoir de juger des magistrats (I) et le droit à une protection juridictionnelle des justiciables (II).

 

I. - Du devoir de juger...

8. – Que la prohibition du déni de justice en droit français soit inscrite au cœur de l'article 4 du Code civil, nul ne le conteste aujourd'hui. Pourtant, la lettre de ce seul article n'autorise pas à lui conférer une telle portée générale. Pour des raisons historiques précédemment rappelées (V. supra n° 4 et 5), l'article 4 du Code civil n'appréhende que les rapports du juge et de la loi et menace de poursuites pénales le juge qui aura refusé de juger sous prétexte d'imperfection de la loi. Le seul devoir explicitement imposé au juge par cet article est donc celui d'interpréter la loi aux fins de jugement. Le devoir général de juger au-delà du devoir d'interpréter la loi appert en réalité du rapprochement des articles 4 du Code civil et 185 de l'ancien Code pénal, qui définissait et réprimait l'infraction de déni de justice en ces termes :

Tout juge ou tribunal, tout administrateur ou autorité administrative, qui, sous quelque prétexte que ce soit, même du silence ou de l'obscurité de la loi, aura dénié de rendre la justice qu'il doit aux parties, après en avoir été requis, et qui aura persévéré dans son déni, après avertissement ou injonction de ses supérieurs, pourra être poursuivi, et sera puni d'une amende (...), et de l'interdiction de l'exercice des fonctions publiques depuis cinq ans jusqu'à vingt.

Ce rapprochement invite à lire l'article 4 du Code civil comme menaçant de poursuites pénales le juge qui refusera de juger, sous quelque prétexte que ce soit, même du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi. L'interdiction du déni de justice est ainsi directement reliée à l'office du juge. En refusant de statuer sur les prétentions que forment devant lui les parties, c'est avec la définition de son office que le juge entre en contradiction. Or le juge ne peut se dérober à sa fonction car ce serait "pousser les particuliers à prendre eux-mêmes en main la défense de leurs droits prétendus, c'est-à-dire à faire appel à la violence" (G. Baudry-Lacantinerie, Traité de droit civil, t. I : Sirey, 3e éd. 1907, p. 192). Exercer son office, sa jurisdictio dans toute leur portée, tel est le devoir pesant sur le juge inscrit à l'article 4 du Code civil, comme le révèle l'examen de la jurisprudence (A). Par ailleurs, assurément quand de mauvaise foi le juge refuse de statuer, mauvaise foi attestée par le fait de persévérer dans le déni après avoir été requis de juger, ce refus brutal de trancher le litige appelle la sévérité de la réprobation pénale annoncée par l'article 4 du Code civil et toujours attachée au déni de justice par l'article 434-7-1 du nouveau Code pénal. Mais l'hypothèse devrait demeurer exceptionnelle. Or, en l'absence de mauvaise foi du juge et d'infraction pénale, le manquement du juge à sa mission n'en doit pas moins être sanctionné. Ce sont ces sanctions en droit positif qu'il conviendra ensuite d'exposer (B).

A. - Portée

9. – Le droit n'est pas la seule voie possible à mettre en œuvre pour répondre à la demande de justice des particuliers. Il y a aussi la simple autorité, le pur commandement, l'imperium : "il plaît au roi". L'exercice de l'imperium peut certes coïncider avec une bonne justice comme dans la figure du jugement de Salomon mais "ce n'est pas du droit, parce qu'il n'y a aucune référence à un ordre normatif qui dépasserait la décision" (P. Moor, op. cit., p. 146). C'est au Bas-Empire que se dégage de l'imperium la jurisdictio à laquelle correspond le pouvoir qui appartient au juge, saisi d'une contestation sur un cas particulier, d'y mettre fin en application du droit (V. J. Moury, De quelques aspects de l'évolution de la jurisdictio (en droit judiciaire privé), in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs, Mél. R. Perrot : Dalloz 1996, p. 299). Si la loi interdit aux particuliers de se faire justice à eux-mêmes, il doit leur être assuré que le juge imposera à leur conflit une solution dénuée d'arbitraire parce que fondée sur le droit ; l'obligation de motivation des décisions de justice imposée par la loi des 16-24 août 1790 leur permet d'en opérer la vérification. Contraint de répondre aux demandes portées devant lui, le juge doit donc s'exécuter en appliquant les règles de droit (1°). Ce devoir d'application des règles de droit aux fins de résolution du litige trouve son prolongement dans le devoir d'interprétation imposé par l'article 4 du Code civil (2°).

 

Le devoir de juger en application des règles de droit

10. – Affirmée depuis longtemps par la jurisprudence, l'obligation faite au juge de trancher le litige selon la règle de droit sera posée par l'article 12, alinéa 1er du Code de procédure civile :

Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables.

Cet article reprend donc et précise le devoir fait au juge de trancher les litiges que lui soumettent les particuliers, dont le principe est posé à l'article 4 du Code civil. Le lien entre l'article 12 du Code de procédure civile qui régit l'office général du juge et l'article 4 du Code civil fut expressément relevé, semble-t-il pour la première fois, par la cour d'appel de Paris dans un arrêt rendu le 25 avril 1986(CA Paris, 25 avr. 1986 : JurisData n° 1986-022149 ; Gaz. Pal. 1987, 2, p. 800) et n'a cessé depuis d'être confirmé par les nombreuses cassations prononcées tantôt au visa des articles 4 du Code civil et 12 du Code de procédure civile (Cass. soc., 7 nov. 2006, n° 05-42.323 : JurisData n° 2006-035800 ; JCP S 2007, 1056. – Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 09-13.155 : JurisData n° 2010-011382), tantôt au visa du seul article 4 du Code civil dont la Cour de cassation souligne qu'il a été violé en raison de la méconnaissance de leur office par les juges du fond (Cass. 1re civ., 16 avr. 2008, n° 07-12.224 : JurisData n° 2008-043624. – Cass. 1re civ., 8 avr. 2009, n° 08-13.005 : JurisData n° 2009-047906. – Cass. 1re civ., 8 avr. 2009, n° 08-12.658 : JurisData n° 2009-047830. – Cass. 1re civ., 28 oct. 2011, n° 10-24.214 : JurisData n° 2011-023279. – Cass. 1re civ., 28 oct. 2011, n° 10-24.214 : JurisData n° 2011-023279. – Cass. 1re civ., 23 mai 2012, n° 11-12.813 : JurisData n° 2012-010787), tantôt, et ce de façon plus récente, au visa de l'article 4 du Code civil et de textes particuliers de procédure qui précisent l'office du juge. S'il peut paraître prématuré de tirer des enseignements définitifs d'une jurisprudence abondante mais souvent inédite de la Cour de cassation qui se réfère aux côtés de l'article 4 du Code civil à ces fondements textuels divers (entre lesquels la cour semble parfois hésiter, ces hésitations faisant écho à celles qui entourent l'office du juge, V. C. Bléry, Office du juge : entre activité exigée et passivité permise. Réflexions à partir de la jurisprudence récente sur l'article 12 du Code de procédure civile : Procédures 2012, étude 6) pour rappeler aux juges du fond qu'entrer en contradiction avec leur office, c'est commettre un déni de justice, certaines orientations jurisprudentielles récentes paraissent mieux assurées que d'autres et méritent d'être d'ores et déjà soulignées. Dans la conception française classique du procès civil (pour une étude comparée des pouvoirs et devoirs du juge et des parties dans les procès civil, pénal et administratif, V. L. Cadiet, J. Normand, S. Amrani Mekki, Théorie générale du procès : PUF, Themis, 2010, spécialement p. 751), les parties maîtrisent la matière litigieuse dont, par leurs prétentions, elles déterminent les éléments, tandis que le rôle du juge est de veiller au bon déroulement de l'instance et de dire le droit (sur les conséquences du défaut de diligence des parties dans la conduite de l'instance, V. J.-P. Dintilhac, La gestion des procédures civiles dans le temps, in Justice et Cassation, Revue annuelle des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation : Dalloz 2007, p. 44). Plus précisément, le juge doit répondre à ce qui est demandé par les parties (l'objet du litige) et statuer sur le fondement de leurs prétentions (la cause du litige). "Da mihi factum, dabo tibi jus" : "donne-moi le fait, je te donnerai le droit". Dans le Code de procédure civile, les faits relèvent des parties et le droit est l'apanage du juge. Mais la distinction du fait et du droit quant aux pouvoirs et devoirs du juge et des parties n'a pas une portée absolue (V. C. Bléry, JCl. Procédure civile, Fasc. 152), ce qu'attestent les arrêts de la Cour de cassation censurant pour violation de l'article 4 du Code civil les décisions des juges du fond qui refusent de trancher les litiges (a) en application des règles de droit (c), quelle que soit l'insuffisance des preuves (b). Mais encore faut-il que le juge soit véritablement saisi : ainsi le fait pour un tribunal de commerce de rejeter une demande de rendez-vous n'est pas constitutif d'un déni de justice car celle-ci ne constitue pas un acte de procédure contraignant le juge (TGI Paris, 20 mars 1991 : JurisData n° 1991-046594). En revanche, commet un déni de justice le tribunal de commerce qui refuse de statuer sur une requête en suspicion légitime alors que des réquisitions du Ministère public ont été prises dans ce sens (Cass. 1re civ., 6 mars 1996, n° 95-01.006 : JurisData n° 1996-000722 ; JCP G 1996, IV, 979).

a) L'obligation de trancher le litige

11. – En procédure civile ce sont les parties qui saisissent le juge (CPC, art. 1er) et qui déterminent l'objet du litige par les prétentions qu'elles formulent (CPC, art. 4). Le juge est alors tenu de statuer sur ce qui lui est demandé, tout ce qui lui est demandé et seulement sur ce qui lui est précisément demandé (CPC, art. 5).

 

12. – Le juge doit se prononcer sur les demandes des parties – Dans ce sens, la troisième chambre civile de la Cour de cassation vise l'article 4 du Code civil dans un arrêt de cassation du 24 mai 2006 (Cass. 3e civ., 24 mai 2006, n° 04-20.836) en posant que :

... Mme Y. ayant acquis une parcelle de terre de Mme Z. sur laquelle elle a fait édifier un immeuble dont les réseaux ont été branchés sur ceux du lotissement voisin (...) géré par l'association syndicale libre des propriétaires de ce lotissement, cette dernière a demandé la démolition de la maison de Mme Y. ; ... pour rejeter la demande, l'arrêt retient qu'il appartiendra à Mme Y. qui ne pouvait avoir l'usage des voiries et réseaux desservant le lotissement, de faire constater, si tel est le cas, son enclavement ; ... en refusant de se prononcer sur les demandes formulées sans équivoque dans les motifs des conclusions d'appel incident de Mme Y. et qui tendaient à faire constater cet état d'enclave et l'existence d'une servitude en résultant, la cour d'appel a violé le texte susvisé (C. civ., art. 4).

13. – Le juge doit se prononcer sur toutes les demandes – Commet un déni de justice non seulement le juge qui ne répond pas à la demande mais aussi celui qui n'y répond qu'en partie. Le rappel de son office au juge est tantôt fondé sur le seul article 4 du Code civil, tantôt sur les articles 4 du Code civil et 5 du Code de procédure civile. Encourt ainsi la cassation, pour violation de l'article 4 du Code civil, la décision des juges du fond qui refusent de vérifier le bien-fondé de l'intégralité de la demande (Cass. 1re civ., 30 oct. 2006, n° 04-19.110 : JurisData n° 2006-035674 : "... pour débouter la caisse de l'intégralité de sa demande reconventionnelle, le jugement énonce qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande reconventionnelle de la caisse qui porte essentiellement sur les soins d'oxygénothérapie alors qu'une autre partie infime de la créance qu'elle allègue n'est pas contestée par la société ; ... en statuant ainsi, le tribunal des affaires de la sécurité sociale qui ne pouvait, sans déni de justice, se refuser à vérifier le bien-fondé de la demande de la caisse sur la partie de la créance qui n'était pas contestée par la société, a violé l'article susvisé" (C. civ., art. 4V. également Cass. 2e civ., 22 mai 2008, n° 07-14.489 : JurisData n° 2008-044033). Méconnaît de même son office et viole l'article 4 du Code civil, la juridiction de proximité qui, saisie d'une demande d'un syndicat de copropriétaires en paiement de charges de copropriété et d'une demande de remboursement de certaines sommes par le copropriétaire, condamne celui-ci à payer les sommes dues au titre des charges arriérées mais invite le syndicat des copropriétaires à présenter un décompte final au copropriétaire tenant compte de l'actualisation des sommes dues, déduction faite des sommes versées par le copropriétaire et de la somme retenue de façon injustifiée et dit que si un désaccord subsiste sur le décompte final, elle autorise l'une ou l'autre partie à la saisir à nouveau pour qu'un décompte final soit arrêté par le tribunal (Cass. 3e civ., 9 févr. 2010, n° 09-12.366 : JurisData n° 2010-051588). Encourt encore la cassation pour violation de l'article 4 du Code civil l'arrêt d'appel qui, à propos d'une demande d'exécution forcée des travaux de remise en état par le preneur, rejette la demande d'astreinte devant l'assortir au motif que : "… en l'état des relations des parties au contrat de bail, le prononcé d'une astreinte pour l'exécution de leurs obligations respectives, dont l'une et l'autre devraient comprendre l'intérêt sans intervention judiciaire, n'est pas opportun" (Cass. 3e civ., 22 nov. 2011, n° 10-17.991 : JurisData n° 2011-026191). Est également cassé mais pour violation tant de l'article 4 du Code civil que de l'article 5 du Code de procédure civile, l'arrêt d'appel qui, après avoir énoncé à bon droit que le contrat de location avait été résilié de plein droit au décès du locataire et qu'aucune somme n'était due à titre de loyers ou d'indemnités d'occupation par le légataire universel du preneur pour la période postérieure au décès, refuse de se prononcer sur la demande de restitution des sommes perçues par le propriétaire au motif que cette demande était sans objet, la restitution devant s'effectuer en exécution de la décision alors que : "… les parties étaient en désaccord sur le montant des sommes versées et, partant, sur l'étendue de l'obligation à restitution de l'OPAM" (Cass. 3e civ., 10 déc. 2008, n° 07-19.320 : JurisData n° 2008-046202).

 

14. – Le juge doit trancher le litige sans le dénaturer – Librement déterminé par les prétentions des parties, l'objet du litige ne saurait enfin être modifié par le juge. Si la plupart des cassations sont prononcées au visa de l'article 4 du Code de procédure civile (V. les censures prononcées "pour avoir méconnu les termes du litige et violé l'article 4 du Code de procédure civile" : Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 09-16.193 : JurisData n° 2010-013348. – Cass. 2e civ., 23 sept. 2010, n° 09-16.550 : JurisData n° 2010-016810 ; ou encore "pour avoir modifié l'objet du litige et violé l'article 4 du Code de procédure civile" : Cass. 3e civ., 28 avr. 2011, n° 09-71.178 : JurisData n° 2011-007306 ; ou bien encore "pour avoir dénaturé les conclusions et violé l'article 4 du Code de procédure civile" : Cass. com., 18 oct. 2011, n° 10-18.989 : JurisData n° 2011-022317. – Rappr. Cass. 1re civ., 23 mars 2011, n° 10-17.471 : JurisData n° 2011-00456), il faut signaler quelques arrêts de cassation rendus au visa de l'article 4 du Code civil. Dans un arrêt de censure rendu au visa des articles 4 et 1249 du Code civil le 13 mars 2007 (Cass. com., 13 mars 2007, n° 05-17.571 : JurisData n° 2007-038109), la chambre commerciale de la Cour de cassation décidait que :

... la société Frigoscianda Équipement (...) a vendu un surgélateur avec une clause de réserve de propriété et transfert immédiat des risques à la société corse de fabrication et de distribution de produits surgelés (la société Cofadis), ensuite mise en redressement judiciaire ; ... l'appareil a été détruit lors d'un incendie et... la société Allianz assurances, aux droits de laquelle se trouve la société AGF (...), avait été assignée par la société Cofadis (...) en paiement de la somme de (...) restant due sur le prix de vente ; ... la société Frigoscianda Équipement (...) est intervenue volontairement à cette instance pour l'attribution de l'indemnité d'assurance ; ... pour rejeter la demande de la société Frigoscianda, l'arrêt retient que l'action exercée par cette société est une action directe contre l'assureur, ayant pour objet d'obtenir le paiement d'une indemnité au titre d'une assurance souscrite par une autre société à laquelle elle a vendu le bien détruit et assuré tandis que selon le contrat, l'assurance souscrite par la société Cofadis n'est ni une assurance de responsabilité, ni une assurance de chose pour compte ; ... il en résulte, malgré la clause de transfert des risques que la société Frigoscianda ne peut agir directement contre la société AGF pour obtenir le règlement de l'indemnité d'assurance ; ... en statuant ainsi, alors que la société Frigoscianda, bénéficiaire d'une clause de réserve de propriété, avait fondé son action contre l'assureur sur sa qualité de propriétaire des biens vendus auxquels l'indemnité était subrogée, la cour d'appel a modifié l'objet du litige et violé les articles susvisés (C. civ., art. 4 et 1249).

De même, dans un arrêt rendu le 12 janvier 2011 et publié au bulletin, la première chambre civile casse notamment au visa de l'article 4 du Code civil, pour avoir "dénaturé les conclusions et méconnu l'objet du litige", l'arrêt d'appel qui attribue à la sœur du copartageant une parcelle de terre alors que, dans ses écritures, le copartageant s'opposait au partage décidé par les juges et proposait l'attribution de la totalité des parcelles à sa sœur moyennant le paiement d'une soulte (Cass. 1re civ., 18 janv. 2011, n° 09-17. 373 : JurisData n° 2011-000146. – V. également Cass. 2e civ., 17 mars 2011, n° 10-17.001 : JurisData n° 2011-0038961, cassation pour violation de l'article 4 du Code civil et dénaturation des termes du litige. – Cass. 3e civ., 11 janv. 2012, n° 10-15.387 : JurisData n° 2012-000256, cassation pour violation de l'article 4 du Code civil en ayant "dénaturé les termes clairs et précis des conclusions").

Le juge doit donc trancher le litige, sauf à commettre un déni de justice. Il en résulte un accroissement des devoirs du juge dans la recherche des preuves.

b) L'obligation de juger même en cas d'insuffisance des preuves

15. – En vertu du principe dispositif, il revient aux seules parties de décider des faits qu'elles entendent porter à la connaissance du juge et invoquer au soutien de leur prétention (CPC, art. 6). La charge de la preuve suit en principe la charge de l'allégation (CPC, art. 9).

 

16. – Le juge a l'obligation d'apprécier les preuves qui lui sont soumises – Il ne peut rejeter une prétention sans avoir vérifié les éléments de preuve présentés au soutien de cette prétention. À défaut, sa décision encourt la cassation pour déni de justice comme le montre l'arrêt de la première chambre civile du 17 mai 1983 qui opère une cassation sur visa de l'article 4 du Code civil (Cass. 1re civ., 17 mai 1983, n° 82-11.178 : JurisData n° 1983-701323 ; Bull. civ. 1983, I, n° 149) en ces termes :

... la société coopérative agricole Beauce et Gâtinais, aux droits de laquelle se trouve, en dernier lieu, la société civile particulière Les Chênes, en vertu d'une cession de créance en date du 27 mars 1979, signifiée au débiteur le 30 juin 1979, a assigné M. Prévost en paiement de la somme de 1 182 400 F – se rapportant pour partie à des titres constitués par des actes notariés et des jugements et, pour le surplus, à des factures –, et en validation de saisie conservatoire et conversion en saisie-exécution ; ... pour rejeter la demande en paiement relative aux titres, la cour d'appel énonce, notamment, que le montant en principal des créances évoquées (...), tel qu'il résulte des titres produits (...), ne correspond pas du tout avec la somme mentionnée dans les écritures de l'appelante du 11 juin 1981 ; ... en se déterminant ainsi, alors qu'il incombe aux juges de vérifier, au vu des documents produits, le montant des créances alléguées dont l'existence lui apparaît justifiée, la juridiction du second degré a violé le texte susvisé (C. civ., art. 4).

17. – Le juge ne peut refuser de statuer, ni même différer l'examen du litige en se fondant sur l'insuffisance des preuves – Si le juge estime les preuves insuffisantes, il ne peut pour autant refuser de statuer en se fondant sur l'insuffisance de ces preuves qui lui sont fournies par les parties. Encourt ainsi la cassation pour violation de l'article 4 du Code civil, l'arrêt d'appel qui, s'agissant de défrichements illégaux de parcelles de terre, pour limiter la responsabilité d'une société civile immobilière à une seule parcelle, retient qu'elle n'est pas en mesure, pour les parcelles visées à plusieurs reprises dans les procès-verbaux, de dire quelle est la partie pour laquelle les faits sont prescrits et celle pour laquelle ils ne le sont pas ; en effet "en statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté l'existence de défrichements illégaux non couverts par la prescription, la cour d'appel, qui a refusé de se prononcer en se fondant sur l'insuffisance des éléments fournis par les parties, a violé l'article 4 du Code civil" (Cass. 3e civ., 1er juill. 2009, n° 07-21.954 : JurisData n° 2009-048932). De même, le juge ne peut refuser de trancher sous prétexte que le défendeur ne s'explique pas sur le fait contesté. Ainsi, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu un arrêt de cassation le 21 janvier 1993 au visa de l'article 4 du Code civil (Cass. 2e civ., 21 janv. 1993, n° 92-60.610 : JurisData n° 1993-001756 ; Bull. civ. 1993, II, n° 28) dans les termes suivants :

... le juge ne peut refuser de statuer, en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties ; ... selon la décision attaquée,... M. Planchon a saisi le tribunal d'instance, d'une contestation relative à la composition de la liste pour les élections à la Chambre de commerce et d'industrie de Montpellier ; qu'une première décision a invité M. Planchon à faire connaître le contenu de ses réclamations déposées devant la commission d'établissement des listes électorales, et a mis en demeure celle-ci d'indiquer les motifs de son absence de réponse à M. Planchon ; ... le tribunal, après avoir constaté que M. Planchon s'était exécuté, mais que la commission était taisante, dispose que l'abstention de celle-ci le met "dans l'impossibilité d'apprécier sa décision tel que prévu par l'article 23 du décret du 18 janvier 1991" ; ... en se déterminant ainsi, le tribunal a violé le texte susvisé (C. civ., art. 4).

Le juge ne peut pas plus s'abriter derrière l'absence ou l'insuffisance de preuves pour simplement différer l'examen du litige (Cass. 2e civ., 5 oct. 2006, n° 05-15.091. – Cass. com., 4 mai 2010, n° 08-20.693 : JurisData n° 2010-005328).

18. – Le juge ne peut se contenter de rejeter la demande en se fondant sur l'insuffisance des preuves – Le rejet de la demande sur ce fondement est assimilé par la Cour de cassation à un refus de statuer. Est ainsi censurée pour violation de l'article 4 du Code civil, la juridiction de proximité qui, pour rejeter une demande, retient "qu'aucun élément versé aux débats ne permet de déterminer si la structure vitrée s'intègre dans les parties communes ou dans les parties privatives … et de trancher cette question technique", alors que "le juge ne peut refuser de statuer en se fondant sur l'insuffisance de preuves qui lui sont fournies par les parties" (Cass. 3e civ., 23 sept. 2008, n° 07-15. 961 : JurisData n° 2008-045133. – Adde Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-18.635 : JurisData n° 2012-024404). Mais le juge ne commet aucun déni de justice quand il fait succomber celle des parties qui supporte en l'espèce la charge de la preuve et qu'il estime souverainement qu'elle n'a pas rapporté la preuve du bien-fondé de sa prétention (V. Cass. soc., 11 févr. 2009, n° 08-40.095 : JurisData n° 2009-047004. – Cass. 1re civ., 16 juin 2011, n° 10-21.438 : JurisData n° 2011-012214. – Cass. 3e civ., 6 sept. 2011, n° 10-24.722 : JurisData n° 2011-018174. – Cass. com., 15 nov. 2011, n° 10-26.511 : JurisData n° 2011-025314. – Cass. 3e civ., 11 janv. 2012, n° 10-15.387 : JurisData n° 2012-000256).

 

19. – Le juge doit évaluer le préjudice dont il a admis l'existence – Une jurisprudence abondante, mais le plus souvent inédite, censure pour violation de l'article 4 du Code civil les décisions des juges du fond qui, saisis d'une demande en réparation d'un préjudice, après avoir constaté l'existence de ce préjudice, rejettent la demande au motif de l'insuffisance des preuves permettant d'évaluer le montant des dommages. Dès lors qu'il en admet l'existence dans son principe, le juge doit évaluer le préjudice et ne peut refuser de statuer en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies (Cass. com., 25 avr. 2006, n° 04-16.574. – Cass. com., 26 sept. 2006, n° 04-18.271. – Cass. 2e civ., 19 oct. 2006, n° 05-21.985 : JurisData n° 2006-035439. – Cass. 3e civ., 23 janv. 2007, n° 05-21.292 : JurisData n° 2007-037087. – Cass. 2e civ., 5 avr. 2007, n° 05-14.964 : JurisData n° 2007-038337 ; JCP G 2007, IV, 1957. – Cass. com., 7 oct. 2008, n° 07-14.423 : JurisData n° 2008-045335. – Cass. com., 23 sept. 2008, n° 07-14.285 : JurisData n° 2008-045153. – Cass. 3e civ., 8 déc. 2009, n° 08-11.911 : JurisData n° 2009-050835. – Cass. 3e civ., 8 déc. 2009, n° 08-18.920 : JurisData n° 2009-050742. – Cass. 3e civ., 2 mars 2010, n° 09-12.286 : JurisData n° 2010-001241. – Cass. 1re civ., 15 nov. 2010, n° 09-71.576 : JurisData n° 2010-021528. – Cass. 3e civ., 18 janv. 2011, n° 09-72.816 : JurisData n° 2011-000529. – Cass. 3e civ., 25 janv. 2012, n° 10-07.045 : JurisData n° 2012-001041. – Cass. 3e civ., 10 juill. 2012, n° 11-19.374 : JurisData n° 2012-015726). La même solution est parfois rendue pour violation non seulement de l'article 4 du Code civil mais également d'une règle substantielle (V. pour la violation des articles 4 et 1382 du Code civil, Cass. 2e civ. 7 févr. 2008, n° 06-21.255 : JurisData n° 2008-042688. – Cass. 2e civ., 19 nov. 2009, n° 08-20.312 : JurisData n° 2009-050507. – Cass. com., 20 nov. 2010, n° 09-15.264 : JurisData n° 2010-022672. – Pour la violation des articles 4 et 1147 du Code civil, Cass. 3e civ., 26 janv. 2010, n° 08-19.683 : JurisData n° 2010-051377. – Pour la violation des articles 4 et 1993 du Code civil, Cass. com., 21 oct. 2008, n° 07-10.824 : JurisData n° 2008-045497. – Pour la violation de l'article 4 du Code civil et de la loi du 6 juillet 1989, Cass. 3e civ., 28 sept. 2010, n° 09-15.336 : JurisData n° 2010-017238). La sévérité de la jurisprudence de la Cour de cassation à l'endroit des juges du fond n'a pas manqué d'être relevée et critiquée par une partie de la doctrine, qui rappelle que la victime a la charge de prouver les faits justifiant ses prétentions, lesquels incluent les preuves tant de l'existence que de l'étendue de son préjudice (V. P. Jourdain, Évaluation du préjudice et obligations du juge : RTD civ. 2010, p. 328, qui souligne que cette jurisprudence "incite les juges du fond à rendre des décisions arbitraires sur le quantum des indemnisations à seule fin de se mettre à l'abri d'une éventuelle cassation". – R. Perrot, Insuffisance des preuves fournies par les parties. À propos de Cass. 3e civ., 8 déc. 2009, n° 08-11.911 : JurisData n° 2009-050835 ; Procédures 2010, comm. 30. – C. Bléry et L. Raschel, Droit à l'expertise : reconnaissance inavouée d'un nouvel accroc à la répartition des rôles du juge et des parties : Procédures 2011, alerte 17). Il convient de relever quelques décisions récentes de la Cour de cassation qui abandonnent toute référence dans leur visa à l'article 4 du Code civil pourtant invoqué dans les demandes des pourvois, tout en continuant à censurer les juges du fond ayant refusé, au motif de l'insuffisance des preuves, d'évaluer le dommage dont ils avaient constaté l'existence en son principe (V. au visa du seul article 1382 du Code civil visé, Cass. 3e civ, 2 févr. 2011, n° 10-30.427 : JurisData n° 2011-001178. – Cass. 2e civ., 16 juin 2011, n° 10-20.303 : JurisData n° 2011-011752. – Cass. 3e civ., 19 sept. 2012, n° 11-10.532 : JurisData n° 2012-021086. – Au visa des articles 1382 du Code civil et 5 du Code de procédure civile, Cass. com., 12 mars 2013, n° 11-21.908 : JurisData n° 2013-004299. – Au visa de l'article 1147 du Code civil, Cass. 3e civ., 23 oct. 2012, n° 11-20.555 : JurisData n° 2012-024083et au visa de l'article 4 du Code de procédure civile, Cass. 3e civ., 7 juin 2011, n° 09-17.103 : JurisData n° 2011-011341. – Cass. 2e civ., 10 janv. 2013, n° 10-28.758 : JurisData n° 2013-000095. – Cass. 2e civ., 28 mars 2013, n° 12-14.655 : JurisData n° 2013-005570).

 

20. – Les juges du fond ne peuvent pas plus espérer voir échapper leurs décisions à la censure de la Cour de cassation pour déni de justice, quand ils se retranchent toujours derrière l'insuffisance des preuves pour refuser d'évaluer la part respective de responsabilité des parties dans la survenance du préjudice (Cass. 3e civ., 14 mars 2007, n° 05-20.716).

 

21. – De même, la chambre sociale de la Cour de cassation reproche aux juges d'appel, saisis de la demande d'un salarié au titre d'une prime de résultat, d'avoir violé l'article 4 du Code civil en refusant de statuer sur le fondement de l'insuffisance des preuves, alors qu'ils ne mettaient pas en cause le principe de la demande du salarié (Cass. soc., 21 févr. 2007, n° 05-43.981). De cet arrêt doit être rapproché celui rendu le 25 novembre 1998 par la même chambre sociale qui reproche à la cour d'appel de Basse-Terre, saisie de la demande d'un salarié en paiement d'une indemnité de préavis, d'avoir rejeté cette demande au motif que les circonstances de la rupture ne permettaient pas de déterminer qui avait rompu le contrat, "alors qu'elle avait relevé que le contrat de travail avait été rompu et qu'elle devait nécessairement trancher la question de savoir si cette rupture résultait d'une démission ou d'un licenciement". Faute d'avoir tranché cette question, l'arrêt d'appel est cassé pour violation de l'article 4 du Code civil (Cass. soc., 25 nov. 1998 : Gaz. Pal. 1er mai 1999, p. 47, note A. Perdriau).

 

22. – Ne répond pas non plus aux exigences de l'article 4 du Code civil, l'arrêt d'appel qui déboute chacune des parties de sa revendication sur un immeuble au motif que ni l'une, ni l'autre n'avait fait la preuve de son droit de propriété sur le bien revendiqué tout en reconnaissant que l'immeuble en litige était nécessairement la propriété de l'une ou de l'autre (Cass. 3e civ., 16 avr. 1970 : JCP G 1970, II, 16459 ; D. 1970, p. 474, note M. Contamine-Raynaud). En revanche, peuvent être toutes deux déboutées les parties revendiquant chacune de leur côté une parcelle de terre, dès lors qu'aucune d'elles n'avait satisfait à la charge de la preuve qui lui incombait et qu'il n'apparaissait pas que la parcelle revendiquée ne pouvait appartenir qu'à l'une ou l'autre des parties. Quoique conduisant à reconnaître que l'immeuble est alors sans maître et revient donc à l'État, la décision ne réalise pas un déni de justice puisqu'il n'était pas exclu ici, à la différence de l'espèce précédente, que l'immeuble appartienne à un tiers (Cass. 3e civ., 3 déc. 1980 : JurisData n° 1980-735311 ; Bull. civ. 1980, III, n° 190 ; Gaz. Pal. 1981, 2, p. 481, note A. Piedelièvre).

 

23. – Tenu de trancher, sans pouvoir se réfugier derrière l'insuffisance des preuves, le juge n'est pas démuni et l'extension contemporaine des pouvoirs procéduraux des juges éclaire l'extension corrélative du domaine d'application de l'article 4 du Code civil dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation. Le juge peut ainsi ordonner une mesure d'instruction si la partie qui allègue un fait ne dispose pas d'éléments suffisants pour le prouver (CPC, art. 146, al. 1er). La Cour de cassation ne manque pas de rappeler au juge du fond ce pouvoir de recourir à une expertise (est ainsi censuré pour n'avoir pas mis fin au litige et violé l'article 4 du Code civil l'arrêt d'appel qui, après avoir condamné une partie à payer à son cocontractant certaines sommes, énonce que ce dernier devra rembourser des frais subsistant en contrepartie de la production de justificatifs et dans la limite d'un certain pourcentage du chiffre d'affaires, alors qu'il appartenait au juge de "déterminer ce qui était dû à titre réciproque par les parties, fût-ce, au besoin, par une expertise" , Cass. com., 4 déc. 2007, n° 06-15.742 : JurisData n° 2007-041866. – V. également Cass. 2e civ., 22 mai 2008, n° 07-10.484 : JurisData n° 2008-044030). Il ne saurait toutefois le faire pour suppléer la carence des parties. En principe, simple faculté offerte au juge, il ne peut lui être reproché de n'y avoir pas recouru. La jurisprudence a ainsi rappelé qu'on ne peut évoquer l'article 4 du Code civil à l'encontre d'un tribunal qui s'est refusé à rechercher par expertise l'imputation du préjudice à chacune des parties en litige plutôt qu'à une seule, puisque ordonner une mesure d'instruction ne constitue pour lui qu'une faculté (Cass. 2e civ., 24 nov. 1993, n° 92-12.549 : JurisData n° 1993-002317 ; JCP G 1994, IV, 283 ; Bull. civ. 1993, II, n° 336 ; Gaz. Pal. 20 mars 1994, p. 50. – V. déjà dans le même sens, Cass. soc., 15 nov. 1972, n° 71-40.710 : JurisData n° 1972-099619 ; Bull. civ. 1972, V, n° 619. – Il ne peut pas plus être reproché aux juges du fond d'avoir écarté une pièce écrite en langue étrangère des débats faute de production d'une traduction en langue française : en réponse à un pourvoi qui faisait valoir que les juges du fond avaient commis un déni de justice et violé le droit à l'accès au juge, la chambre commerciale de Cour de cassation répond que "si l'ordonnance de Villers-Cotterets d'août 1539 ne vise que les actes de procédure, le juge, sans violer l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, est fondé, dans l'exercice de son pouvoir souverain, à écarter comme élément de preuve un document écrit en langue étrangère, faute de production d'une traduction en langue française", Cass. com., 22 nov. 2012, n° 11-17.185 : JurisData n° 2012-027389 ; RDC 2013, p. 495, note C. Pérès. – Pour une analyse critique de la jurisprudence récente en matière d'évaluation du préjudice traduisant selon certains auteurs un droit à l'expertise, V. C. Bléry et L. Raschel, Droit à l'expertise : reconnaissance inavouée d'un nouvel accroc à la répartition des rôles du juge et des parties, art. préc.). Mais c'est vraisemblablement parce qu'il peut ordonner toutes mesures d'instruction nécessaires pour pallier l'insuffisance des preuves, qui lui sont fournies par les parties et qu'il lui appartient de le faire, que son refus de statuer peut lui être reproché au titre de l'article 4 du Code civil (Cass. 2e civ., 28 juin 2006, n° 04-17.224 : JurisData n° 2006-034249 ; JCP G 2006, IV, 2622 ; Bull. civ. 2006, II, n° 174). Et doit être déboutée de sa demande, la victime qui, sans motifs légitimes, fait obstacle et refuse de prêter son concours à une expertise ordonnée par le juge et destinée à lui permettre d'évaluer "le cas échéant" les préjudices (Cass. 2e civ, 17 juin 2010, n° 09-68.096 : JurisData n° 2010-009634).

C'est donc un véritable activisme probatoire qui est imposé au juge tenu de trancher les litiges sous peine de déni de justice. En matière d'application de la règle de droit, la jurisprudence de la Cour de cassation est plus nuancée.

c) L'obligation d'appliquer les règles de droit

24. – Le juge ne peut se dessaisir de sa jurisdictio au profit d'un professionnelDire le droit, pour le juge, on l'a vu, n'est pas une faculté mais une compétence, un pouvoir qu'il doit exercer. Juria novit curia. Le droit est l'apanage du juge. Mais, dans une société toujours plus technique et face à des faits litigieux dont l'appréciation matérielle requiert du juge des savoirs qu'il ne saurait tous détenir, comme dans une société toujours plus juridicisée et face à une réglementation dense, spécialisée et instable, le juge peut être tenté de recourir aux lumières d'un expert, qui lui facilitera sa tâche de règlement juridictionnel des litiges. Le Code de procédure civile lui en offre la possibilité, mais ne confie à ces experts ou consultants que des missions de caractère technique (CPC, art. 232) et leur interdit de porter quelque appréciation juridique que ce soit (CPC, art. 238, al. 3). Le juge ne saurait se dessaisir de son pouvoir juridictionnel. Alors que de nombreux auteurs dénoncent la tendance des juges à entériner purement et simplement les conclusions de l'expert, lesquelles même factuelles ne sont pas sans conséquence sur la qualification et l'application de la règle de droit relevant de la jurisdictio du juge (V. J. Moury, Les limites de la quête en matière de preuve : expertise et jurisdictio : RTD civ. 2009, p. 665), rares sont les arrêts de cassation sanctionnant de telles pratiques (V. pour une censure récente mais non au visa de l'article 4 du Code civil, l'arrêt rendu le 9 mars 2011 par la première chambre civile de la Cour de cassation qui, dans un litige successoral, reproche à la cour d'appel d'avoir jugé qu'il appartenait aux parties de solliciter de l'expert le détail des sommes à rapporter à la succession et de n'avoir "pas déterminé elle-même le montant des sommes données à la fille que celle-ci devait rapporter à la succession et qu'elle aurait diverties", Cass. 1re civ., 9 mars 2011, n° 09-72.331 : JurisData n° 2011-003305), une jurisprudence déjà ancienne de la Cour de cassation ayant validé l'appropriation par le juge des conclusions de l'expert (V. cités et critiqués par J. Moury, art. préc., spécialement n° 8 : Cass. soc., 30 mai 1962 : Bull. civ. 1962, IV, n° 510, décidant que les juges du fond qui avaient désigné l'expert "tenaient de leur pouvoir d'appréciation celui d'admettre ses conclusions par homologation et de les donner ainsi, pour motifs, au soutien de leur décision". – Cass. 1re civ., 6 nov. 1963 : Bull. civ. 1963, I, n° 480, jugeant que "en déclarant homologuer le rapport de l'expert X…, l'arrêt attaqué s'en est approprié les motifs et les conclusions et a ainsi rejeté implicitement mais nécessairement les prétentions contraires de l'appelante").

Aussi le contraste est saisissant avec la jurisprudence abondante qui sanctionne, pour méconnaissance de son office et violation de l'article 4 du Code civil, le juge qui se défausse de son pouvoir et de son devoir de dire le droit entre les mains du notaire liquidateur. Le juge ne peut, sans craindre de commettre un déni de justice, renvoyer au notaire pour l'établissement de créances, récompenses et pour évaluer leur montant. Le rôle de cet officier public n'est que de donner un "avis de pur fait" et d'éclairer le juge, quand il incombe à ce dernier de trancher lui-même les contestations soulevées par les parties, c'est-à-dire de vérifier les éléments de preuve puis d'évaluer le montant des créances (V. Cass. 1re civ., 2 avr. 1996, n° 94-14.310 : JurisData n° 1996-001342 ; JCP G 1996, IV, 1270 ; Bull. civ. 1996, I, n° 162 ; Gaz. Pal. 5 juill. 1996, pan. jurispr. p. 169. – Cass. 1re civ., 30 oct. 2006, n° 04-19.110 : JurisData n° 2006-035674. – Cass. 1re civ., 16 avr. 2008, n° 07-12.224 : JurisData n° 2008-043624 ; RTD civ. 2009, p. 768, note B. Vareille. – Cass. 1re civ., 8 avr. 2009, n° 08-13.005 et n° 08-12.655 : JurisData n° 2009-047906 et JurisData n° 2009-047830. – Cass. 1re civ., 8 juill. 2009, n° 08-12.704 : JurisData n° 2009-049323. – Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 09-13.155 et n° 09-13.737 : JurisData n° 2010-011382 et JurisData n° 2010-011383 ; RTD civ. 2010, p. 766, note J. Hauser. – Cass. 1re civ., 26 janv. 2011, n° 09-72.422 : JurisData n° 2011-000784. – Cass. 1re civ., 26 oct. 2011, n° 10-24.214 : JurisData n° 2011-023279. – Cass. 1re civ., 23 mai 2012, n° 11-12.813 : JurisData n° 2012-010787. – V. sur l'importance du rôle de l'avocat après le renforcement des compétences du JAF par la loi de 2009, J. Casey, Le JAF liquidateur : quel rôle pour l'avocat? : AJF 2010, p. 163). Mais ne méconnaît pas son office, ni ne délègue ses pouvoirs, la cour d'appel qui, en homologuant le projet d'état liquidatif, entérine le calcul du notaire après avoir retenu qu'aucun élément permettant de remettre en cause ce calcul n'avait été apporté (Cass. 1re civ., 25 nov. 2009, n° 08-20.406 : JurisData n° 2009-050498).

25. – Jurisdictio et marcÀ l'heure où sont oubliées les vertus sociales et politiques du conflit, auquel est préféré le consensus, à l'heure où les voies extrajudiciaires de règlement des conflits sont à la mode et encouragées par le législateur pour répondre à l'impuissance du service public de la justice à faire face à l'inflation des contentieux et (ou) pour réduire son coût, il convient de rappeler un arrêt de cassation rendu le 21 février 1980 au visa de l'article 12 du Code de procédure civile, mais dont la solution pourrait bien être réitérée aujourd'hui au visa de l'article 4 du Code civil conformément à la tendance précédemment relevée. Par cet arrêt, la chambre sociale avait reproché aux juges d'appel d'avoir refusé de statuer en invitant les parties à régler amiablement leur différend et en les renvoyant à se pourvoir ainsi qu'elles aviseraient en cas de difficulté (Cass. soc., 21 févr. 1980, n° 78-40.786 : JurisData n° 1980-000173 ; Bull. civ. 1980, V, n° 173. – Adde, Cass. 3e civ., 22 nov. 2011, n° 10-17.991 : JurisData n° 2011-026191, préc. n° 13). La voie du règlement amiable ne peut donc être imposée aux parties, si elles lui préfèrent le procès. La solution doit être saluée car "un procès au grand jour vaut souvent mieux qu'un procès refoulé" (F. Terré, Au cœur du droit le conflit, art. préc., p. 108). Mais si les parties à un contrat se sont liées par une clause de conciliation obligatoire et préalable à la saisine du juge, cette clause rend irrecevable toute action en justice des parties avant la mise en œuvre de la procédure de conciliation, qui suspend jusqu'à son issue le cours de la prescription (Cass. ch. mixte, 14 févr. 2003, n° 00-19.423 : JurisData n° 2003-017812. – V. infra n° 66). Cette dernière solution est écartée en matière prud'homale en raison de l'existence d'une procédure de conciliation préliminaire et obligatoire ; dès lors une clause du contrat de travail instituant une procédure de conciliation préalable en cas de litige survenant à l'occasion du contrat n'empêche pas les parties de saisir directement le juge prud'homal de leur différend (Cass. soc, 5 déc. 2012, n° 11-20.004 : JurisData n° 2012-028265 ; JCP G 2013, n° 10, 272, note O. Cuperlier; Dr. social 2013, p. 178, note D. Boulmier. – Et sur les dangers de la médiation en matière prud'homale, V. du même auteur, Médiation judiciaire déléguée à une tierce personne et instance prud'homale : nid ou déni de justice? : Droit ouvrier 2002, p. 185).

 

26. – Le juge doit trancher le litige conformément aux règles de droit applicables – Sauf à avoir reçu des parties une mission d'amiable compositeur, le juge doit préciser le fondement juridique de sa décision (Cass. 3e civ., 6 févr. 1991, n° 89-14.514 : JurisData n° 1991-700228 ; JCP G 1991, IV, p. 127 ; Bull. civ. 1991, III, n° 48 ; Gaz. Pal. 24 mai 1991, pan. jurispr. p. 140. – Cass. 3e civ., 26 janv. 2010, n° 08-20.308 : JurisData n° 2010-051465. – Cass. soc., 30 mars 2011, n° 09-67.863. – Cass. 3e civ., 11 oct. 2011, n° 10-24.692 : JurisData n° 2011-021737). Il ne peut se borner à une simple référence à l'équité (Cass. 2e civ., 22 avr. 1992, n° 91-21.298 : JurisData n° 1992-002300 ; Bull. civ. 1992, II, n° 129. – Cass. soc., 21 févr. 1980, n° 78-40.122 : JurisData n° 1980-098170 ; JCP G 1980, IV, p. 176 ; Bull. civ. 1980, V, n° 170. – Cass. 3e civ., 7 juin 2011, n° 09-17.103 : JurisData n° 2011-011341, préc. n° 19. – Cass. 1re civ., 28 juin 2012, n° 11-20.336). Il ne saurait davantage, même dans un esprit d'apaisement juger arbitrairement (Cass. 2e civ., 19 janv. 1983, n° 81-15.962 : JurisData n° 1983-700126 ; JCP G 1983, IV, p. 102 ; Bull. civ. 1983, II, n° 10 ; Gaz. Pal. 1983, 1, pan. jurispr. p. 177, obs. S. Guinchard). Son devoir et sa prérogative corrélative s'étendent à toutes les règles de droit. Significatif du déclin du légicentrisme, l'article 12 du Code de procédure civile vise les “règles de droit” quand l'article 4 du Code civil ne visait que la “loi”. Peu importe dès lors l'origine de la règle, légale ou non, interne ou internationale, dès lors que son applicabilité au litige a été constatée. La tâche du juge, censé connaître le contenu de la règle, en est rendue plus ardue. Il n'empêche, ce n'est pas aux parties de lui en expliquer le sens et il ne pourrait leur reprocher de ne l'avoir pas fait (Cass. soc., 23 mai 1953 : D. 1953, p. 555 ; RTD civ. 1953, p. 735, obs. Hébraud. – Y compris en matière contractuelle comme le rappelle l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 20 septembre 2012 qui casse et annule, pour méconnaissance de son office et violation des articles 4 et 1134 du Code civil, le jugement rendu par une juridiction de proximité ayant rejeté une demande de résiliation unilatérale au motif qu'il ne pouvait être fait application de la clause du contrat autorisant cette résiliation unilatérale pour motif légitime, faute de "définition exacte dans le contrat du “motif légitime” et des conditions applicables pour en apprécier les circonstances", Cass. 1re civ., 20 sept. 2012, n° 11-30.395 : JurisData n° 2012-020934). Le droit étranger s'étant vu qualifié de “règle de droit” (Cass. 1re civ., 13 janv. 1993, n° 91-14.415 : JurisData n° 1993-000215 ; JCP G 1993, IV, 637, p. 74 ; Bull. civ. 1993, I, n° 14 ; Rev. crit. DIP 1994, p. 48, note B. Ancel ; Gaz. Pal. 25 juin 1993, pan. jurispr. p. 138), quand bien même l'office du juge français n'exige de lui que la connaissance de la loi française, les décisions les plus récentes de la Haute juridiction imposent au juge du fond de rechercher la teneur de loi étrangère reconnue applicable au litige (Cass. com., 28 juin 2005, n° 02-14.686 : JurisData n° 2005-029186 ; Rev. crit. DIP 2005, p. 645, note B. Ancel et H. Muir Watt ; Bull. civ. 2005, IV, n° 138. – Sur l'office du juge en droit international privé, V. B. Ancel et H. Muir Watt, À propos de deux arrêts "de concert" : l'office du juge et la loi étrangère, in Le Nouveau Code de procédure civile (1975-2005), J. Foyer et C. Puigelier (dir.) : Economica 2006, p. 399. – E. Fohrer-Dedeurwaerder, JCl. Droit international, Fasc. 539-10 et Fasc. 539-20 ou Civil Code, Art. 3, fasc. 60 et fasc. 62). Mais "à l'impossible nul n'est tenu", et face à une impossibilité d'établir la teneur du droit étranger, le juge français contraint de statuer appliquera le droit français en vertu de sa vocation subsidiaire (V. pour une application plus récente, Cass. 1re civ., 21 nov. 2006, préc.). Si le juge ne peut imposer aux parties la preuve du droit applicable, il ne lui est pas interdit, bien au contraire, de leur demander leur concours. Il peut, selon l'article 13 du Code de procédure civile, les inviter à fournir les explications de droit qu'il estime nécessaires à la solution du litige. En matière de relations de travail, lorsqu'une partie invoque une convention collective précise, il incombe au juge de se procurer ce texte, qui contient la règle de droit éventuellement applicable au litige, au besoin en invitant les parties à lui en faire parvenir un exemplaire. Dans l'arrêt de cassation précité (V. supra n° 10), rendu le 7 novembre 2006 pour violation des articles 4 du Code civil, 12 du Code de procédure civile et L. 132-1 du Code du travail (dans sa version abrogée au 1er mai 2008, V. depuis : C. trav., art. L. 2221-2), la chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi reproché aux juges d'appel d'avoir calculé le montant de l'indemnité de préavis et de l'indemnité de licenciement en application des seules prescriptions légales au motif qu'ils ne disposaient pas de la convention collective dont les parties faisaient état dans leurs écritures alors que, lorsqu'une partie invoque l'application d'une convention collective, il incombe au juge de se la procurer par tous moyens, au besoin en invitant les parties à lui en fournir un exemplaire (V. déjà Cass. soc., 3 mars 1993, n° 89-45.868 : JurisData n° 1993-000713 ; JCP G 1993, IV, 1153 ; JCP E 1993, 570 ; Bull. civ. 1993, V, n° 76 ; Gaz. Pal. 14 mai 1993, pan. jurispr. p. 105. – Cass. soc., 5 oct. 1993, n° 89-41.644 : JurisData n° 1993-001812 ; JCP G 1993, IV, 2536 ; Bull. civ. 1993, V, n° 224 ; D. 1994, p. 588, note R. Encinas de Munagori. – Comp. Cass. soc., 19 mars 1986, n° 84-16.118 : JurisData n° 1986-000491 ; JCP G 1986, IV, p. 151 ; Bull. civ. 1986, V, n° 108. – Pour des réaffirmations récentes de cette jurisprudence, V. Cass. soc., 2 mars 2011, n° 10-12.087 : JurisData n° 2011-002686. – Cass. soc., 19 janv. 2012, n° 10-20.988 : JurisData n° 2012-000477. – Cass. soc., 7 mars 2012, n° 10-16.416 : JurisData n° 2012-004462). Et, lorsque le contrat de travail prévoit qu'il est régi par une convention collective particulière, méconnaît son office et viole les articles 4 et 12 du Code de procédure civile, le juge qui substitue le mode de calcul de l'indemnité de licenciement prévu par le Code du travail au mode de calcul conventionnel en se fondant sur l'insuffisance de justification par le salarié de ce dernier mode de calcul (Cass. soc., 17 mai 2011, n° 09-43.003 : JurisData n° 2011-008895 ; il convient ici de souligner l'accueil partiel de l'argumentation du demandeur au pourvoi qui invoquait un refus de statuer en se fondant sur l'insuffisance des preuves et une violation, par refus d'application, de l'article 4 du Code civil).

Et qu'en est-il lorsque les parties n'invoquent aucun fondement juridique au soutien de leurs prétentions ? Sauf dans les procédures ouvertes sur assignation (CPC, art. 56, 753 et 954, réd. D. n° 98-1231, 28 déc. 1998) aucune disposition n'impose de façon générale aux parties de préciser quel est le fondement juridique de leurs prétentions. Il leur est parfaitement loisible de limiter la motivation de celles-ci à une simple relation des faits (). Ce comportement est rare en pratique mais n'a rien d'illégitime. Et si, dans les procédures sur assignation, les parties sont désormais tenues de qualifier les faits invoqués à peine de nullité pour que celle-ci soit prononcée par le juge, il faut que l'adversaire présente une exception de nullité. L'office du juge n'a pas été modifié par ces nouvelles dispositions (V. C. Bléry, Office du juge…, art. préc., spécialement n° 3). Tenu de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, le juge commettrait un déni de justice et méconnaîtrait les dispositions de l'article 12 du Code de procédure civile s'il rejetait une demande au motif que son auteur n'en précise pas le fondement juridique et qu'il n'appartient pas au tribunal de se substituer à lui pour ce faire (CA Paris, 25 avr. 1986 : JurisData n° 1986-022149, préc. – Adde pour violation de l'article 12 du Code de procédure civile, Cass. soc., 28 sept. 2010, n° 09-41.276 et n° 09-41.277 : JurisData n° 2010-017095. – Cass. soc., 23 nov. 2011, n° 10-24.279. – Cass. 3e civ., 13 déc. 2011, n° 10-18.037 : JurisData n° 2011-028605). Le juge doit donc dans une telle hypothèse qualifier les faits allégués par les parties afin de déterminer la règle adéquate à la résolution du litige. Paradoxalement, la situation de la partie ayant invoqué un fondement juridique au soutien de sa prétention – solution que lui imposent désormais les textes, on l'a dit, devant le tribunal de grande instance et la cour d'appel – semble moins favorable au regard de l'application du droit. Selon la formule inaugurale de l'arrêt Dauvin rendu par l'assemblée plénière de la Cour de cassation le 21 décembre 2007(Cass. ass. plén., 21 déc. 2007, n° 06-11.343 : JurisData n° 2007-0420269 ; Bull. civ. 2007, ass. plén., n° 10), "si parmi les principes directeurs du procès, l'article 12 du (…) Code de procédure civile oblige le juge à donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions, il ne leur fait pas obligation, sauf règles particulières, de changer la dénomination ou le fondement juridique de leurs demandes". La Cour de cassation, depuis cet arrêt, ne fait plus obligation au juge de relever d'office un moyen nouveau, liberté étant laissée à ce juge de changer ou non le fondement juridique (V. toutefois, Cass. 2e civ., 1er juill. 2010, n° 09-14.593 : JurisData n° 2010-010598 et Cass. 1re civ., 12 mai 2011, n° 10-14.044 : JurisData n° 2011-008693, cités par C. Bléry, Office du juge…, art. préc., spécialement n° 11). Il est seulement tenu de requalifier les actes et faits mal qualifiés par les parties et de relever d'office la règle de droit applicable si elle n'est pas invoquée, si elle est d'ordre public (sauf disposition contraire), si elle est étrangère quand les droits sont indisponibles et si un texte lui en fait obligation. Cette jurisprudence apparaît peu en accord avec l'abondante jurisprudence précédemment examinée qui relie l'office du juge à la prohibition du déni de justice en rappelant que le juge est tenu de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, sauf à commettre un déni de justice. De façon plus générale, il convient de relever une opposition difficilement compréhensible entre une jurisprudence sévère et abondante qui sanctionne les juges du fond pour déni de justice en matière probatoire et de délégation de la jurisdictio à un professionnel et une jurisprudence indulgente envers les juges sur le terrain de l'application des règles de droit, les seules censures prononcées l'étant le plus souvent au visa de l'article 12 du Code de procédure civile. Et quand le juge, en matière économique notamment, exerce une fonction de régulation qui s'extrait de la dichotomie fait/droit, la Cour de cassation n'hésite pas à nouveau à censurer les juges sur le terrain de l'application d'un droit empreint de fait pour méconnaissance de leur office et violation de l'article 4 du Code civil (V. Cass. com., 13 juill. 2010, n° 09-67.439 : JurisData n° 2010-011639qui, au visa de l'article 4 du Code civil et de l'article L. 420-2 du Code de commerce, censure la cour d'appel pour avoir méconnu son office et violé les textes susvisés "en refusant (...) de déterminer le marché concerné par les pratiques concernées").

Contraint de trancher en application des règles de droit, quels que soient les doutes qui planent sur la réalité des faits allégués, le juge ne peut pas plus se dérober à sa mission en invoquant les incertitudes qui affectent le sens des règles. Il est alors tenu au titre de l'article 4 du Code civil à leur interprétation.

Le devoir d'interprétation

27. – En imposant au juge de statuer, même en cas de silence, d'obscurité ou d'insuffisance de la loi sous peine de se rendre coupable de “déni de justice”, l'article 4 du Code civil emportait abrogation, on l'a vu, des règles de la période révolutionnaire, qui avaient entendu exclure le pouvoir d'interprétation du juge en réduisant sa fonction à une application mécanique de la loi et en lui intimant de solliciter le législateur pour toute difficulté d'interprétation. L'article 4 du Code civil non seulement reconnaît au juge le pouvoir d'interpréter la loi mais il lui en fait l'obligation (a). Toutefois, cet article n'affirme pas le monopole d'interprétation du juge et, sous l'Empire, la loi du 16 septembre 1807 ressuscite le référé de la Cour de cassation en décidant que l'interprétation sera donnée par voie de règlements d'administration publique, c'est-à-dire par l'Empereur. L'institution de ce référé se maintint sous la Restauration et la Monarchie de Juillet jusqu'à la loi du 1er avril 1837, qui institua le système actuel selon lequel, en principe après deux cassations, les juges du fond doivent respecter la seconde décision de la Cour de cassation (V. Y.-L. Hufteau, op. cit., p. 104). Était alors reconnu au juge le pouvoir exclusif, dans le cadre du procès en cause, d'interpréter les règles de droit. Intimement lié à l'office du juge, le devoir judiciaire d'interprétation ne pouvait demeurer inchangé à la suite des bouleversements connus par cet office du fait de la transformation et de la complexification des règles de droit (b).

 

a) L'obligation de juger même en cas de défaillance de la loi

28. – L'article 4 du Code civil indique les prétextes que le juge ne peut avancer pour refuser de juger : le silence, l'obscurité et l'insuffisance de la loi. Le devoir d'interprétation du juge se limite-t-il à ces hypothèses (1) ? En revanche, cet article reste muet sur les méthodes d'interprétation à suivre par le juge (2).

 

1) Étendue du devoir d'interprétation

29. – Obscurité de la loi – Assurément l'article 4 du Code civil impose au juge d'interpréter la loi quand elle est obscure, puisqu'il s'agit alors de clarifier le sens du texte (V. L. Boré, L'obscurité de la loi, in La création du droit jurisprudentiel, Mél. J. Boré : Dalloz 2007, p. 27). Et l'obscurité ne peut constituer une excuse, y compris dans le sens technique que lui reconnaît le droit pénal. C'est ainsi que la chambre criminelle (Cass. crim., 21 oct. 1942 : Bull. crim. 1942, n° 103) rappelle que :

... en s'abstenant, sous prétexte d'obscurité, de résoudre un point de droit dont elle reconnaissait la pertinence, en déclarant faire profiter l'inculpé tant de l'incertitude où aurait pu se trouver celui-ci que de la sienne propre, la cour d'appel a, à la fois, admis une excuse illégale et méconnu ses pouvoirs en violation de l'article 4 du Code civil.

30. – Silence et insuffisance de la loi – Mais est-il toujours question d'interprétation quand, en cas de silence ou d'insuffisance de la loi, le support même de l'interprétation fait défaut ? Le travail juridictionnel ne relève-t-il pas alors plutôt de l'invention ? En réalité, les lacunes ou insuffisances de la loi sont empreintes de relativisme. Les détecter, c'est déjà pour le juge faire acte d'interprétation. Ensuite ces défauts étant constatés, le juge doit poursuivre son travail d'interprète en dégageant de l'ensemble des lois en vigueur les principes qui détermineront la solution du litige (V. J. Chevallier, L'interprétation des lois, in Le titre préliminaire du Code civil, G Fauré et G. Koubi (dir.) : Economica 2003, p. 125). Il s'agit alors pour le juge de se livrer à ce que Portalis appelait l'interprétation par voie de doctrine, qui "consiste à saisir le vrai sens des lois, à les appliquer avec discernement et à les suppléer dans les cas qu'elles n'ont pas réglés (car) sans cette espèce d'interprétation pourrait-on concevoir la possibilité de remplir l'office de juge ?", par opposition à l'interprétation par voie d'autorité interdite au juge par l'article 5 du Code civil et qui "consiste à résoudre les questions et les doutes par la voie de règlements ou de dispositions générales" (Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX rapporté et commenté, in Le Discours et le Code : Portalis, deux siècles après le Code Napoléon : Litec 2004, p. XXVIII).

 

31. – Interprétation et jurisdictio Au-delà, il faut souligner que l'interprétation est un pouvoir inhérent à la jurisdictio. Les théories modernes de l'interprétation ont montré qu'aucun texte (juridique ou autre) ne délivre sa signification de manière immédiate (Y. Paclot, Recherche sur l'interprétation juridique : Thèse Paris II, 1988, n° 187, p. 170). Selon une métaphore classique, le juge vis-à-vis du texte juridique se trouve dans une situation comparable à celle du musicien face à la partition. En cela, en vue de son application, tout texte de loi est par définition insuffisant et incomplet (V. par exemple : J.-Cl. Bécane, M. Couderc, La loi : Méthodes du Droit : Dalloz 1994, p. 70 s.). Aussi bien le principe d'accessibilité, de clarté et d'intelligibilité de la loi évoqué dès une décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982(Cons. const., déc. 16 janv. 1982, n° 81-132 DC : Rec. Cons. const. 1982, p. 18), consacré par une décision du 10 juin 1998(Cons. const., déc. 10 juin 1998, n° 98-401 DC)puis défini comme un objectif à valeur constitutionnelle par une décision du 16 décembre 1999(Cons. const., déc. 16 déc. 1999, n° 99-421 DC)ne saurait remettre en cause le pouvoir d'interprétation du juge (tout au plus, s'il était respecté, pourrait-il le lui faciliter). Quelles que soient les difficultés rencontrées par le juge à l'occasion de ce devoir d'interprétation, l'article 4 du Code civil lui ordonne de l'exercer. Pour le juge, la question du caractère lacunaire du droit ne peut donc pas se poser, le système juridique contenant nécessairement en puissance la solution de tout problème de droit (V. notamment C. Perelman, Logique juridique, Nouvelle rhétorique : Dalloz, 2e éd. 2001 ; (dir.) Le problème des lacunes en droit, Travaux du Centre national de recherches de Logique : Bruylant 1968, spécialement F. Terré, Les lacunes du droit, p. 143).

 

32. – Cette obligation pèse sur tout juge – Ainsi la chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 11 octobre 2005, au visa de l'article 4 du Code civil (Cass. soc., 11 oct. 2005, n° 02-14.912 : JurisData n° 2005-030231 ; D. 2006, p. 212), a cassé pour violation de cet article l'arrêt d'appel prononcé en matière de référé par la cour d'appel de Nîmes dans les termes suivants :

... l'Union locale CGT de Carpentras a mandaté le 21 octobre 2000 M. X., salarié de la société Lurit, pour négocier avec celle-ci un accord de réduction du temps de travail ; ... la société a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance pour qu'il soit mis fin au trouble manifestement illicite résultant de la désignation de M. X. comme mandataire salarié en invoquant l'absence d'établissement distinct dépourvu de délégué syndical ou de délégué du personnel désigné comme délégué syndical permettant à une organisation syndicale représentative de donner mandat à un salarié de négocier un tel accord ; ... pour décider que la désignation de M. X. ne constituait pas un trouble manifestement illicite, l'arrêt retient que l'article 19 de la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 ne se réfère à aucune définition particulière de l'établissement distinct, de telle sorte qu'elle peut apparemment être différente de celle retenue pour la désignation des délégués syndicaux ; ... en se prononçant ainsi, la cour d'appel qui s'est référée à l'apparence du droit, alors qu'il lui appartenait d'interpréter le texte qu'elle estimait obscur ou insuffisant, a violé les articles 4 du Code civil et 809 du (Nouveau) Code de procédure civile.

L'article 4 du Code civil a vu en outre sa portée étendue à des destinataires autres que les juges judiciaires. La doctrine publiciste s'accorde en effet à reconnaître que c'est en se fondant implicitement sur l'article 4 du Code civil que le Conseil d'État, devant la carence du législateur et pour ne pas être dans l'impossibilité de juger, a dégagé par voie jurisprudentielle des pans entiers du droit administratif. De même, pour certains auteurs, l'article 4 du Code civil obligerait aussi le Conseil constitutionnel d'une part parce que, une fois saisi, en vertu des articles 61 et 61-1 de la Constitution, le Conseil est obligé de se prononcer sur la constitutionnalité des lois ou dispositions législatives, d'autre part parce qu'il appartient au juge constitutionnel de confronter le contenu de la loi ou de la disposition législative à la Constitution ; ce qui le contraint à éclaircir tant la norme constitutionnelle de référence que les normes législatives examinées (V. F. Hourquebie, Sur l'émergence du contre-pouvoir juridictionnel sous la Ve République : Bruylant 2004, spécialement p. 287).

33. – Pour des raisons liées à la genèse de l'article 4 du Code civil, l'objet sur lequel l'obligation judiciaire d'interprétation devait porter était la “loi”. Mais ce terme ne doit pas être entendu dans son sens formel et recouvre toute règle de droit, la nature de la règle étant seulement susceptible d'influencer les méthodes d'interprétation et le contrôle exercé par la Cour de cassation (V. infra n° 34 à 36. – Et pour des exemples d'application de l'article 4 au refus d'interprétation d'une convention, V. Cass. 1re civ, 16 avr. 1970, préc. – Cass. 1re civ., 20 sept. 2012, n° 11-30.395 : JurisData n° 2012-020934, préc.).

 

34. – Règlement administratif – Ainsi, quand se pose le problème de l'interprétation d'un règlement administratif, le juge judiciaire ne peut surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité administrative ait pris une décision (Cass. crim., 28 sept. 1855 : DP 1855, 1, p. 347) ou attendre qu'un autre juge ait fait connaître sa doctrine (Cass. crim., 7 juill. 1838, inédit, cité par Mimin : DP 1936, I, p. 60). Le principe de la séparation des pouvoirs interdit seulement, depuis l'arrêt Septfonds de 1923 (T. confl., 16 juin 1923 : D. 1924, 3, p. 41, concl. Matter ; S. 1923, 3, p. 49, note Hauriou), au juge judiciaire non répressif d'apprécier la légalité d'un acte administratif, cette appréciation étant réservée au juge administratif. Dans un arrêt rendu le 17 octobre 2011, le Tribunal des conflits a même apporté au principe posé par l'arrêt Septfonds une atténuation, en énonçant que le juge judiciaire non répressif est compétent pour accueillir une contestation sérieuse et écarter la validité de l'acte administratif contesté, en considération d'une jurisprudence établie de la juridiction administrative permettant de statuer en ce sens (T. confl., 17 oct. 2011, SCEA du Chéneau c/ INAPORC, M. Cherel et a. c/ CNIEL, n° 3828 et n° 3829). Quant au juge pénal, il peut, eu égard à la nature de sa mission et par exception à la jurisprudence Septfonds, apprécier la légalité d'un acte administratif sans être astreint à la question préjudicielle quand l'issue du procès pénal en dépend (T. confl. Avranches et Desmarets, 5 juill. 1951 : Rec. 1951, p. 638). Les juridictions judiciaires non répressives entendaient en outre strictement cette interdiction en s'autorisant à écarter les règlements administratifs contraires aux conventions internationales ou aux principes du droit de l'Union européenne (pour une telle mise à l'écart d'un acte réglementaire pour non-conformité à l'article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme, V. Cass. ass. plén., 22 déc. 2000, n° 98-21.238 : JurisData n° 2000-007530 ; Bull. civ. 2000, ass. plén., n° 12, et pour non-conformité aux principes du droit de l'Union, V. Cass. com., 6 mai 1996, France Télécom c/ Sté CMS, n° 94-13.347 : JurisData n° 1996-001766 ; Bull. civ. 1996, IV, n° 125. – Contra T. confl., 2 déc. 1991, Coface c/ Compagnie financière du CIC, concl. Abraham : RD soc. 1992, p. 237). Dans l'arrêt rendu le 17 octobre 2011 (préc.), le tribunal a validé cette jurisprudence en énonçant que, eu égard au principe d'effectivité du droit de l'Union, le juge judiciaire saisi au principal a compétence pour apprécier la légalité d'un acte administratif au regard du droit primaire ou dérivé ou pour interroger lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel.

On assiste bien ainsi dans les relations entre juges judiciaire et administratif à un mouvement de recul du mécanisme des questions préjudicielles, seuls demeurant quasiment réservés au juge administratif les recours en annulation ou en réformation, mais au profit de l'essor de ce mécanisme "inévitablement perçu sur le terrain comme un proche parent du déni de justice" (Y. Gaudemet, note ss Cons. const., déc. 23 janv. 1987, n° 86-224 : JurisData n° 1987-606276, Conseil de la concurrence : RD publ. 1987, p. 1352), dans les relations du juge national avec la Cour de justice de l'Union européenne.

35. – Traités – Il faut également relever les jurisprudences concordantes du Conseil d'État (CE, ass. cont., 29 juin 1990, GISTI, n° 78519 : JurisData n° 1990-645014 ; JCP G 1990, II, 21579, note J. Tercinet ; Rev. crit. DIP 1991, p. 78, concl. Abraham, note P. Lagarde ; Gaz. Pal. 13 févr. 1991, pan. jurispr. p. 9) et de la Cour de cassation (Cass. com., 19 déc. 1995, n° 93-20.424, Banque africaine de développement : JurisData n° 1995-003739; Bull. civ. 1995, I, n° 470, p. 326 ; JCP E 1996, n° 8, 238; JCP G 1996, n° 8, IV, n° 355; D. 1996, n° 7, p. 52; Rev. crit. DIP 1996, p. 468, note B. Oppetit), qui ont abandonné la pratique du renvoi au ministre des Affaires étrangères à propos de l'interprétation des traités. L'enjeu était important puisqu'il s'agissait de savoir si le juge pouvait renoncer à l'exercice de son pouvoir juridictionnel au profit de l'exécutif, c'est-à-dire au risque d'une immixtion de ce dernier dans le cours de la justice. Dans sa note sous l'arrêt Banque africaine de développement, B. Oppetit soulignait que ce système du référé diplomatique encourait des critiques du même ordre que celles qui avaient conduit à abandonner l'expérience du référé législatif. Cette institution méconnaissait les principes régissant le fonctionnement des tribunaux, notamment la nécessité de respecter les exigences d'un procès équitable et risquait d'entraîner, avec l'inflation contemporaine des conventions internationales et la multiplication potentielle des référés, la paralysie du cours de la justice. Dans l'arrêt Banque africaine de développement, la Cour de cassation reliait là encore sa nouvelle jurisprudence à l'office du juge dans les termes suivants : "il est de l'office du juge d'interpréter les traités internationaux invoqués dans la cause soumise à son examen, sans qu'il soit nécessaire de solliciter l'avis d'une autorité non juridictionnelle".

 

36. – Loi pénale – Demeurent toutefois aujourd'hui encore quelques difficultés à cerner l'étendue du devoir d'interprétation de la loi pénale par le juge (V. M. Daury-Fauveau, Déni de justice (au sens de l'article 4 du Code civil) et juge pénal, in Le titre préliminaire du Code civil, G. Fauré et G. Koubi (dir.), Economica, 2003, p. 159. – P. Conte, Les silences de la loi et du juge en matière pénale selon Portalis : matière à commentaires, in Le Discours et le Code. Portalis, Deux siècles après le Code Napoléon : Litec 2004, p. 29). L'intention des rédacteurs du Code civil était claire : l'article 4 du Code civil n'avait pas à jouer dans les matières pénales. Ces dernières étaient rigoureusement distinguées des matières civiles. Pour celles-ci, où le débat existe entre deux ou plusieurs citoyens, Portalis affirme : "on est forcé de prononcer ; de quelque manière que ce soit, il faut terminer le litige". En revanche, dans les matières criminelles où le débat est entre le citoyen et le public, en l'absence d'infraction et de loi pénale applicable, "non seulement on n'est pas forcé de juger, mais il n'y a pas même matière à jugement" (Portalis, Discours préliminaire, préc.). Mais de prémisses exactes, Portalis, abusé par une conception purement "sanctionnatrice" du droit pénal, tirait des conclusions erronées. En réalité, en l'absence d'incrimination, le juge pénal est "forcé de prononcer" et il y a bien "matière à jugement" ; car relaxer un prévenu, dont le comportement ne correspond pas aux incriminations définies par la loi pénale, c'est encore appliquer la loi pénale et donc juger. Comme tout juge, le juge pénal doit se livrer à une appréciation des éléments de preuve, discuter l'application de la qualification aux faits et pour ce faire interpréter la loi pénale. La jurisprudence semble désormais fixée en ce sens : si jusqu'à la fin de la première moitié du XXe siècle, on trouve des arrêts admettant la relaxe fondée sur le doute quant au sens du texte (Cass. crim., 19 oct. 1821 : S. 1821, chron. p. 105. – Cass. crim., 5 juill. 1900 : S. 1903, 1, p. 549. – Cass. crim., 13 avr. 1951 : D. 1951, 1, p. 348. – Cass. crim., 31 mai 1951 : D. 1951, 1, p. 473), depuis, à chaque fois que les juges du fond ont fondé la relaxe sur la signification incertaine de la règle pénale, ils ont été censurés par la chambre criminelle pour déni de justice au visa de l'article 4 du Code civil, car "le juge pénal ne peut accorder au prévenu le bénéfice du doute, au motif que la loi visée par la prévention est obscure ou que son interprétation est incertaine, sans méconnaître ses obligations et violer l'article 4 du Code civil" (Cass. crim., 12 mars 1984, n° 83-91.461 : JurisData n° 1984-700442 ; Bull. crim. 1984, n° 102 ; D. 1985, p. 1, note F. Warembourg-Auque. – Adde antérieurement Cass. crim., 21 oct. 1942, préc. – Cass. crim., 10 nov. 1959 : JCP G 1960, II, 11384, note Rodière ; Bull. crim. 1959, n° 476, p. 920). Mais le devoir d'interprétation du juge pénal rencontre pour limite le principe de légalité, qui lui interdit de créer de nouvelles infractions. Aussi est-il suggéré en doctrine de limiter la portée de ces derniers arrêts, en admettant que le juge prononce la relaxe du prévenu, sans violer l'article 4 du Code civil, sur le fondement de l'imprécision de la loi quand le texte définit si peu l'infraction qu'il pourrait s'appliquer à des agissements n'appelant pas la réprobation sociale. Dans un tel cas de figure, le juge dépasserait en effet les limites de l'interprétation seule imposée par l'article 4 du Code civil, car il serait conduit à définir lui-même les éléments constitutifs de l'infraction en contradiction avec le principe de légalité (V. J.-H. Robert, Droit pénal général : PUF, Thémis, 5e éd. 2006, p. 191. – P. Conte et P. Maistre du Chambon, Droit pénal général : Armand Colin, U, 6e éd. 2002, n° 123. – M. Daury-Fauveau, art. préc.). Telle est pratiquement la solution consacrée en droit positif, dès lors que la chambre criminelle accueille, sur le fondement de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'exception d'illégalité quand le texte répressif est par trop imprécis (Comp. l'exigence constitutionnelle de rédaction de la loi pénale en termes suffisamment clairs et précis pour éviter l'arbitraire du juge, depuis la décision fondatrice rendue les 19 et 20 janvier 1981, à propos de la loi dite "sécurité-liberté" : Cons. const., déc. 19 et 20 janv. 1981, n° 80-127 DC : JurisData n° 1981-601435 ; JCP G 1981, II, 19701 note P. Franck). Mais on a pu avancer que l'admission de la relaxe sur le fondement du bénéfice du doute sur le sens de la loi éviterait au juge pénal de se livrer à un contrôle à peine déguisé de constitutionnalité attentatoire au principe de la séparation des pouvoirs (M. Daury-Fauveau, art. préc.).

 

2) Les méthodes d'interprétation

37. – D'un siècle postérieur au Code civil français, le Code civil suisse livre, à son article premier, au juge une méthode en cas de difficulté d'interprétation : “À défaut d'une disposition légale applicable, le juge prononce (...) selon les règles qu'il établirait s'il avait à faire acte de législateur”. Rien de tel à l'article 4 du Code civil, qui ne fournit aucune directive au juge ; ce qui assure à cet article la plus large portée car les méthodes d'interprétation sont dans la dépendance de la nature des règles à interpréter.

 

38. – Loi civile – Relativement à l'interprétation de la loi civile, le silence de l'article 4 du Code civil ne doit pas être imputé à un quelconque manque d'idées des rédacteurs sur la question. Dans son discours préliminaire, après avoir rappelé la distinction entre l'interprétation par voie de doctrine et l'interprétation par voie d'autorité seule interdite au juge, Portalis indiquait : "Quand la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l'on manque de loi, il faut consulter l'usage ou l'équité. L'équité est le retour à la loi naturelle, dans le silence, l'opposition ou l'obscurité des lois positives". L'inscription initialement prévue dans le projet de titre préliminaire de ces idées, notamment le recours au droit naturel dans le silence de la loi, dut être abandonnée pour permettre l'adoption de l'article 4 du Code civil (V. B. Beignier, Portalis et le droit naturel dans le Code civil : Revue d'histoire des Facultés de droit et de Science juridique 1988, n° 6, p. 77). Après un XIXe siècle largement placé sous le sceau de la méthode exégétique, la méthode d'interprétation face à un code appelant adaptation est devenue (si elle ne l'a pas toujours été), conformément aux vœux de Portalis, éclectique. Il ressort de l'examen du droit positif que le juge fait appel, selon les besoins de la cause, à différentes méthodes véhiculant des valeurs différentes, ce qui inscrit son acte d'interprétation entre acte de connaissance et acte de volonté : la méthode historique subjective ou exégétique – respectueuse du principe démocratique –, qui s'attache à retrouver la volonté du législateur telle qu'elle ressort des travaux d'adoption de la loi ; la méthode historique objective – plus soucieuse de stabilité du droit –, qui dégage le sens du texte à partir du contexte dans lequel il a été adopté ; la méthode téléologique – fondée sur la recherche d'efficacité et l'intérêt public –, qui interprète la loi en fonction du but qu'elle poursuit et la méthode systématique – convaincue de la cohérence de l'ordre juridique –, qui découvre le sens d'un texte particulier en étudiant l'ensemble dans lequel il est inséré. Selon les enjeux que présente l'application de la règle à interpréter au regard de ces différentes valeurs, le juge choisit telle ou telle méthode (V. P. Moor, op. cit., p. 170, qui rappelle qu'"il faudrait ajouter à ce catalogue deux pseudo-méthodes : la littérale – le sens qui se dégage à la simple lecture – et la logique – le sens résultant de critères tels que “a contrario”, “a majore minus”, etc."). Les conventions tenant lieu de loi aux parties qui les ont faites (C. civ., art. 1134), on observera sans surprise que nombre des méthodes figurant dans ce catalogue se retrouvent au sein de celles exposées dans les articles 1156 à 1164 du Code civil à propos de l'interprétation des contrats par le juge, l'intérêt des parties se substituant simplement à l'intérêt général pour guider le juge dans son travail d'interprétation de cette loi particulière qu'est le contrat. Et précisément parce que le contrat n'est qu'une loi particulière, son interprétation échappe, sauf dénaturation, au contrôle de la Cour de cassation, l'interprétation unificatrice de cette cour n'ayant alors aucun sens. Mais viennent à se généraliser le contrat ou ses clauses (contrat-type, clause-type, convention collective...) alors le contrôle de la Cour de cassation recouvre droit de cité (V. comm. F. Terré et Y. Lequette ss Cass., sect. réun., 2 févr. 1808 : Dalloz, GAJ civ., 11e éd. 2000, t. 2, n° 159, p. 108).

 

39. – Loi pénale – En ce qui concerne l'interprétation de la loi pénale, le respect du principe de légalité, présenté précédemment comme une limite au pouvoir d'interprétation du juge, trouve sa traduction dans l'exigence d'interprétation stricte. Dégagée par la jurisprudence (V. par ex. Cass. crim., 1er juin 1977 : Bull. crim. 1977, n° 1988 : "Le juge répressif n'a pas le pouvoir de suppléer par analogie ou induction aux silences ou aux insuffisances de la loi, ni d'en étendre le champ d'application en dehors des cas limitativement prévus par le texte") la solution est aujourd'hui consacrée par le nouveau Code pénal (C. pén., art. 111-4  : “La loi pénale est d'interprétation stricte”). Mais interprétation stricte ne signifie pas pour autant interprétation restrictive et ne commande pas, en cas de doute sur le sens de la loi pénale, une interprétation systématiquement favorable au prévenu. C'est seulement, une fois les ressources de l'interprétation épuisées et lorsqu'il ne peut compléter ou éclaircir le texte de la loi pénale qu'"en application de choix arbitraires" (P. Conte et P. Maistre du Chambon, op. et loc. cit.), que le doute doit conduire le juge à retenir que le comportement du prévenu ne répond pas à l'incrimination de la loi et à prononcer sur ce fondement la relaxe (V. supra n° 32).

 

40. – Loi étrangère – Pour la loi étrangère, que le juge français est tenu d'appliquer en raison de sa désignation par la règle de conflit de lois française, s'impose son application telle qu'elle l'est en fait à l'étranger. La raison d'être de la règle de conflit de lois, qui poursuit la désignation de la loi sur le fondement de laquelle les parties à la situation internationale ont pu légitimement fonder leurs prévisions, commande cette application de la loi étrangère dans le sens fixé par le droit positif étranger. Se pose moins alors un problème d'interprétation que de connaissance du droit positif étranger. Désormais tenu de rechercher le contenu du droit étranger, en respectant le principe du contradictoire et au besoin en sollicitant le concours des parties, le juge du fond doit justifier l'interprétation de la loi étrangère qu'il retient sur la base des documents, qui l'auront convaincu de l'état du droit positif à l'étranger. Cette interprétation échappe en principe au contrôle de la Cour de cassation, sauf dénaturation matérielle du sens clair et précis des documents versés au débat (V. pour une application récente, Cass. 1re civ., 14 févr. 2006 : Rev. crit. DIP 2006, p. 833, note S. Bollée). Encore cette dénaturation des documents peut-elle échapper à la censure de la Cour de cassation quand le juge du fait l'aura justifiée par la non-conformité de ces documents au contenu réel du droit positif étranger, qu'il aura dûment établi. À l'inverse, quand le juge du fond s'en sera tenu au certificat de coutume produit par une des parties, sans vérifier sa fidélité à l'état réel du droit positif étranger, sa décision pourra encourir la censure sur le terrain du contrôle des motifs pour risque de "dénaturation intellectuelle" (sur cette notion, V. H. Motulsky, L'évolution récente de la condition de la loi étrangère, Mél. R. Savatier : Dalloz 1965, p. 681, spécialement p. 702) du sens clair et précis du droit étranger non fidèlement rapporté par le document. Enfin, quand il résultera des recherches du juge que le sens du droit positif n'est pas fixé à l'étranger, on peut avancer qu'il vaudrait mieux alors pour le juge français ne pas se livrer à sa propre interprétation de la loi étrangère et revenir à la loi du for dans sa vocation subsidiaire : à défaut d'un droit positif étranger fixé, les parties n'ayant pu fonder aucune prévision sur ce droit, la règle conflit de lois française ne peut assumer sa fonction et son autorité n'est plus en cause (V. en ce sens, H. Muir Watt, note ss Cass. 1re civ., 1er juill. 1997, Sté Africatours : Rev. crit. DIP 1998, p. 292. – Sur l'ensemble de la question, B. Ancel et Y. Lequette, comm. ss Cass. 1re civ., 21 nov. 1961, Montefiore : GAJFDIP 2006, p. 307 et H. Muir Watt, note crit. préc. ss Cass. 1re civ., 21 nov. 2006. – E. Fohrer-Dedeurwaerder, JCl. Droit international , Fasc. 539-10 et Fasc. 539-20 ou Civil Code, Art. 3, fasc. 60 et fasc. 62, préc.).

 

41. – Traités – S'agissant des traités, investi du pouvoir et du devoir d'interpréter le traité applicable à l'espèce sans avoir, en cas de difficulté d'interprétation, à en référer au ministre des Affaires étrangères, le juge n'en reste pas moins tenu de motiver sa propre interprétation, dès lors qu'il ne se retranche pas derrière la théorie de l'acte clair. Or, en vertu du principe de supériorité des traités sur les normes internes, le juge est alors tenu d'appliquer les principes et méthodes d'interprétation des traités codifiés par les Conventions de Vienne sur le droit des traités (V. B. Oppetit, note préc.), sous la réserve importante de l'existence d'organismes habilités à veiller au respect de ces instruments internationaux et à leur interprétation (V. infra n° 42, 44 et 79). Par ailleurs, si l'interprétation unilatérale donnée par le Gouvernement ne s'impose plus au juge, il demeure lié en revanche par une interprétation authentique qui prend la forme d'un nouveau traité ratifié ou approuvé et publié par décret du président de la République. Il y a alors nouvelle règle, elle-même susceptible de nouvelles interprétations (V. D. Allard, Jamais, parfois, toujours, réflexions sur la compétence de la Cour de cassation en matière d'interprétation des conventions internationales : RGDIP 1996, p. 599). Et, sauf à revêtir un caractère expressément interprétatif, cette règle conventionnelle nouvelle ne s'appliquera pas aux affaires en cours (V. B. Ancel et Y. Lequette, note ss CE, ass., 29 juin 1990 et Cass. 1re civ., 19 déc. 1995 : GAJFDIP 2006, p. 704).

 

b) Les altérations contemporaines du devoir judiciaire d'interprétation

42. – Depuis 1804, la lettre de l'article 4 du Code civil est restée inchangée mais sa portée, même sur le seul terrain de l'interprétation ici appréhendé, a considérablement évolué consécutivement aux transformations de l'office du juge (1) et à la réapparition du phénomène du rescrit – institution apparue sous l'Empire romain consistant en une réponse donnée par écrit par l'Empereur ou le Conseil impérial à un particulier ou à un magistrat relativement à une consultation sur un point de droit – (B. Oppetit, La résurgence du rescrit : D. 1991, chron. p. 105, reproduit in Droit et modernité : PUF 1998, p. 153), en réponse à la complexification croissante du droit (2).

 

1) Altérations liées aux transformations de l'office du juge

43. – Déclinaison de l'office du juge – L'office du juge n'est plus un, il se décline : résolution des litiges mais aussi médiation, conciliation, composition des intérêts, modération, homologation des accords, contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité... (V. notamment F. Ost, Juge-pacificateur, juge-arbitre, juge-entraîneur : trois modèles de justice, in Fonction de juger et pouvoir judiciaire, transformations et déplacements, P. Gérard, F. Ost, M. Van de Kerchove (dir.) : Publication des Facultés universitaires de Saint-Louis 1983, p. 1. – M.-A. Frison-Roche, Les offices du juge, Écrits en hommage à Jean Foyer : PUF 1997, p. 463. – D. Salas, Le juge aujourd'hui, in Mots de la justice : PUF, Droits n° 34, 2001, p. 61). Cette diversification de l'office du juge se traduit tantôt par un recul du devoir d'interprétation, tantôt par une transformation de ce devoir.

 

44. – Il y a recul de la jurisdictio et du devoir d'interprétation quand les parties confient au juge une mission d'amiable composition, ce dernier pouvant alors trancher le différend sans dire le droit (CPC, art. 12, al. 4). Recul encore, quand les parties lient le juge par les qualifications et les points de droit auxquels elles entendent limiter le débat (CPC, art. 12, al. 3), le pouvoir et le devoir d'interprétation du juge étant alors contenus. Recul toujours, quand la loi confère au juge la possibilité d'assouplir la règle de droit en usant de son pouvoir modérateur (C. civ., art. 1152, al. 2).

 

45. – Il y a transformation du devoir d'interprétation lorsque le juge est tenu d'appliquer un droit flou formulé en termes d'objectifs, directives et recommandations ou sous formes de principes chargés de valeurs morales et d'intérêts plus ou moins diffus, qui ont certes de tout temps existé mais qui aujourd'hui se multiplient (égalité, bonne foi, intérêt de l'enfant, intérêt de la famille, bon père de famille, etc.). Faute de "pré-détermination" de la règle, le juge est chargé de "co-déterminer", voire de "sur-déterminer" cette dernière (V. G. Timsit, Archipel de la norme, Les voies du droit : PUF 1997, p. 146). La règle de droit ne précède plus en ce cas le juge, mais résulte de l'application qu'il en fait. Ce n'est plus une règle de droit préexistante et identifiée que le juge doit appliquer (CPC, art. 12, al. 1er) et interpréter (C. civ., art. 4), mais une solution équitable conforme à des principes réputés généraux, qu'il rend après avoir pesé des intérêts matériels, particuliers et contradictoires (V. J. Chevallier, L'État post-moderne : Dr. et société 2004, n° 35, p. 123. – A. Bolze, Codification et procédure civile, in Le Nouveau Code de procédure civile (1975-2005), J. Foyer et C. Puigelier (dir.) : Economica 2006, p. 95). Mais ne s'agit-il que d'une transformation du devoir d'interprétation ou assiste-t-on à la disparition de ce dernier au bénéfice de l'invention pure et simple de la règle de droit ? L'évolution indiquée n'est pas sans danger : "Comment asseoir encore la sécurité juridique sur la compétence liée de l'interprète à l'égard des textes lorsque ceux-ci sont insignifiants ? Comment, même en les époussetant, user encore des méthodes d'interprétation textuelle quand le texte lui-même invite l'interprète à en inventer le sens ?" (P. Martens, Théories du droit et pensée juridique contemporaine : Larcier 2003, p. 214). Il faut enfin rappeler qu'en refusant d'exercer un contrôle de conformité des lois aux traités internationaux dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. 15 janv. 1975, n° 75-54 DC, IVG : JurisData n° 1975-900007) a conduit les juridictions administratives et judiciaires à affirmer un nouvel office : le contrôle de conventionnalité. Or, c'est au nom de l'interdiction du déni de justice que le Procureur général Touffait invitait, dans ses conclusions sur l'arrêt Jacques Vabre (Cass. ch. mixte, 24 mai 1975 : Bull. civ. 1975, ch. mixte, n° 4 ; D. 1975, jurispr. p. 497 s., spécialement p. 502), les magistrats judiciaires à exercer ce contrôle. Après avoir rappelé le considérant de la décision IVG selon lequel : "si les dispositions de l'article 55 de la Constitution confèrent aux traités une autorité supérieure à celle des lois, elles n'impliquent pas que le respect de ce principe doive être assuré par le Conseil constitutionnel", le Procureur général en effet poursuivait en ces termes : "On peut donc conclure de cette prise de position du Conseil constitutionnel qu'il doit l'être par les juridictions auxquelles ce problème est posé, et il leur appartient, sous peine de déni de justice, d'y répondre". C'est ainsi au nom de l'interdiction du déni de justice que le juge français a été conduit à écarter la loi interne française, même postérieure, interprétée comme contraire aux traités (V. O. Dutheillet de Lamothe, Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, in Juger l'administration, administrer la justice, Mél. D. Labetoulle : Dalloz 2007, p. 315).

 

2) Altérations liées à la "résurgence du rescrit"

46. – Multiplicité des interprètes – En 1804, l'article 4 du Code civil n'avait pu réserver un monopole d'interprétation de la loi au juge. C'est seulement en 1837 que, dans la concurrence opposant le juge au législateur à propos de l'interprétation des lois, le juge judiciaire se vit octroyer un tel pouvoir exclusif. Toutefois, parce que limité au cadre du procès, ce monopole n'a jamais interdit au législateur d'avoir légitimement le dernier mot en matière d'interprétation. Libre à lui, notamment, de briser une jurisprudence ou d'adopter une loi interprétative. Quant à la pratique plus contestable des lois de validation, qui interviennent alors qu'un procès est en cours, elle est désormais strictement encadrée par les jurisprudences convergentes européenne, constitutionnelle, judiciaire et administrative, lesquelles subordonnent la licéité des mesures législatives validant un acte objet d'un litige en cours à l'existence d'un "motif impérieux d'intérêt général" (sur la responsabilité de l'État qui, à défaut d'un tel motif, peut être engagée du fait d'une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux, ici l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, V. D. Simon, La jurisprudence récente du Conseil d'État : le grand ralliement à l'Europe des juges : Europe 2007, comm. 3, spécialement n° 8 à 13 et infra n° 86). Mais, avec le passage d'un État légicentriste à un État placé sous le sceau du pluralisme des sources de droit, de leur constitutionnalisation et de leur internationalisation, s'est adjointe à la concurrence du législateur en matière d'interprétation celle de nombreux autres interprètes autorisés du droit, à savoir : le Conseil constitutionnel – auquel il n'appartient "de procéder à l'interprétation du texte qui lui est déféré que dans la mesure où cette interprétation est nécessaire à l'appréciation de sa constitutionnalité" (Cons. const., déc. 24 juill. 1991, n° 91-298 DC : JO 26 juill. 1991), mais qui dirige de fait l'interprétation des juges ordinaires, grâce à la technique des réserves d'interprétation consistant à déclarer non contraires à la Constitution les dispositions d'une loi à la condition qu'elles soient interprétées d'une certaine façon (sur cette technique, qui présente le danger d'un double empiètement sur le pouvoir du législateur et sur le pouvoir d'interprétation des juges administratifs et judiciaires, mais qui peut également être perçu comme l'outil d'un dialogue entre juge constitutionnel et juges ordinaires, V. R. Libchaber, Réserves d'interprétation et office du Conseil constitutionnel : RTD civ. 1997, p. 785) – ; la Cour de justice de l'Union européenne pour l'interprétation du droit de l'Union ; la Cour européenne des droits de l'homme pour l'interprétation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ; l'Administration chargée d'appliquer le droit, mission impliquant l'interprétation et les autorités administratives indépendantes, tout à la fois investies d'un pouvoir d'édiction, d'application, de sanction et d'interprétation du droit. La complexification consécutive du droit "engendre inévitablement l'incertitude du droit" et nourrit "l'angoisse de l'usager du droit", demandeur impatient d'interprétation du droit en dehors même de tout procès (B. Oppettit, La résurgence du rescrit, art. préc., in Droit et modernité, op. cit., p. 164). Face à la multiplicité des interprètes, il n'empêche que, si un litige s'élève, c'est au juge qu'il incombera de faire prévaloir une interprétation et il demeure que c'est "par la voie judiciaire que se fixe l'interprétation des lois de droit privé" (B. Oppetit, L'essor des réponses ministérielles : D. 1974, chron. p. 107, reproduit in Droit et modernité, op. cit., p. 137, spécialement p. 148). Aussi, assiste-t-on aujourd'hui à la résurgence d'une demande de rescrit pouvant émaner des juges du fond ou du droit, soit à des fins de gain de temps, soit à des fins d'interprétation unifiée du droit, soit les deux (en plus des interrogations adressées pour avis, dans des domaines au caractère technique accusé, à des autorités administratives indépendantes et "expertes", telles qu'avant 2003 la Commission des opérations de bourse et le Conseil de la concurrence).

 

47. – Saisines pour avis – À la suite de la loi du 24 décembre 1987 créant la saisine pour avis devant le Conseil d'État, la loi du 15 mai 1991 a instauré une procédure du même type devant la Cour de cassation. Dans le but de permettre l'unification plus rapide de l'interprétation de la règle de droit et de prévenir le contentieux lié aux incertitudes du droit objectif, aux termes de l'article L. 151-1, alinéa 1er de l'ancien Code de l'organisation judiciaire, repris par l'article L. 441-1 du nouveau Code de l'organisation judiciaire, avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions inférieures ont la faculté, par une décision non susceptible de recours, de solliciter l'avis de la Cour de cassation (la nouvelle formulation de l'article ne prévoit plus l'obligation pour la Cour de cassation de se prononcer dans un délai de trois mois à compter de sa saisine, ce qui est significatif du succès de cette procédure mais peu conforme à l'objectif de rapidité initialement recherché). Cet avis ne lie pas le juge qui en a formulé la demande et n'appelle pas la qualification d'acte juridictionnel, sauf à se satisfaire d'un critère purement organique. L'avis, rendu in abstracto sur une question de droit (dans toute la mesure du possible mais dans la seule mesure du possible, car c'est toujours en vue d'une difficulté particulière précisée par les faits que le texte normatif appelle interprétation), ne prend pas en effet directement parti sur le litige et il appartient à la seule juridiction l'ayant sollicité de statuer in concreto. Abstraction faite de la question de savoir si ces avis portent atteinte à la prohibition des arrêts de règlement inscrite à l'article 5 du Code civil (sur ce point et sur les avis spontanés de la Cour de cassation, V. JCl. Civil Code, Art. 5), il importe ici de souligner l'incidence de ces avis sur le pouvoir et le devoir de jurisdictio des juridictions du fond. Certes, théoriquement, l'avis n'ayant qu'une valeur doctrinale, la juridiction l'ayant sollicité statue en toute indépendance. Mais, en réalité, le caractère non obligatoire de l'avis dissimule mal l'influence qu'il ne manquera pas d'exercer sur le juge destinataire de l'avis (sans compter celle exercée sur les autres juridictions du fond du fait de sa publication au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation et au Bulletin d'information de la Cour de cassation). Ainsi dans l'hypothèse où le juge du fond ayant sollicité l'avis se sera rangé à l'opinio juris de la Cour de cassation, il rendra un acte juridictionnel par lequel il tranchera le litige, mais il n'aura pas interprété lui-même la règle de droit. Aussi a-t-on pu écrire que la procédure de saisine pour avis invite à "une lecture sensiblement différente de l'article 4 du Code civil, le juge du fond qui se heurte au silence, à l'obscurité ou à l'insuffisance de la loi pouvant maintenant, pour peu que la question de droit réponde aux conditions définies par le législateur, recueillir l'avis de la Cour de cassation avant que de juger" (J. Moury, art. préc., spécialement p. 304 et 305). Mais il est vrai que, de façon moins négative, on peut voir dans cette procédure la manifestation d'"une sorte de philosophie préventive de la coopération, s'exprimant ici dans un dialogue des juges, qui est assez dans l'esprit de l'évolution contemporaine de la procédure civile" (L. Cadiet, La légalité procédurale en matière civile, Cycle droit et technique de cassation à la Cour de cassation, Troisième conférence du 6 février 2006, accessible sur le site de la Cour de cassation : http : //www.courdecassation.fr/ formation_br_4/ 2006_55/ technique_cassation_6796.html, mais l'auteur poursuit : "Qu'elle ait apporté toute la satisfaction qui en était attendue est une autre affaire". – Adde, P. Chauvin, La saisine pour avis, in L'image doctrinale de la Cour de cassation : Doc. fr. 1994, p. 109).

 

48. – Renvoi préjudiciel en interprétation du droit de l'Union – La même philosophie – en vertu de laquelle, dans le dialogue, le juge qui aura le dernier mot est invité à l'exprimer le plus vite possible, ce qui présente le risque de pouvoir dégénérer en un monologue autoritaire – anime le mécanisme du renvoi préjudiciel en interprétation du droit communautaire devant la Cour de justice de l'Union européenne. L'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) dispose que lorsqu'une question relative à l'interprétation d'une norme de l'Union “est soulevée devant une juridiction d'un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question”. Mais, il ajoute que “lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour”. Facultatif pour les juridictions nationales du fond, qui n'entretiennent aucun lien institutionnel avec la CJUE, le renvoi préjudiciel ne saurait être analysé comme une question préjudicielle et apparaît comme un mécanisme de coopération à des fins unificatrices et surtout accélérées d'interprétation (V. F.-C. Jeantet, Originalité de la procédure d'interprétation du Traité de Rome : JCP G 1966, I, 1987, pour lequel cette institution relèverait du jus publice respondendi). Quant aux juges nationaux statuant en dernier ressort, certes pas plus liés institutionnellement à la CJUE que les juges du fond, ils sont en principe tenus de solliciter son interprétation du droit européen, assurée ainsi d'unité dans tous les États membres et ils ne peuvent s'en abstenir que lorsque la disposition à interpréter "ne laisse place à aucun doute" (CJCE, 6 oct. 1982, aff. 283/81, CILFIT : Rec. CJCE 1982, I, p. 3415) ou lorsque la question d'interprétation a déjà été posée (CJCE, 27 mars 1963, aff. C-28 à 30/62, Da Costa : Rec. CJCE 1963, I, p. 75). Dans tous les cas, quoique rendues en la forme juridictionnelle, les décisions de la Cour de justice sont, dans le fond, à l'instar des avis de la Cour de cassation dans l'ordre interne, une réponse in abstracto à la seule question de droit posée. Mais ici, en l'absence de lien hiérarchique entre les juridictions, l'autorité et la supériorité des décisions de la CJUE sont celles que ces arrêts, "qui font corps" avec le droit communautaire, "empruntent à ce droit, à raison de la primauté du traité sur les législations internes. Organiquement, il y a exclusivité, non supériorité" (F.-C. Jeantet, art. préc., spécialement n° 5).

 

49. – Chaîne des interprétations – Quoi qu'il en soit, les altérations du devoir d'interprétation du juge, réalisées par la résurgence des rescrits, ne doivent pas être surestimées car la chaîne des interprétations, à la différence du procès qui doit être définitivement réglé, ne saurait être interrompue pas plus par un législateur combatif que par une Haute juridiction nationale ou par une juridiction supranationale. Les interprétations délivrées, notamment sur rescrit, enrichissent simplement le texte originel et constituent la base textuelle à partir de laquelle devront s'exercer les interprétations judiciaires à venir dans de nouveaux procès. Tenu de rendre la justice en application des règles de droit, le juge doit les interpréter quels que soient leur source et leur degré de précision. Mais quelles sanctions encourt-il, s'il manque à ce devoir ?

 

B. - Sanctions

50. – L'abondante jurisprudence précédemment analysée atteste que le déni de justice est devenu un moyen d'ouverture à cassation. Pourtant ce n'est pas la sanction de la décision mais la sanction du juge, qu'envisage la lettre de l'article 4 du Code civil. Il n'y a pas lieu de s'étonner de ce déplacement de l'objet de la sanction du déni de justice, du juge vers sa décision, car la sanction pénale prévue par l'article 4 du Code civil est attachée au seul refus de juger, quelle qu'en soit la cause. Or, à côté de cette hypothèse exceptionnelle appelant une sévère sanction du juge (1°), le plus souvent, pour le justiciable convaincu d'un simple mal jugé, la meilleure réparation à accorder peut se limiter à une réparation en nature, c'est-à-dire à la réformation de la décision (2°).

 

Sanctions du juge

51. – Éléments d'histoire – "Rendre la justice a toujours été considéré comme la première fonction de l'État ou de ceux, qui aux époques d'éclipse de l'État, en étaient les substituts" (M. Waline, préf. Thèse L. Favoreu, op. cit., p. III). Aussi le déni de justice a de tout temps été sévèrement réprimé. Ainsi, à l'époque féodale, le vassal était-il délié de tout lien de "foi et obéissance" envers son seigneur féodal quand il était prouvé que ce dernier avait refusé de rendre justice. Déclaré vassal du seigneur supérieur, si celui-ci refusait à son tour la justice, le plaignant pouvait monter à l'échelon supérieur et ce jusqu'au Roi. Cette procédure de l'appel pour "défaute de droit " fut reprise par l'ordonnance de 1667, qui en élargit le domaine à tous les juges, soit non plus seulement seigneuriaux mais également royaux. Désormais, la preuve du déni de justice entraînait l'allocation de dommages et intérêts au requérant. C'est cette procédure de prise à partie motivée par le déni de justice, organisée par l'ordonnance de 1667, que les codificateurs reprirent et ils en doublèrent la sanction en l'introduisant tant dans le Code de procédure civile que dans le Code pénal, auquel renvoie précisément l'article 4 du Code civil (sur l'histoire du déni de justice, V. L. Favoreu, Thèse préc., p. 5). La lettre de l'article 4 du Code civil est restée inchangée et les poursuites pénales contre le juge “coupable” de déni de justice demeurent, sur la base de l'article 434-7-1 du nouveau Code pénal, possibles (a). Quant à l'article 505 de l'ancien Code de procédure civile, qui prévoyait sur le terrain de la responsabilité civile la possibilité d'une prise à partie du juge, il ne peut plus jouer que pour les magistrats non professionnels, la prise à partie des magistrats professionnels ayant été remplacée par un mécanisme de responsabilité indirecte (b).

 

a) Responsabilité pénale

52. – Un caractère symbolique – L'article 4 du Code civil menace de poursuites pénales le juge qui refusera de juger. Incriminé par l'article 185 de l'ancien Code pénal, oublié par les rédacteurs du nouveau Code pénal, le déni de justice y a été réintroduit (C. pén., art. 434-7-1) par la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 (JO 23 déc. 1992). Presque jamais appliquée, cette incrimination a surtout, à défaut de mise en œuvre, une portée symbolique. La circulaire administrative du 14 mai 1993 commentant les nouvelles dispositions le souligne : “le législateur a en effet considéré que cette incrimination devait être conservée en raison de son caractère symbolique, bien qu'elle ne soit jamais appliquée par les tribunaux” (Circ. CRIM. n° 93-9/FI, 14 mai 1993). Le maintien de cette incrimination est d'autant plus remarquable que les articles 4 et 5 du Code civil apparaissent indissociables (B. Beignier, Les arrêts de règlement : Droits 1989, n° 9, p. 45. – R. Libchaber, Les articles 4 et 5 du Code civil ou les devoirs contradictoires du juge civil, in Le titre préliminaire du Code civil : Economica 2003, p. 146). Ainsi, pour les rédacteurs du Code civil, soucieux de voir les juges assumer tous leurs pouvoirs et devoirs, mais ne pas empiéter pour autant sur le pouvoir souverain du législateur, la violation de ces articles, qu'il s'agisse de la prohibition du déni de justice pour l'article 4 ou de l'interdiction des arrêts de règlement pour l'article 5, était si grave que des sanctions pénales devaient les assortir tous les deux (s'agissant de l'article 4, les codificateurs durent seulement concéder aux défenseurs du référé législatif – dont Cambacérès – hostiles au pouvoir de création jurisprudentielle et à l'article 4 qui le libérait, le caractère facultatif des poursuites ; sur ce point V. Y.-L. Hufteau, op. cit., p. 94). Or, si le législateur contemporain a lors de la réforme du Code pénal maintenu l'infraction relative au déni de justice, il a en revanche décidé d'abroger celle relative à l'arrêt de règlement. Certes l'abrogation de celle-ci et la conservation de celle-là pouvaient s'expliquer au regard des sanctions attachées à ces deux infractions : la sanction de la dégradation civique pour l'incrimination de forfaiture attachée à l'interdiction des arrêts de règlement apparaissait bien sévère, alors que les peines correctionnelles attachées au déni de justice pouvaient être plus aisément maintenues (V. la distinction rappelée par la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris, CA Paris, 17 nov. 1986 : JurisData n° 1986-028763 : "Le déni de justice, puni d'une simple amende, ne constitue pas ou n'est pas susceptible de constituer une éventuelle forfaiture"). Mais, avant tout, comme indiquait Madame Frison-Roche dans une précédente édition de ce fascicule, "cette divergence dans l'évolution des conséquences pénales attachées initialement aux articles 4 et 5 exprime le déclin de l'interdiction contenue dans l'article 5 pour le juge de s'affirmer comme source de droit alors que son obligation mentionnée dans l'article 4 de répondre aux demandes en justice, ne cesse de croître".

 

53. – Conditions – Il demeure que les conditions prévues par le texte de l'article 434-7-1 de nouveau Code pénal n'en facilitent guère la mise en œuvre. L'infraction suppose une condition préalable : le juge doit avoir été requis de rendre la justice et avoir persévéré dans son déni après avertissement ou injonction de ses supérieurs. Il faut donc que le juge refuse volontairement de statuer, c'est-à-dire que sa mauvaise foi soit établie. Le texte ne précise ni la qualité de ces supérieurs, ni la forme ou les délais de l'avertissement. Quant au refus de juger, il doit s'agir d'un déni total de rendre la justice aux justiciables. Ainsi, le juge satisfait l'obligation qui lui est faite dès qu'il rend une décision même si, par cette décision, il oppose son incompétence ou une fin de non-recevoir. Il a encore été jugé qu'une décision de classement sans suite prise par le procureur en application de l'article 40 du Code de procédure pénale ne constituait pas un déni de justice (Cass. crim., 6 juill. 1982, n° 82-92.446 : Bull. crim. 1982, n° 181 ; Gaz. Pal. 1983, 1, p. 32, note J.-P. Doucet ; Rev. sc. crim. 1983, p. 254, obs. A. Vitu).

 

b) Responsabilité civile

54. – Prise à partie – Sur le plan civil, jusqu'en 1972, la responsabilité de tous les juges de l'ordre judiciaire était régie par les articles 505 à 516 de l'ancien Code de procédure civile, qui organisaient la procédure de la prise à partie dans des cas limitativement énumérés, dont l'hypothèse du déni de justice. Une définition un peu plus large du déni de justice qu'en matière pénale était retenue, puisque l'article 506 de ce code ne visait plus uniquement le refus de répondre aux requêtes mais également “la négligence ou le retard apporté au jugement des affaires en état et en tour d'être jugées”. L'ancien Code de procédure civile classait cette procédure parmi les voies de recours, mais en réalité cette procédure ne tendait pas à la réformation, à la rétractation ou à l'annulation de la décision mais à la condamnation à des dommages-intérêts du juge et à partir de 1933 de l'État civilement responsable du magistrat, l'État pouvant exercer une action récursoire contre le juge. La procédure n'a guère été usitée en raison des difficultés liées à sa mise en œuvre et des risques auxquels s'exposait le plaignant. Était notamment requise l'autorisation préalable du premier président de la cour d'appel, lequel statuait après avoir pris l'avis du procureur général et devait vérifier la vraisemblance des griefs formulés contre le juge (V. par ex., à propos d'une requête tendant à prendre à partie le président d'un tribunal de commerce rejetée par le premier président d'une cour d'appel, Cass. 1re civ., 3 juill. 1990, n° 90-01.004 : JurisData n° 1990-702373 ; Bull. civ. 1990, I, n° 188 ; Gaz. Pal. 1991, 1, somm. p. 156, obs. S. Guinchard et T. Moussa). Quant au justiciable débouté, s'il ne pouvait plus être condamné à une amende, il s'exposait toujours à devoir payer des dommages et intérêts. La procédure de prise à partie ne joue plus depuis la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 complétée par la loi organique n° 79-43 du 18 janvier 1979(JO 19 janv. 1979) que pour les magistrats non professionnels puisque, concernant les magistrats (professionnels) de l'ordre judiciaire, l'article L. 781-1 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire a alors pris le relais (abrogé et recodifié, Ord. n° 2006-673, 8 juin 2006 : COJ, art. L. 141-1 et L. 141-2, eux-mêmes modifiés, L. n° 2007-1787 du 20 déc. 2007 relative à la simplification du droit : COJ, art. L. 141-1, L. 141-2 et L. 141-3)– V. rejetant le pourvoi contre une ordonnance du premier président de la cour d'appel de Caen déclarant irrecevable la prise à partie contre un magistrat du tribunal de grande instance d'Argentan : Cass. 1re civ., 1er juill. 1997, n° 96-01.011). Pour les premiers, il semble bien que la disparition de cette procédure un temps attendue (V. S. Guinchard et T. Moussa, obs. préc.) ne soit pas (ou plus) à l'ordre du jour : faute d'adoption de dispositions législatives propres à la responsabilité pour faute personnelle des magistrats non professionnels, le décret n° 2006-1805 du 23 décembre 2006 (JO 31 déc. 2006), entré en vigueur le 1er janvier 2007, a en effet apporté aux articles de l'ancien Code de procédure civile les modifications appelées par le cantonnement de la prise à partie aux magistrats non professionnels (CPC, art. 366-1 à 366-9). Le mécanisme n'a pas été allégé et concernant plus particulièrement la prise à partie pour déni de justice, l'article 366-9 du Code de procédure civile exige toujours, à peine d'irrecevabilité de la requête, la production de deux sommations de juger délivrées par huissier de justice au greffe de la juridiction, qui transmet au juge, la sommation étant réitérée passé un délai de huit jours.

 

55. – Pour les magistrats professionnels, le nouveau régime général de responsabilité issu des lois de 1972 et 1979 organise un mécanisme de responsabilité indirecte. La responsabilité de l'État peut être engagée pour fonctionnement défectueux de la justice uniquement sur le fondement de la faute lourde ou du déni de justice et la responsabilité individuelle du juge pour faute personnelle rattachable au service public de la justice ne peut être engagée que sur l'action récursoire de l'État.

 

56. – Responsabilité de l'État pour fonctionnement défectueux de la justice – Aux termes de l'article L. 781-1 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire (aujourd'hui COJ, art. L. 141-1), l'État est tenu de réparer le dommage causé par les dysfonctionnements de l'appareil judiciaire. Toutefois, dans un souci d'équilibre entre la nécessaire responsabilité du fait de l'institution judicaire et le respect non moins nécessaire de l'indépendance de la justice, seuls la faute lourde ou le déni de justice sont susceptibles de déclencher cette action en responsabilité. En visant les principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique mais en s'inspirant vraisemblablement de la loi de 1972, le Conseil d'État a consacré une solution analogue dans l'arrêt Darmont, qui retient qu'une faute lourde commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle mais ne résultant pas du contenu de la décision est susceptible d'ouvrir droit à indemnité (CE, ass., 29 déc. 1978, n° 96004 : AJDA 1979, p. 45, note M. Lombard). Les deux régimes de responsabilité retiennent l'exigence de la faute lourde, alors que l'hypothèse du déni de justice – par trop liée à la prise à partie, qui n'a jamais concerné que les magistrats de l'ordre judiciaire –, n'est pas visée par le Conseil d'État dans l'arrêt Darmont. En vérité, à l'époque de cet arrêt, le déni de justice, tel que défini étroitement à l'article 4 du Code civil et constitutif d'un manquement grave du juge à ses devoirs, a pu paraître au Conseil d'État absorbé par la notion de faute lourde, d'autant plus facilement qu'ainsi strictement défini : "le cas du déni de justice présente l'avantage de ne pas poser problème du point de vue de l'autorité de chose jugée, puisqu'on reproche à la justice l'absence même de chose jugée" (G. Wiederkehr, La responsabilité de l'État et des magistrats du fait de la justice, in La responsabilité des gens de justice : Justices 1997, n° 5, p. 13, spécialement p. 21). La faute lourde a été jusqu'à récemment appréciée restrictivement par les deux ordres de juridictions. La Cour de cassation ayant défini la faute lourde comme "celle qui a été commise sous l'influence d'une erreur tellement grossière, qu'un magistrat normalement soucieux de ses devoirs n'y aurait pas été entraîné" (Cass. 1re civ., 20 févr. 1996, n° 94-10.606 : JurisData n° 1996-000545 ; JCP G 1996, IV, 88 ; Bull. civ. 1996, I, n° 94. – Cass. 2e civ., 10 juin 1999, n° 97-11.780 : JurisData n° 1999-002445 ; Bull. civ. 1999, II, n° 116) ou celle révélant "une intention de nuire de celui dont le justiciable critique les actes" (CA Paris, 1er avr. 1994 : JurisData n° 1994-021357 ; D. 1994, inf. rap. p. 125) ou bien encore celle qui procède d'un comportement "anormalement déficient" et montre "une inaptitude ou des méconnaissances graves et inexcusables des devoirs essentiels du juge dans l'exercice de ses fonctions" (TGI Paris, 22 juill. 1999 : D. 1999, inf. rap. p. 214), les décisions de rejet sur le fond sont les plus nombreuses (CA Paris, 1re ch., sect. A, 3 avr. 1995, Gossot c/ Agent judiciaire du Trésor : JurisData n° 1995-023432. – TGI Paris, 1re ch., 5 févr. 1992, François Amstad c/ Agent judiciaire du Trésor : JurisData n° 1992-603412 ; Gaz. Pal. 1995, 2, somm. p. 264). La faute lourde a toutefois été retenue dans l'hypothèse de transmission à la presse d'un rapport interne d'un procureur général, alors que l'instruction était ouverte (TGI Paris, 3 avr. 1996 : JurisData n° 1996-600940 ; Gaz. Pal. 21 nov. 1996, p. 584) ou de disparition des pièces de procédure en l'absence de copies par le juge d'instruction (TGI Paris, 5 janv. 2000 et 24 janv. 2001, in Conclusions de M. de Gouttes sur Cass. ass. plén., 23 févr. 2001 : Bull. inf. C. cass. 2001, p. 16). Finalement, dans les années 1990, des décisions des juridictions du fond de l'ordre judiciaire devaient annoncer une conception plus libérale de la faute lourde, non plus subjectivement définie par rapport au comportement du magistrat mais objectivement appréhendée au travers des actes ou faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir sa mission (V. infra n° 85 et 86). La même évolution a été perceptible relativement à l'hypothèse du déni de justice. Retenu d'abord dans le cas "où le juge refuse de répondre aux requêtes ou ne procède à aucune diligence pour instruire ou faire juger les affaires en temps utile" (CA Paris, 6 sept. 1994, cité par R. de Gouttes, concl. préc.) ou encore quand il "s'est complètement désintéressé de la procédure en cours" (CA Paris, 6 sept. 1996 : JurisData n° 1996-022968), les juridictions judicaires du fond ont ensuite pris acte de ce que le déni de justice ne résulte pas obligatoirement d'un acte volontaire du juge (V. L. Favoreu, Thèse et art. préc.) et "objectivé" la notion de déni de justice en l'entendant non seulement comme le refus de répondre aux requêtes ou le fait de négliger de juger les affaires en état de l'être, mais aussi, plus largement, comme "tout manquement de l'État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu" (TGI Paris, 6 juill. 1994 : JurisData n° 1994-044495 ; Gaz. Pal. 1994, 2, p. 589, note Petit. – TGI Paris, 5 nov. 1997 : JurisData n° 1997-055321 ; D. 1997, somm. p. 149. – CA Paris, 20 janv. 1999, n° 1998/08511 : JurisData n° 1999-020142 ; D. 2000, inf. rap. p. 31). Cette évolution relative à la définition de la faute lourde et du déni de justice, qui assouplit considérablement les conditions de mise en œuvre de la responsabilité prévue par l'article L. 781-1 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire (aujourd'hui COJ, art. L. 141-1) a été consacrée par la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 23 février 2001 (Cass. ass. plén., 23 févr. 2001, n° 99-16.165, Cts Bolle-Laroche : JurisData n° 2001-008318 ; JCP G 2001, n° 30, p. 1497, note G. Viney ; Bull. civ. 2001, ass. plén., n° 5 ; AJDA 2001, p. 789, note Petit, la Cour de cassation n'a retenu que la qualification de faute lourde mais cela ne signifie pas qu'elle rejette "la définition nouvelle du déni de justice" selon l'expression du premier avocat général. – V. infra n° 85). De son côté, le Conseil d'État, dans un arrêt rendu le 28 juin 2002, a abandonné l'exigence de la faute lourde en cas de violation du droit à un délai raisonnable (CE, ass. cont., 28 juin 2002, Min. Justice c/ Magiera, n° 239575 : JurisData n° 2002-063993 ; RFD adm. 2002, p. 456, concl. Lamy). Ce dernier arrêt est particulièrement éclairant car il révèle que l'on assiste moins à un assouplissement de la notion de faute lourde (ou, et de déni de justice pour les juridictions judiciaires), qu'à un dédoublement du régime général de la responsabilité de l'État du fait des dysfonctionnements de la justice. D'un côté, un régime de responsabilité relatif à l'essence même de l'activité juridictionnelle, toujours subordonnée à une faute lourde ou au déni de justice, appréciés restrictivement ; de l'autre, un régime de responsabilité relatif à l'organisation du service évoluant vers une mise en œuvre plus facile de la réparation jusqu'à l'effacement progressif de la faute au profit d'une prise en compte objective de l'atteinte à une obligation professionnelle majeure (X. Bioy, La protection du pouvoir juridictionnel, in La protection des pouvoirs constitués, P. Ségur (dir.) : Bruylant 2007, p. 191. – P. Hourquebie, Thèse préc., p. 564 – Mais sur la difficulté à tracer une ligne de partage entre le domaine du juridictionnel et du non juridictionnel, V. G. Wiederkehr, art. préc., spécialement p. 15, qui relève qu'"en réalité, toute l'activité d'un tribunal est orientée vers des fins juridictionnelles. Ce qui n'est pas juridictionnel est l'accessoire du juridictionnel, de telle sorte qu'il ne paraît guère pertinent de prétendre séparer leur sort du point de vue de la responsabilité"). Sur la base du premier est assurée la réparation par l'État des préjudices causés aux justiciables par les manquements les plus graves du juge à son devoir de juger, alors que sur la base du second, impulsé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, est assurée l'effectivité du droit des individus à exiger de l'État sa protection juridictionnelle (V. infra, II).

 

57. – Responsabilité du juge pour faute personnelle – À côté de la responsabilité de l'État, la responsabilité du juge pour faute personnelle est prévue par l'article L. 781-1, alinéa 2 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire (devenu COJ, art. L. 141-2, Ord. n° 2006-673, 8 juin 2006 puis COJ, art. L. 141-2 et L. 141-3, Loi n° 2007-1787, 20 déc. 2007). La faute personnelle du magistrat professionnel doit être rattachée au service public de la justice et sa responsabilité ne peut être engagée que sur l'action récursoire de l'État. Le justiciable doit donc établir dans un premier temps l'existence d'une faute personnelle. Soit cette faute est détachable du service et alors le juge est responsable selon le droit commun, soit la faute se rattache au service public de la justice mais le justiciable ne peut alors agir que contre l'État (pour un rappel récent, V. CA Metz, 14 févr. 2013, n° 10/01929 : JurisData n° 2013-005968). Dans ce dernier cas, s'il est condamné, l'État aura la possibilité de se retourner contre le magistrat qu'il aura pécuniairement couvert, en empruntant la voie de l'action récursoire (V. N. Albert, De la responsabilité de l'État à la responsabilité personnelle des magistrats. Les actions récursoires et disciplinaires à l'encontre des magistrats, in Justice et responsabilité de l'État, M. Demergue (dir.) : PUF, Droit et justice, 2003, p. 214).Tant l'exigence d'une faute personnelle (peu définie par les textes) que l'interposition de l'État placent les magistrats dans une position souvent dénoncée comme excessivement protectrice. Relativement à la faute personnelle, cette faute est définie par la jurisprudence administrative par opposition à la faute de service : selon le propos bien connu de Laferrière, il y a faute de service quand l'acte dommageable impersonnel révèle un administrateur plus ou moins sujet à erreur et faute personnelle quand l'acte caractérise l'homme avec ses faiblesses, ses passions et ses imprudences (concl. Laferrière ss T. confl., 5 mai 1877 : Rec. CE 1877, p. 437). Mais la faute personnelle, susceptible d'engager la responsabilité du juge, reste difficile à cerner. La doctrine suggère de retenir la faute personnelle sur la base de deux critères : "l'intention coupable, c'est-à-dire l'acte inspiré d'un désir de nuire ou de retirer profit de l'exercice des fonctions publiques et, la faute lourde, parce qu'elle peut être normalement évitée en faisant preuve d'un peu plus de vigilance, de sang-froid, de courage ou plus simplement de moins de mépris pour les intérêts des tiers" (N. Albert, art. préc., p. 221). Mais aujourd'hui "comment concilier l'abandon de la faute lourde imputable au service de la justice avec la nécessaire résurgence de la faute lourde des magistrats, dont on ne saurait engager la responsabilité personnelle pour de simples fautes de service ?" (M. Demergue (dir.), op. cit., p. 29). En pratique, la preuve de l'existence d'une faute lourde de l'État étant plus facile à rapporter que celle d'une faute personnelle du magistrat, il est toujours plus expédient pour le justiciable de rechercher la responsabilité de l'État. Par ailleurs, la faute personnelle du magistrat étant établie, sa responsabilité n'en reste pas moins tributaire de l'action récursoire de l'État. Or, aucune action récursoire n'a jamais été intentée par l'État à l'encontre d'un juge. Il résulte de ce régime de responsabilité, qui n'offre pas de prise directe aux victimes sur le juge fautif et qui est paralysé par l'inaction de l'État, un sentiment d'immunité du juge excédant la protection qu'appelle l'exercice serein de sa mission. Aussi, des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent pour réclamer l'exercice par l'État de son action récursoire dans des cas flagrants ou inexcusables tels que le déni de justice (V. P. Hourquebie, Thèse préc.) ou de nouvelles formes de responsabilité des juges (V. X. Bioy, art. préc.). La loi organique n° 2007-287 du 5 mars 2007 relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats (adoptée à la suite de l'affaire Outreau : JO 6 mars 2007) tend à favoriser la mise en jeu de la responsabilité disciplinaire des magistrats, en insérant à la suite de l'article 48 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature (JO 23 déc. 1958, rect. 5 févr. 1959) un article 48-1, qui prévoit que :

Toute décision définitive d'une juridiction nationale ou internationale condamnant l'État pour fonctionnement défectueux du service de la justice est communiquée aux chefs de cour d'appel intéressés par le garde des Sceaux, ministre de la Justice.Le ou les magistrats intéressés sont avisés dans les mêmes conditions.Des poursuites disciplinaires peuvent être engagées par le ministre de la justice et les chefs de cour d'appel intéressés dans les conditions prévues aux articles 50-1, 50-2 et 63.

Mais des dispositions essentielles de cette loi organique avaient été censurées, au nom du principe de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la magistrature, par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 1er mars 2007(Cons. const., déc. 1er mars 2007, n° 2007-551 DC : JO 6 mars 2007). Tel a été le sort de l'article 14 de la loi qui précisait la définition de la faute disciplinaire de l'article 43 de l'ordonnance de 1958, “tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité”, en ajoutant que “constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties commise dans le cadre d'une instance close par une décision de justice”. Pour le Conseil constitutionnel, si le législateur organique pouvait bien ainsi étendre la responsabilité disciplinaire des magistrats à de tels cas de violation grave et délibérée des garanties procédurales essentielles, les principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance des magistrats "faisaient obstacle à l'engagement de poursuites disciplinaires lorsque cette violation n'a pas été constatée par une décision de justice devenue définitive". Avait également été censuré, au nom des mêmes principes, l'article 21 de la loi organique, qui organisait la saisine directe par le justiciable du Médiateur de la République d'une réclamation portant sur le comportement d'un magistrat à l'occasion d'une affaire le concernant. Considérant l'étendue des pouvoirs reconnus par la loi organique au Médiateur, le Conseil constitutionnel a jugé que le mécanisme instauré par l'article 21 de la loi organique portait atteinte à l'indépendance des juridictions, ainsi qu'au caractère spécifique de leurs fonctions, "sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement, non plus qu'aucune autorité administrative". La loi nouvelle avait ainsi été amputée de deux dispositions que ses promoteurs tenaient pour essentielles. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 (L. const. n° 2008-724, 23 juill. 2008 de modernisation des institutions de la Ve République : JO 24 juill. 2008) a entendu ces critiques et répondu à cette censure en inscrivant dans l'article 65 de la Constitution la disposition suivante :

Le Conseil supérieur de la magistrature peut être saisi par un justiciable dans les conditions fixées par une loi organique.

Parallèlement, l'ordonnance relative au statut de la magistrature a été modifiée. Il y est indiqué que :

Tout justiciable qui estime qu'à l'occasion d'une procédure judiciaire le concernant le comportement adopté par un magistrat du siège (ou du parquet) dans l'exercice de ses fonctions est susceptible de recevoir une qualification disciplinaire peut saisir le Conseil supérieur de la magistrature.

Ainsi depuis le mois de janvier 2011, un simple justiciable peut demander qu'un juge soit poursuivi disciplinairement pour un manquement défini par l'article 43 du statut de la magistrature :

Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire. Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision de justice devenue définitive.

La plainte du justiciable, qui “ne peut être dirigée contre un magistrat qui demeure saisi de la procédure”, doit “contenir l'indication détaillée des faits et griefs allégués” et “ne peut être présentée après l'expiration d'un délai d'un an suivant une décision irrévocable mettant fin à la procédure”. La plainte est confiée à une “commission d'admission des requêtes” au sein du CSM. Le président de la commission peut rejeter celles qui sont “manifestement infondées ou manifestement irrecevables”. Si elle l'estime recevable la commission enquête sur les faits dénoncés et lorsque “les faits sont susceptibles de recevoir une qualification disciplinaire, la commission d'admission des requêtes du Conseil supérieur renvoie l'examen de la plainte au conseil de discipline”. La formation disciplinaire du CSM rend sa décision après des débats en audience publique (sauf à préciser que pour les magistrats du parquet il ne s'agit que d'un avis, la décision finale relevant du garde des Sceaux alors que, pour les magistrats du siège, le CSM sanctionne lui-même). Les craintes émises par de nombreux commentateurs de voir le CSM assailli de plaintes émanant de justiciables déçus de la décision rendue contre eux semblent avoir été démenties par les faits (le rapport d'activité pour 2012 du CSM souligne un volume de requêtes en baisse par rapport à 2011 et vraisemblablement stabilisé avec 283 plaintes enregistrées en 2012 et une proportion plus importante de plaintes recevables avec 2 requêtes concernant des magistrats du parquet et 11 requêtes concernant des magistrats du siège déclarées recevables). Une amélioration des conditions de saisine du CSM par les justiciables a été annoncée dans le prolongement du projet de réforme constitutionnelle du CSM, conformément à l'engagement n° 53 du candidat à la présidence François Hollande, mais le Gouvernement a décidé le 4 juillet 2013 de suspendre cette réforme dont il a estimé qu'elle avait été vidée de sa substance par le Sénat.

Quoi qu'il en soit, même si à l'avenir le vœu de "responsabilisation" des juges lié à la montée du pouvoir ou contre-pouvoir juridictionnel devait conduire à la mise en œuvre effective des responsabilités pénale, civile ou disciplinaire du juge, ce mécanisme resterait limité à la sanction des seuls dénis de justice volontaires du juge. Or, dans les hypothèses jusqu'ici étudiées, il n'y a pas de telle mauvaise foi du juge mais un simple manquement de ce dernier à son office. Dans ces cas, c'est moins la sanction du juge qui est directement recherchée que la correction de ce mal jugé, correction que doit permettre l'exercice des voies de recours.

Recours contre la décision

58. – La rigueur des sanctions attachées par les codes napoléoniens au refus de juger (poursuites pénales, prise à partie) révèle l'ambivalence originelle de l'article 4 du Code civil. Si cet article, en emportant l'abrogation du référé législatif des juges du fond, traduisait, comme on l'a souligné, la volonté des rédacteurs du code de voir reconnaître aux juges les pouvoirs nécessaires à une bonne administration de la justice, il exprimait également la crainte nourrie par les souvenirs d'Ancien Régime que les magistrats en refusant de juger faute de clarté des textes provoquent "une sorte de désuétude du code" lequel, "se desséchant sur pied, (...) laisserait justement la place à ce qu'il entreprenait de remplacer" (R. Libchaber, art. préc., spécialement p. 150). Quant au pouvoir d'interprétation reconnu au juge, il n'y avait pas à le redouter outre mesure car il demeurait strictement encadré tant par la prohibition des arrêts de règlement inscrite à l'article 5 du Code civil que par le référé législatif de la Cour de cassation, qui ne disparaîtra qu'en 1837. Aussi, dans l'esprit des codificateurs, c'était d'abord le juge, s'il venait à refuser d'exercer son office, qui devait être sanctionné. Mais les craintes des rédacteurs du code devaient se révéler infondées : après 1804, les juges, sans qu'il y ait à mettre à exécution les menaces de poursuites pénales ou de prise à partie, n'ont pas songé à se dérober à leur mission.

 

59. – Voies de recours – La sévérité de la réprobation attachée en 1804 à la violation de l'article 4 du Code civil doit également être rapportée à la relative simplicité de l'office du juge dans un État alors légicentriste. Cet office, on l'a vu, s'est complexifié et sanctionner le juge lui-même devait apparaître inapproprié. L'accroissement des risques de manquements du juge à son office, résultant de cette complexification, appelle leur réparation naturelle par l'exercice des voies de recours contre les décisions qu'il prononce (appel, cassation mais aussi requête en omission de statuer sur une demande de l'article 463 du Code de procédure civile, à bien distinguer pour le demandeur au pourvoi du défaut de réponse à conclusions de l'article 455 du Code de procédure civile, cas d'ouverture à cassation : pour quelques exemples récents de confusion, V. Cass. 1re civ., 19 mars 2008, n° 07-11.653 : JurisData n° 2008-043313. – Cass. 3e civ., 22 nov. 2011, n° 10-17.991 : JurisData n° 2011-026191 ; AJDI 2012, p. 213, note F. de La Vaissière). De façon plus générale, il a été souligné que la responsabilité du fait de la justice "est en contradiction avec la fonction même de la justice qui est de régler définitivement des litiges, selon un processus assurant aux justiciables des garanties suffisantes. Ce processus tient compte de la faillibilité de la justice et comporte pour y remédier, un système de voies de recours" (G. Wiederkehr, art. préc., spécialement p. 15). Ainsi, toutes les cassations prononcées sur le fondement de l'article 4 du Code civil "sont peu ou prou des cassations disciplinaires". Doit-on pour autant conclure à "l'inutilité jurisprudentielle" de l'article 4 du Code civil et à l'absence de "développements jurisprudentiels significatifs" sur le fondement de cet article (R. Libchaber, art. préc., spécialement p. 146 et 147) ? On peut en douter, tant s'affirme aujourd'hui l'idée que les formes de procédure participent de la légalité à l'instar de la loi de fond, ce qui conduit à remettre en cause la distinction traditionnelle entre le contrôle normatif et le contrôle disciplinaire de la Cour de cassation (V. L. Cadiet, La légalité procédurale, intervention préc., spécialement n° 32). Ainsi ce sont bien les normes relatives à l'office du juge que les décisions précédemment analysées viennent préciser et compléter, l'article 4 du Code civil visé apparaissant comme un principe général du droit, dont certaines règles procédurales, telles que celles inscrites aux articles 5, 12, 30, 455 et 463 du Code de procédure civile, ne seraient que des expressions (ce qui éclaire et relativise la portée des visas de différents textes par la Cour de cassation, quand elle entend censurer les dénis de justice résultant de la méconnaissance de son office par le juge).

 

60. – Recours pour excès de pouvoir?Faut-il aller au-delà de l'ouverture des voies de recours "ordinaires" en reconnaissant que le juge, qui commet un déni de justice en refusant d'exercer son office, se rend coupable d'un excès de pouvoir ? Pour certains auteurs, le lien avec l'article 5 du Code civil qui vise un excès de pouvoir et le fait que l'article 4 viserait symétriquement un "excès par défaut" y inviteraient (F. Kernaleguen, L'excès de pouvoir du juge, in Justice et pouvoirs : Justices 1996, n° 3, p. 151, spécialement p. 155). Quand bien même les voies de recours seraient temporairement ou définitivement fermées, l'excès de pouvoir justifie qu'il soit passé outre, aucun texte ne pouvant interdire de faire constater la nullité d'une décision entachée d'excès de pouvoir. Devant la Cour de cassation, s'il traduit toujours la violation d'une règle de droit, l'excès de pouvoir se définit par opposition à la simple violation de la loi (N. Fricéro, L'excès de pouvoir en procédure civile : RGDP 1998, note 4, p. 260. – E. Piwnica, Pourvoi en cassation et excès de pouvoir : à propos de l'arrêt de la chambre mixte du 28 janvier 2005, in Le Nouveau Code de procédure civile (1975-2005), op. cit., p. 259), de fond (Cass. 1re civ., 6 déc. 1994, n° 92-18.007 : JurisData n° 1994-002432 ; Bull. civ. 1994, I, n° 364. – Cass. 2e civ., 8 oct. 1997, n° 95-20.478 : JurisData n° 1997-003846 ; Bull. civ. 1997, II, n° 244) comme de procédure (Cass. 2e civ., 6 mai 1987, n° 85-13.691 : JurisData n° 1987-000948. – Cass. 2e civ., 29 janv. 2004, n° 02-13.439 : JurisData n° 2004-021987 ; Bull. civ. 2004, II, n° 31. – Cass. ch. mixte, 28 janv. 2005, n° 02-19.153 : JurisData n° 2005-026724 ; Bull. civ. 2005, ch. mixte, n° 1). L'excès de pouvoir est incontestablement constitué quand le juge empiète sur les pouvoirs législatif ou réglementaire, au mépris de l'article 5 du Code civil ou encore quand il prétend exercer une prérogative de l'Administration. Mais, à l'inverse, un excès de pouvoir peut-il résulter de la décision du juge de se dérober à ses devoirs, autrement dit peut-il y avoir un excès de pouvoir "par retranchement", une "défaute de droit" ouvrant droit à un recours extraordinaire ? Quelques décisions récentes de la Cour de cassation attestent de l'avancée de ce recours pour excès de pouvoir "négatif" sur le fondement du déni de justice, au sens du refus du juge d'exercer ses devoirs, même si peu d'entre elles visaient à remédier à des voies de recours temporairement ou définitivement fermées. Il a ainsi été jugé que "méconnaît l'étendue de ses pouvoirs" la cour d'appel qui, malgré l'effet dévolutif de l'appel dont elle est saisie, renvoie au premier juge le soin de se prononcer sur tout ou partie du litige (Cass. 2e civ., 22 mai 1996, n° 94-13.288 : JurisData n° 1996-001990 ; Bull. civ. 1996, II, n° 99) ou la juridiction qui s'abstient de se prononcer sur une demande de remise de l'adjudication (Cass. 2e civ., 8 avr. 2004, n° 02-15.356 : JurisData n° 2004-023225 ; Bull. civ. 2004, II, n° 160). De même, "excèdent leurs pouvoirs" le président d'un tribunal qui refuse de prêter son concours à la constitution d'un tribunal arbitral au motif de l'existence d'une difficulté sérieuse (Cass. 2e civ., 8 avr. 1998, n° 96-16.035 : JurisData n° 1998-001638 ; JCP G 1998, IV, 2253) ou le premier président, saisi d'une demande de prolongation de rétention administrative d'un étranger en situation irrégulière, qui radie l'affaire alors qu'il lui appartient de statuer dans les quarante-huit heures de sa saisine (Cass. 2e civ., 23 janv. 2003, n° 01-50.022 : JurisData n° 2003-017467 ; Bull. civ. 2003, II, n° 12). "Viole la loi des 16-24 août 1790" la cour d'appel qui, pour déclarer irrecevable une demande d'arasement de digues, retient que les travaux de remise en état des rives relèvent de la police administrative des cours d'eaux et ne sont pas de la compétence de l'ordre judiciaire alors que "le fait que l'autorité administrative soit chargée de la conservation et de la police des cours d'eau ne prive pas le juge judiciaire, saisi d'un litige entre personnes privées, de la faculté d'ordonner toutes mesures propres à faire cesser le dommage subi par le demandeur et engageant la responsabilité de l'autre partie" (Cass. 3e civ., 13 janv. 2010, n° 08-12.221 : JurisData n° 2010-051176). Et, dans un arrêt rendu le 31 janvier 2012, c'est au visa de divers textes du Code de commerce et des "principes régissant l'excès de pouvoir" que la chambre commerciale de la Cour de cassation a censuré pour excès de pouvoir la cour d'appel qui avait refusé de désigner un conciliateur ou un mandataire ad hoc en qualité d'administrateur au seul motif de l'opposition du ministère public à cette désignation alors qu'aucun texte n'interdit au juge de passer outre à cette opposition (Cass. com., 31 janv. 2012, n° 10-24.019 : JurisData n° 2012-001319 ; D. 2012, p. 857, note T. Montéran). Enfin, concernant un litige relevant du droit international privé, un arrêt rendu le 1er février 2005 par la première chambre civile de la Cour de cassation – soit quatre jours après l'arrêt contesté de la chambre mixte (Cass. ch. mixte, 28 janv. 2005, n° 02-19.153 : JurisData n° 2005-026724, préc. – V. infra n° 89) –, vise expressément "le déni de justice" et "l'excès de pouvoir négatif" mais au soutien de l'effectivité du droit d'accès à un juge, "fût-il arbitral", lequel participe du droit à un jugement (Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746 ; Rev. arb. 2005, p. 693, note H. Muir Watt. – V. infra n° 62 et 63. La solution a été consacrée par le nouveau droit de l'arbitrage à la suite de la réforme réalisée par D. n° 2011-48, 13 janv. 2011 : JO 14 janv. 2011, V. CPC, art. 1505 et infra n° 65).

 

II. - ... au droit à une protection juridictionnelle effective

61. – Effectivité du droit – Sous l'influence du droit européen, le droit devient de plus en plus réaliste. À ce titre s'est imposée l'idée que priver une personne titulaire d'un droit de le faire valoir efficacement équivaut à un déni de justice. Ce ne sont pas tant les progrès de l'effectivité du droit que leur conjugaison à la promotion et à l'internationalisation contemporaines des droits fondamentaux, qui conduisent à réexaminer la portée de la prohibition du déni de justice, appréhendée non plus seulement comme le devoir fait au juge de statuer mais aussi comme le droit du justiciable à obtenir un jugement. Car c'est bien l'effectivité de l'obligation faite au juge de statuer qui est inscrite au cœur de l'article 4 du Code civil. En amont, tout ordre juridique doit garantir qu'un juge acceptera de trancher le litige et, en aval, que la décision de ce juge mettra fin définitivement au différend. Or le droit français s'est très tôt préoccupé des risques de carence ou de concurrence judiciaires générés par la dualité française des ordres de juridictions (sur la confrontation du dualisme juridictionnel français à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, V. J.-F. Flauss, Dualité des ordres de juridictions et Convention européenne des droits de l'homme, in Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum J. Waline : Dalloz 2002, p. 523). Ainsi le décret du 26 octobre 1849 fonde la compétence du Tribunal des conflits en cas de conflit négatif d'attribution entre les deux ordres de juridictions administratif et judiciaire afin de forcer la compétence d'un des deux ordres (V. par ex., T. confl., 14 janv. 1980, n° 02136. – Et pour une décision récente repoussant l'existence d'un conflit négatif de compétence, le juge judiciaire ayant statué : T. confl., 12 déc. 2005, n° C3459). Symétriquement, un souci équivalent d'effectivité du procès permet au particulier, depuis la loi du 20 avril 1932, en cas de décisions définitives opposées sur le fond du litige, conduisant à un déni de justice, rendues par les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires dans un litige portant sur le même objet, de saisir le Tribunal des conflits pour qu'il statue au fond et règle définitivement le litige (V. infra n° 74). De même, au sein de l'ordre judiciaire, la contrariété de jugements a toujours été une cause de pourvoi en cassation. Ce recours trouve son origine dans un règlement de 1738 du Chancelier d'Aguesseau repris par l'article 504 de l'ancien Code de procédure civile, qui visait la contrariété de décisions rendues en dernier ressort entre les mêmes parties et sur les mêmes moyens, relativement au même objet, par des juridictions différentes. Fondé sur la violation de la chose jugée, il conduisait à la cassation de la seconde décision. Un décret n° 79-941 du 7 novembre 1979 a enrichi le dispositif : l'article 617 du Code de procédure civile reprend l'article 504 de l'ancien Code de procédure civile et l'article 618 du même code introduit un second cas d'ouverture à cassation pour "jugements inconciliables" sans plus faire référence à l'autorité de la chose jugée. Dirigé contre les deux décisions, le pourvoi, lorsque l'inconciliabilité est constatée, conduit à l'annulation de l'une ou des deux décisions ; de façon exceptionnelle la Cour de cassation sort alors de son rôle habituel pour connaître du fond (sur l'extension du domaine d'application de l'article 618 du Code de procédure civile, réalisé au visa de l'article 4 du Code civil, V. infra n° 76). Le Conseil d'État veille aussi à l'absence de contrariété des décisions rendues par les juridictions relevant de l'ordre administratif (CE, 12 févr. 1990, n° 60282, Cne Bain-de-Bretagne : JurisData n° 1990-640669 ; Rec. CE 1990, p. 33 ; Gaz. Pal. 1990, I, p. 263). Cette volonté d'effectivité de la réponse judiciaire au différend qui oppose les parties, dans l'intérêt des justiciables et à des fins de paix sociale, s'est également étendue aux litiges relevant du droit international privé, l'indépendance des ordres juridictionnels étatiques étant susceptible de générer des conflits négatifs (absence de juges français et étranger acceptant de se reconnaître compétents) et des conflits positifs (concours de juges français et étranger acceptant de se reconnaître compétents et risquant de rendre des décisions contradictoires). Dans le premier cas, le déni de justice a été reconnu comme un chef exceptionnel de compétence du juge français dès lors qu'existe une attache minimale avec la France. Dans le second cas, le jeu des exceptions de litispendance et de connexité tend à minimiser les risques de contrariété entre une décision française et une décision étrangère.

 

62. – Effectivité des droits et droit à une protection juridictionnelle effective – Le souci d'effectivité n'est donc pas nouveau mais consécutivement au dépassement de l'État légal par l'État de droit (V. supra n° 6. – CEDH, 21 févr. 1975, Golder c/ RU, n° 4451/70, Notice A18, § 34 : "La prééminence du droit ne se conçoit pas sans la possibilité d'accéder à un juge"), il s'est intensifié et transformé, l'effectivité des droits tendant à se substituer à l'effectivité du droit : il ne s'agit plus de garantir l'existence d'un juge qui acceptera de trancher les litiges en application des règles de droit objectif mais d'assurer l'effectivité des droits des individus concrétisée par la reconnaissance du droit à un jugement. Et ce dernier doit à son tour être assuré d'effectivité. Dans l'ordre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, les articles 6, § 1 et 13 relatifs au droit à un procès équitable (art. 6, § 1 : “Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle”) et au droit à un recours effectif (art. 13 : “Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles”) fondent la protection juridictionnelle effective des individus. Au terme d'un raisonnement en "poupée russe", la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère que le procès équitable est contenu dans le droit d'accès à la justice, lequel ne peut, pas plus, être appréhendé indépendamment du droit d'obtenir un jugement (M.-A. Frison-Roche, Le droit d'accès à la justice et au droit, in Liberté et droits fondamentaux, M.-A. Frison-Roche et T. Revêt (dir.) : Dalloz, 12e éd. 2006, p. 449). Car, s'il n'y a pas d'accès à la justice, il n'y a plus de droits fondamentaux ; ce qui justifie que l'action en justice soit elle-même un droit fondamental (M. Bandrac, L'action en justice, droit fondamental, in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs, Mél. R. Perrot : Dalloz 1996, p. 1. – Perruche et le père Ubu, Observations sur le déni d'action par la loi, in Justice et droits fondamentaux, Études J. Normand : Litec 2003, p. 1. – M. Le Friant, L'accès à la justice, in Droits et libertés fondamentaux : Dalloz, 3e éd. 1996, p. 269 s.). Ainsi, la Cour européenne des droits de l'homme, qui interprète l'article 6 de la Convention comme procurant un droit concret et effectif à la justice au profit des justiciables, relie directement cet article à la prohibition du déni de justice, qu'elle n'hésite pas à classer dans la catégorie des principes fondamentaux universellement reconnus (V. CEDH, 21 févr. 1975, n° 4451/70, Notice A18, § 34, Golder, préc.Comp. l'application conjointe de l'article 4 du Code civil et l'article 6, § 1 de la Convention par la Cour de cassation : Cass. crim., 26 juin 1991, n° 90-80.422 : JurisData n° 1991-003645 ; Bull. crim. 1991, n° 278 ; Gaz. Pal. 1992, 1, p. 16). La violation substantielle des droits garantis par la Convention à l'article 6, § 1 – droit d'accès à un tribunal, droit à la garantie d'un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, droit à une durée raisonnable de la procédure, droit à la publicité de la procédure et droit à ce que la cause soit entendue équitablement –, doit donc être considérée comme équivalant à un "déni de justice flagrant" (V. CEDH, 26 juin 1992, Drozd et Janousek c/ France et Espagne, n° 12747/87, Notice A240). Dans l'ordre de l'Union européenne pour les domaines couverts par le droit de l'Union, le principe de protection juridictionnelle effective a été dégagé par la jurisprudence de la Cour de justice (V. notamment CJCE, 11 mars 1980, Foglia/Novello, aff. 104/79. – CJCE, 9 juill. 1985, Bozetti, aff. 179/84. – CJCE, 15 mai 1986, Johnston, aff. 222/84) avant d'être inscrit dans l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux qui reconnaît le "droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial" et le nouvel article 19, § 1, alinéa 2 du Traité sur l'Union européenne (TUE, art. 19, § 1, al. 2 : “les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l'Union”). Pour la Cour de justice, "(…) le principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit de l'Union, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la CEDH, ce principe ayant d'ailleurs été réaffirmé à l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (…)" (CJUE, 18 mars 2010, Alassani, aff. jointes C-317/08, C-318/08, C-319/08, C-320/08, point 61). Mais, pour la Cour de justice, la protection juridictionnelle effective ne requiert pas la création d'une voie de recours autonome de renvoi préjudiciel, le principe de coopération loyale impliquant que les États membres assurent l'effectivité des droits des particuliers tirés du droit de l'Union par les voies de recours nationales, quitte à en créer une nouvelle dans les cas où les voies nationales déjà existantes ne permettraient pas une protection juridictionnelle effective (CJCE, 13 mars 2007, Unibet (London) Ltd et Unibet (International) Ltd contre Justitiekanslern, aff. C-432/05). En droit français, cette évolution réaliste a été relayée dès 1996 par le Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. 9 avr. 1996, n° 96-373 DC, Statut de la Polynésie française : AJDA 1996, p. 371). Cette orientation a été à nouveau clairement exprimée dans une décision du 23 juillet 1999(Cons. const., déc. 23 juill. 1999, n° 99-416 DC, Loi portant création d'une couverture maladie universelle : Rec. Cons. const. 1999, p. 100) :

Aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen“toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution”, (...) il résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction ; (...) le respect des droits de la défense constitue un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République réaffirmés par le Préambule de la Constitution de 1958.

Et dans ses décisions les plus récentes rendues dans le cadre de la QPC, le Conseil constitutionnel n'a pas manqué de réaffirmer qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution" ; "que sont garantis par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que le principe du contradictoire" (Cons. const., déc. 13 mai 2011, n° 2011-126 QPC, Sté Système U Centrale Nationale et a., consid. 7 : JurisData n° 2011-015905; JCP G 2011, n° 25, 717, p. 1199. – V. aussi, Cons. const., déc. 30 sept. 2011, n° 2011-168 QPC, M. Samir A., consid. 4 : JurisData n° 2011-020727. – Cons. const., déc. 13 janv. 2012, n° 2011-208 QPC, Consorts B., consid. 5 : JurisData n° 2012-000299; JCP E, 2012, n° 3, act. 41 . – Dans d'autres décisions, après avoir cité l'article 16 de la Déclaration, le Conseil rappelle "qu'il résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction" : Cons. const., déc. 25 nov. 2011, n° 2011-198 QPC, M. Albin R., consid. 3 : JurisData n° 2011-026273. – Cons. const., déc. 30 juill. 2010, n° 2010-19/27 QPC, Épx P. et a., consid. 9).

Ainsi, les règles européennes relatives au droit à une protection juridictionnelle effective, loin de réaliser nécessairement une antinomie avec le droit d'origine interne, doublent le plus souvent les exigences de ce dernier (V. B. Beignier et C. Bléry, L'impartialité du juge, entre apparence et réalité : D. 2001, p. 2427 : ces auteurs suggèrent même de réactiver les principes généraux du droit pour suppléer le recours aux fondements constitutionnels des droits procéduraux et aux instruments européens). C'est seulement dans l'hypothèse où les garanties du droit interne se révèlent insuffisantes, qu'elles doivent être complétées par les dispositions internationales, pour ne pas exposer l'État français à une violation de ses engagements internationaux. Dans cette optique, l'article 4 du Code civil, tenu pour énoncer le droit de chacun à obtenir justice, est appelé à jouer un rôle toujours plus important. Ce sont les avancées du droit à un jugement, déjà réalisées en droit positif sur le fondement de l'article 4 du Code civil et du déni de justice, qui seront ici exposées. Le devoir de protection juridictionnelle qui pèse sur l'État exige qu'il garantisse aux justiciables leur droit à un jugement, entendu comme le droit d'accès effectif à un juge et le droit à un jugement effectif (A) mais dès lors que c'est moins le comportement du juge qui est pris en considération que le manquement de l'État à son devoir de protection juridictionnelle consacré en outre par un engagement international, quelles en seront les sanctions (B) ?

A. - Droit d'accès effectif à un juge et droit à un jugement effectif

63. – Au titre du droit d'accès effectif à un juge, le déni de justice est invoqué quand le justiciable ne parvient pas à trouver un juge (1°). En outre, la question rebondit car il y a risque réel de déni de justice, quand bien même est assurée la possibilité d'accéder au juge, si cet accès ne permet pas d'assurer le respect du droit à un jugement effectif, notamment le droit d'obtenir dans un délai raisonnable une décision susceptible d'exécution (2°).

 

Droit d'accès effectif à un juge

64. – Dans les litiges internationaux comme internes, le droit positif enregistre des progrès notables du droit d'accès effectif à un juge, étatique ou arbitral, en levant progressivement les obstacles de fait (a) ou de droit (b) qui pourraient l'entraver (sur cette distinction, V. G. Cohen-Jonathan, Le droit au juge, in Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum J. Waline : Dalloz 2002, p. 471).

a) Obstacles de fait

65. – Droit à un arbitre dans les litiges internationaux – L'article 1505 du Code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011 qui a réformé le droit de l'arbitrage international, donne compétence au juge d'appui français dans la situation exceptionnelle où “l'une des parties est exposée à un risque de déni de justice”. Le décret a entendu codifier la jurisprudence NIOC (Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746 ; Rev. arb. 2005, p. 693, note H. Muir Watt) dont on a pu écrire qu'elle était "d'application peu fréquente mais dotée d'une charge symbolique forte" (S. Bollée, Le droit français de l'arbitrage international après le décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011 : Rev. crit. DIP 2011, p. 553, spécialement n° 7. L'auteur souligne que l'article, à la différence de l'arrêt NIOC, ne subordonne pas cette compétence du juge d'appui à l'existence d'"un rattachement avec la France" et s'interroge sur le maintien de cette condition par la jurisprudence à l'encontre de la lettre du texte). Dans cette affaire, un contrat portant sur des travaux publics à réaliser en territoire israélien et destinés à acheminer le pétrole iranien vers l'Europe avait été passé entre l'État d'Israël et une société iranienne, la NIOC. Ce contrat stipulait qu'en cas de litige, chaque partie désignerait un arbitre et que si les deux arbitres ainsi nommés ne parvenaient pas à un accord sur le règlement du différend ou sur le choix d'un troisième arbitre, le président de la chambre de commerce internationale (CCI) procéderait à la désignation de ce dernier. Survient en 1994 un litige concernant l'exécution du contrat, mais Israël fait échec au jeu de la clause d'arbitrage en refusant de désigner un arbitre. Cette difficulté n'avait pas été envisagée par la clause d'arbitrage, qui ne réglait que les problèmes de désignation du troisième arbitre. La NIOC s'adresse alors au président du tribunal de grande instance de Paris pour qu'il effectue cette nomination sur le fondement de l'article 1493, alinéa 2 du Code de procédure civile et du déni de justice auquel elle était exposée du fait du refus de l'État d'Israël de respecter les termes de la clause. Par ordonnance du 10 janvier 1996, le président déclinait sa compétence en tant que juge d'appui, aux motifs de l'absence de siège de l'arbitrage en France ou d'applicabilité de la loi de procédure française et de l'absence de démonstration de l'impossibilité de saisir un juge d'appui iranien ou israélien. Intervint alors un fait nouveau : selon une décision Manbar rendue par le tribunal de première instance de Tel-Aviv-Jaffa, l'Iran était déclaré État ennemi d'Israël, ce qui emportait pour conséquence l'impossibilité pour tout ressortissant iranien d'accéder aux juridictions israéliennes et le refus par Israël de reconnaître tout effet aux décisions iraniennes. La NIOC revient alors devant le président du tribunal de grande instance de Paris, qui, en dépit de ces circonstances nouvelles, refuse à nouveau son appui par ordonnance du 9 février 2000. Mais, sur appel de la NIOC, cette ordonnance est annulée par la cour d'appel de Paris dans un arrêt du 29 mars 2001, retenant l'excès de pouvoir négatif du juge parisien et impartissant à l'État d'Israël un délai pour nommer son arbitre, suivi d'un second arrêt rendu le 8 novembre 2001 procédant à la désignation de l'arbitre, faute pour l'État d'Israël de l'avoir fait (sur toutes ces décisions, V. Rev. arb. 2002, p. 427, note P. Fouchard). Enfin, la première chambre civile de la Cour de cassation, par l'arrêt du 1er février 2005(Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746 ; Rev. arb. 2005, p. 693, note H. Muir Watt), rejetait le pourvoi formé par l'État d'Israël en décidant que :

L'impossibilité pour une partie d'accéder au juge, fût-il arbitral, chargé de statuer sur sa prétention, à l'exclusion de toute juridiction étatique, et d'exercer ainsi un droit qui relève de l'ordre public international consacré par les principes de l'arbitrage international et de l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme, constitue un déni de justice qui fonde la compétence internationale du président du tribunal de grande instance de Paris, dans la mission d'assistance et de coopération du juge étatique à la constitution d'un tribunal arbitral, dès lors qu'existe un rattachement avec la France ; ... en jugeant que le président du tribunal de grande instance, en se déclarant incompétent pour statuer, avait méconnu l'étendue de ses pouvoirs et commis un excès de pouvoir négatif, la cour d'appel a légalement justifié sa décision.

66. – Droit à un juge arbitral versus droit au juge étatique – L'arrêt est d'autant plus remarquable que les conditions de réalisation du chef exceptionnel de compétence internationale des juridictions françaises fondé sur le déni de justice pour trancher le litige au fond étant réunies (impossibilité de droit ou de fait de saisir un juge étatique étranger établie et attache suffisante avec la France, selon la Cour de cassation ; pour un exemple en matière d'esclavage domestique, V. Cass. soc., 10 mai 2006, n° 03-46.593, Moukarim : JurisData n° 2006-033408 ; Bull. civ. 2006, V, n° 168), la Haute juridiction retient ici ce chef de compétence pour assurer l'effectivité en droit international privé du droit non pas à un juge étatique mais à un juge arbitral (V. H. Muir Watt, note ss Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13.742 : JurisData n° 2005-026746, préc.). Cette décision reconnaissant un droit à l'arbitre doit être rapprochée de la décision, déjà relevée, de la Cour de cassation rendue le 8 avril 1998, qui sanctionne pour excès de pouvoir le président du tribunal ayant refusé de prêter son concours dans un litige interne à la constitution d'un tribunal arbitral au motif de difficultés sérieuses (Cass. 2e civ., 8 avr. 1998, n° 96-16.035 : JurisData n° 1998-001638, préc.) ainsi que, d'un arrêt rendu par la première chambre civile de la même cour le 20 février 2007 qui casse, pour violation du "principe compétence-compétence" et de l'article 1493 du Code de procédure civile "un arrêt d'appel ayant jugé une clause d'arbitrage international manifestement inapplicable, dans la mesure où elle désignait deux institutions arbitrales différentes et déclaré la juridiction étatique compétente pour connaître du litige" (Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 06-14.107 : JurisData n° 2007-037468 ; Bull. inf. C. cass. 2007, p. 663). Pour la Cour de cassation, dès lors que l'absence de volonté des parties de recourir à l'arbitrage n'était pas constatée, la clause compromissoire n'était pas manifestement inapplicable et les difficultés de constitution du tribunal arbitral relevaient du président du tribunal de grande instance de Paris, juge d'appui. Ainsi, pour la cour, la désignation dans la clause compromissoire de deux institutions d'arbitrage entraîne une simple difficulté de constitution du tribunal arbitral, mais ne remet pas en cause l'accord des parties sur le principe même du recours à l'arbitrage. Assistera-t-on demain sur la voie ainsi tracée de "l'évitement du juge civil" (S. Guinchard, L'évitement du juge civil, in Les transformations de la régulation juridique, G. Martin (dir.) : LGDJ 1998, Droit et société, p. 221) à la consécration d'un droit à une justice douce ? Encore faut-il que le droit à cette justice non étatique, qui a un coût, ne se retourne pas contre une partie faible ou impécunieuse et l'expose de facto à un déni de justice. Deux décisions récentes de la chambre sociale de la Cour de cassation et de la cour d'appel de Paris sont révélatrices de la volonté du juge étatique de conjurer ce risque. Dans l'affaire jugée par la chambre sociale, l'employeur soutenait que la clause compromissoire, stipulée dans un document intitulé "charte associative" signé par le salarié, n'étant pas incluse dans le contrat de travail, ni même dans un avenant, ne pouvait être déclarée inopposable au salarié et qu'à tout le moins, en raison du principe compétence-compétence, seul l'arbitre était compétent pour juger cette question. L'argument aurait pu prospérer. Certes une clause compromissoire insérée dans un contrat de travail est manifestement nulle et réalise une exception réservée au principe compétence-compétence par l'article 1448 du Code de procédure civile mais, en l'espèce, le litige opposait les parties sur la qualification à donner à l'acte qui contenait la clause compromissoire et le débat existant sur la nature de l'acte ne rendait plus manifeste la nullité. Or la chambre sociale décide, sur le fondement de l'exclusivité de la compétence prud'homale, que le principe compétence-compétence est inapplicable à la matière prud'homale (Cass. soc., 30 nov. 2011, n° 11-12.905 et n° 11-12.906 : JurisData n° 2011-026639 ; RTD com. 2012, p. 528, note É. Loquin). La décision a été saluée par la doctrine qui a relevé que la solution contraire aurait conduit à un résultat "désastreux pour les parties faibles", les obligeant à participer à la constitution du tribunal arbitral et à faire l'avance des honoraires des arbitres. Or "lorsque ces parties sont demanderesses, cette perspective peut les dissuader de faire valoir leurs droits et la situation ainsi créée est celle d'un déni de justice" (É. Loquin, note ss Cass. soc., 30 nov. 2011, n° 11-12.905 et n° 11-12.906 : JurisData n° 2011-026639, préc.). Et c'est expressément au nom du droit d'accès à la justice que la cour d'appel de Paris annule, dans la seconde affaire jugée le 17 novembre 2011, une sentence prononcée par la Cour internationale d'arbitrage. Conformément aux dispositions du règlement d'arbitrage de la chambre de commerce internationale, le Secrétaire général de cette cour avait fixé des provisions distinctes sur les demandes principales et reconventionnelles. Le défendeur s'y était opposé au motif que son insolvabilité ne lui permettait pas de faire l'avance des frais. La Cour internationale d'arbitrage décida alors de retirer les demandes reconventionnelles du défendeur insolvable, sans préjudice de la possibilité pour ce dernier de les présenter à nouveau dans le cadre d'une autre procédure, et rendit donc une sentence sur les seules demandes initiales. La cour d'appel de Paris, après avoir rappelé que le droit d'accès à la justice implique qu'un plaideur ne puisse être privé de la faculté de faire trancher ses prétentions par un juge et que les restrictions éventuelles apportées à ce droit doivent être proportionnées aux nécessités d'une bonne administration de la justice, retient qu'en l'espèce la possibilité qu'avait réservée le tribunal arbitral à la partie impécunieuse de présenter plus tard ses demandes dans le cadre d'une autre procédure est purement théorique en raison de la procédure de liquidation judiciaire dont la société était l'objet. Aussi la cour d'appel de Paris annule-t-elle la sentence (CA Paris, 17 nov. 2011, n° 09/24158, n° 10/19144 et n° 10/18561, Licensing Project c/ Pirelli : Cah. arb. 2012/1, Panorama A. Mourre et P. Pedone, p. 200 ; RTD com. 2012, p. 530, note É. Loquin. – Mais la même cour d'appel de Paris, dans une espèce où la demanderesse avait saisi le juge étatique au mépris de la clause compromissoire qu'elle prétendait manifestement inapplicable en raison de son incapacité à faire face au coût de la procédure arbitrale eu égard à sa situation financière et du déni de justice qui en résulterait, a approuvé les juges du fond de s'être déclarés incompétents "en application du principe compétence-compétence qui veut que l'arbitre statue par priorité sur sa propre compétence" et a jugé qu'il appartenait "en tout état de cause au tribunal arbitral de permettre l'accès au juge, un éventuel manquement de sa part sur ce point étant susceptible d'être sanctionné ultérieurement" (CA Paris, 26 févr. 2013, n° 12/12953, Lola Fleurs c/ Monceau Fleurs).

Et, sur la voie de "l'évitement du juge civil", on peut rappeler l'arrêt rendu par la chambre mixte le 14 février 2003, qui a décidé que lorsque les parties à un contrat se sont liées par une clause de conciliation obligatoire et préalable à la saisine du juge, cette clause rend irrecevable toute action en justice des parties avant la mise en œuvre de la procédure de conciliation, qui suspend jusqu'à son issue le cours de la prescription (Cass. ch. mixte, 14 févr. 2003, n° 00-19.423 : JurisData n° 2003-017812, préc.). Dans la mesure où la conciliation suppose un minimum de consensus – qui de toute évidence en l'espèce n'existait plus –, on peut se demander quel est l'intérêt de conférer ainsi un caractère obligatoire à une procédure de conciliation préalable initialement prévue par les parties, mais qui n'a plus guère de chance d'aboutir et risque seulement de retarder le règlement d'une procédure judiciaire devenue quasiment inéluctable. Fort heureusement, la Cour de cassation en décidant que le cours de la prescription était suspendu jusqu'à l'issue de la procédure de conciliation a évité au moins que le préalable obligatoire de cette procédure convenue par les parties ne dégénère, du fait de l'écoulement du délai de prescription, en un obstacle de droit à l'accès au juge.

b) Obstacle de droit

67. – Immunités de juridiction – Constituent des entraves classiques à l'accès au juge dans les relations internationales, les immunités de juridiction des États aujourd'hui relatives ou fonctionnelles car limitées aux actes jure imperii (V. pour des applications récentes : un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation qui décide que "ne constitue pas un acte de souveraineté, l'acte de gestion administrative consistant pour un État étranger à déclarer ou à ne pas déclarer un salarié à un régime français de protection sociale en vue de son affiliation", Cass. soc., 28 févr. 2012, n° 11-18.952 : JurisData n° 2012-003042 ; Rev. crit. DIP 2013, p. 179, note L. d'Avoutet l'arrêt de la première chambre civile rendu le 9 mars 2011 dans l'affaire de l'attentat contre le DC 10 d'UTA qui retient le jeu de l'immunité de juridiction invoquée par l'État libyen au motif que "la nature criminelle d'un acte de terrorisme ne permet pas, à elle seule, d'écarter une prérogative de souveraineté", Cass. 1re civ., 9 mars 2011, n° 09-14.743 : JurisData n° 2011-003227) ainsi que les immunités de juridiction des organisations internationales quant à elles absolues, la fonctionnalité étant alors attachée à l'organisation internationale dont la personnalité est restreinte par le principe de spécialité. Or, par un arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 25 janvier 2005, sur le fondement notamment du déni de justice, a été enregistré un recul notable de l'immunité des organisations internationales (Cass. soc., 25 janv. 2005, n° 04-41.012 : JurisData n° 2005-026904 ; Bull. civ. 2005, V, n° 16. – Adde Cass. soc., 11 févr. 2009, n° 07-44.240 : JurisData n° 2009-047003). Un litige opposait un fonctionnaire international, M. D., à son ancien employeur, une organisation internationale, la Banque africaine de développement. M. D., de nationalité française, engagé par la Banque africaine de développement (BAD) en 1992, avait saisi le Conseil des prud'hommes de Paris pour obtenir le paiement de diverses indemnités relatives à la rupture de son contrat de travail intervenue en 1995. Condamnée en première instance au versement de ces indemnités, l'organisation internationale avait interjeté appel de la décision ; elle invoquait au soutien de son appel l'immunité de juridiction prévue par l'article 52 de l'accord de Khartoum du 4 août 1963 instituant la BAD, auquel la France a adhéré en 1980. Les magistrats de la cour d'appel de Paris, dans un arrêt rendu le 7 octobre 2003, rompant avec une jurisprudence bien établie, déclarèrent recevable la demande du salarié en écartant l'immunité de juridiction de l'organisation internationale, sur le fondement de l'article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme (CA Paris, 7 oct. 2003, n° 02/38399 : JurisData n° 2003-236107 ; Rev. crit. DIP 2004, p. 409, note M. Audit). L'organisation internationale se pourvut en cassation reprochant à la cour d'appel d'avoir excédé ses pouvoirs en se fondant sur la Convention européenne pour écarter l'immunité de juridiction, alors que le salarié exerçait son activité en Afrique et ne relevait pas au moment des faits de la juridiction d'une partie contractante à la Convention. Or, la Haute juridiction, abandonnant toute référence à la Convention, rejette néanmoins le pourvoi au motif qu'à défaut d'avoir institué en son sein un tribunal acceptant de connaître du litige, la BAD ne pouvait se prévaloir de son immunité de juridiction et que :

L'impossibilité pour une partie d'accéder au juge chargé de se prononcer sur sa prétention et d'exercer un droit qui relève de l'ordre public international constitue un déni de justice fondant la compétence des juridictions françaises lorsqu'il existe un rattachement avec la France.

En l'espèce, l'absence de toute juridiction du travail au sein de la BAD mettait M. D. dans l'impossibilité d'exercer son droit à un juge et la nationalité française de l'intéressé caractérisait le lien exigé avec la France, justifiant la compétence des juridictions françaises pour trancher le litige au fond. Par cet arrêt, la Cour de cassation abandonnait sa jurisprudence antérieure déclarant l'irrecevabilité de toute action d'un salarié à l'encontre d'une organisation internationale, sur le fondement des traités relatifs aux privilèges et immunités de l'organisation, auxquels la France était partie (V. Cass. soc., 24 mai 1978, n° 76-41.276 : JurisData n° 1978-099392 ; Bull. civ. 1978, V, n° 392. – Cass. soc., 4 mars 2003, n° 01-41-099 : JurisData n° 2003-018343. – Cass. soc., 30 sept. 2003, n° 01-40.763 : JurisData n° 2003-020369 ; Bull. civ. 2003, V, n° 245. – Cass. 1re civ., 28 oct. 2003, n° 01-16.927 : JurisData n° 2003-020630 ; Rev. crit. DIP 2004, p. 773, note S. Clavel).

Pour la Cour européenne des droits de l'homme, le droit à un juge n'est pas absolu et est susceptible de "limitations implicitement admises" (CEDH, 21 févr. 1975, Golder, préc., § 38), les limitations mises en œuvre ne devant pas toutefois restreindre l'accès au tribunal au point que le droit s'en trouve atteint dans sa "substance même" (V. CEDH, 16 déc. 1992, n° 12964/87, de Geouffre de la Pradelle c/ France, Notice A253-B : D. 1993, p. 561, note Benoît-Rohmer). Ainsi, selon la jurisprudence européenne, les immunités de juridiction en tant que limitations implicitement admises au droit d'accès à un tribunal "ne se concilient avec l'article 6, § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (CEDH, 29 mai 1985, n° 8225/78, Ashingdane c/ RU, Notice A93, spécialement § 57). S'agissant du contrôle exercé sur le "but légitime" de l'immunité de juridiction, la Cour européenne se contente d'affirmer la légitimité du but de l'immunité de juridiction des organisations internationales, qui tend à assurer le bon fonctionnement de ces organisations en les protégeant des ingérences des gouvernements (CEDH, 18 févr. 1999, Beer et Regan, n° 28934/95§ 49) ou encore la légitimité du but de l'immunité des États, qui vise à respecter le droit international afin de "favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la souveraineté d'un autre État" (CEDH, 21 nov. 2001, n° 35763/97, Al Adsani c/ Royaume-Uni, § 54). Et sur le terrain de la proportionnalité, la cour juge à propos des organisations internationales que "le critère de proportionnalité ne saurait s'appliquer de façon à contraindre une telle organisation à se défendre devant les tribunaux nationaux au sujet des conditions de travail énoncées par le droit interne du travail" (CEDH, 18 févr. 1999, Beer et Reagan, préc., § 54) et pour les États qu'"on ne peut (…) de façon générale, considérer l'immunité (...) comme une restriction disproportionnée au droit d'accès à un tribunal" (CEDH, 21 nov. 2001, n° 35763/97, Al-Adsani, préc., § 56). Cette position de la Cour européenne, jugée "timorée" par certains auteurs (I. Pingel, Rapport introductif, Droit des immunités et exigence du procès équitable : Pedone 2004, p. 7, spécialement p. 13), s'explique par la position inconfortable occupée par la cour en matière d'immunités de juridiction des organisations internationales ou des États : en effet, si la cour venait à décider que l'immunité que l'État défendeur a respectée est contraire à l'article 6, elle prendrait le risque de contraindre cet État à agir en violation de ses obligations internationales, y compris à l'égard d'États ou d'organisations qui ne sont pas parties à la Convention et qui "seraient certainement fondés à se plaindre de la violation de leurs droits" (R. Abraham, intervention lors des débats, in Droit des immunités et exigences du procès équitable, op. cit., spécialement p. 74-75). Ce risque a été confirmé par l'arrêt rendu le 3 février 2012 par la Cour internationale de justice (CIJ, 3 févr. 2012, Allemagne c/ Italie [Grèce Intervenant]). Saisie d'une requête introduite par l'État allemand priant "la Cour de dire et juger que : 1. en permettant que soient intentées à son encontre des actions civiles fondées sur des violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand au cours de la Seconde guerre mondiale de septembre 1943 à mai 1945, la République italienne a commis des violations de ses obligations juridiques internationales en ne respectant pas l'immunité de juridiction reconnue à la République fédérale d'Allemagne par le droit international…", la Cour internationale de justice conclut à la violation par l'Italie des immunités juridictionnelles de l'Allemagne, nonobstant le caractère fondamental du droit du demandeur ou, plutôt, la nature indérogeable de la norme qui le consacre (sur cet arrêt, V. le commentaire critique de H. Muir Watt : Rev. crit. DIP 2012, p. 539). La Cour européenne traite cependant différemment les organisations internationales et les États. Pour les premières elle se livre au-delà des contrôles de légitimité et de proportionnalité au contrôle de l'existence d'une voie raisonnable alternative de règlement du différend (CEDH, 18 févr. 1999, Beer et Regan c/ Allemagne, préc.), quand elle renonce relativement aux immunités de juridiction des États à se livrer à cette même balance entre le droit de l'État à son immunité et celui du particulier à l'indemnisation de son préjudice et à son accès à un tribunal (V. les arrêts Al-Adsani, Fogarty et McElhinney, préc.).

Certes, ce qui a vraisemblablement déterminé le revirement de la Cour de cassation dans l'affaire Banque africaine de développement était bien l'absence, au sein de l'organisation internationale, d'instance de nature véritablement juridictionnelle, c'est-à-dire présentant des garanties d'indépendance et d'impartialité, devant laquelle le salarié aurait pu porter sa demande ainsi que l'absence de toute autre voie raisonnable alternative mais la Cour de cassation ayant abandonné toute référence à la Convention pour ne viser que le déni de justice réalisé en cas d'impossibilité d'accéder à un juge, il n'est pas interdit de penser qu'une solution équivalente pourrait être dégagée à propos des immunités de l'État étranger, dans l'hypothèse où les juridictions de cet État, devant lesquelles la demande pourrait être portée, ne présenteraient pas non plus ces mêmes garanties et où n'existerait pas une autre voie raisonnable alternative (en ce sens, V. l'avis de l'avocat général Pierre Chevalier (Rev. crit. DIP 2011, p. 385, spécialement n° 24) qui, dans l'affaire de l'attentat contre le DC 10 d'UTA jugée le 9 mars 2011, regrette la jurisprudence de la Cour européenne et suggère le contrôle de l'existence de voies de recours alternatives y compris en matière d'immunité des États mais qui, en l'espèce, conclut à leur existence).

68. – Immunités du droit administratif – Un mouvement comparable de recul des immunités s'observe en droit administratif. On peut ici évoquer les jurisprudences relatives aux mesures d'ordre intérieur (CE, 17 févr. 1995, n° 107766 et n° 97754, Hardouin et Marie : JurisData n° 1995-040791 ; Rec. CE 1995, p. 82 et 85, concl. Frydman), et aux actes d'administration des organes du Parlement (CE, 5 mars 1999, Président de l'Assemblée nationale : Rec. CE 1999, p. 42, concl. Bregeal). Seuls échappent à tout contrôle juridictionnel les actes de "gouvernement" pris par une autre autorité que l'exécutif quand ils sont indissociables des missions constitutionnelles confiées à cette autorité (V. CE, 25 oct. 2002, n° 235600, Brouant : JurisData n° 2002-064514 ; Rec. CE 2002, p. 346, concl. contraires G. Goulard et CE, 9 nov. 2005, Moiky : Rec. CE 2005, p. 496). En faveur du revirement opéré par l'arrêt Hardouin et Marie, le commissaire du Gouvernement, M. Frydman avançait notamment : "L'on ne peut, (...) s'empêcher de voir dans votre jurisprudence actuelle une manifestation d'archaïsme, sinon constitutive – comme il a parfois été dit – d'un véritable déni de justice du moins difficilement compatible avec les principes de l'État de droit tel qu'il est aujourd'hui entendu" (comp. les conclusions sur l'arrêt Président de l'Assemblée nationale de Mme Bergeal, relevant que les immunités relatives aux actes parlementaires ont été dénoncées par de nombreux commentateurs comme constitutives d'"un déni de justice"). Mais, réagissant à cette jurisprudence qui avait ouvert la voie à la contestation de n'importe quel acte non législatif du Parlement dès lors qu'il ne concernait que sa seule activité administrative, le législateur a entendu porter un coup d'arrêt à cette évolution jurisprudentielle, qui inquiétait les parlementaires attachés à défendre leur autonomie administrative. Aussi l'article 60 de la loi du 1er août 2003 a modifié l'article 8 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 et restreint la compétence du juge administratif à trois domaines : la réparation des dommages de toute nature causés par les services des assemblées, les litiges individuels concernant les agents parlementaires, les litiges individuels en matière de marchés publics. Saisi d'une QPC émanant du syndicat des fonctionnaires du Sénat, qui contestait la constitutionnalité au regard du droit à un recours juridictionnel effectif de l'immunité des actes parlementaires à contenu administratif et à portée générale prévue par l'article 60 de la loi du 1er août 2003 mais desquels ne pourrait pas naître de litige individuel – laquelle QPC avait été transmise par le Conseil d'État qui en avait admis le caractère sérieux (CE, 21 mars 2011, n° 345216, Syndicat des fonctionnaires du Sénat : JurisData n° 2011-004411 ; AJDA 2011, p. 593)-, le Conseil constitutionnel a jugé, au nom de la séparation des pouvoirs, que cette immunité était conforme à la Constitution (Cons. const., déc. 13 mai 2011, n° 2011-129 QPC, consid. 4 : JurisData n° 2011-017230 ; AJDA 2011, p. 988). Cette décision a été dénoncée par la doctrine pour avoir déclaré conforme à la constitution un déni de justice, non justifié par la protection du mandat parlementaire (V. notamment A. Baudu, QPC et contrôle des actes internes du Parlement : un déni de justice conforme à la constitution : Constitutions 2011, p. 305).

Aux progrès néanmoins réalisés sur le fondement de la prohibition du déni de justice en matière d'accès au juge, s'ajoutent ceux réalisés sur le même fondement en matière d'effectivité de la décision.

Droit à un jugement effectif

69. – Des avancées jurisprudentielles ont ici été réalisées, au visa explicite de l'article 4 du Code civil, relativement au droit à un jugement rendu dans un délai raisonnable (a) et dont l'exécution ne soit pas entravée par la coexistence d'une autre décision incompatible (b).

 

a) Déni de justice et délai raisonnable

70. – Le temps du procès – "Justice delayed is justice denied", rappelle l'adage anglais qui trouve son origine dans la Grande Charte de 1215. Le reproche de lenteur adressé par les citoyens à la justice n'est pas nouveau et assurément, une procédure juridictionnelle trop longue porte atteinte à la crédibilité même de la justice. Or, l'engorgement des tribunaux combiné à la transformation de la nature des contentieux (à moins que ce ne soit la modification contemporaine du rapport de l'homme au temps : V. P. Virilio, Vitesse et politique : Galilée 1977 ; Ville panique. Ailleurs commence ici : Galilée 2004) confèrent actuellement à ce reproche récurrent une intensité sans précédent. En effet, le "phénomène d'engorgement des prétoires conduit, dans certains ressorts, non point seulement à un ralentissement de la marche des procès mais à une véritable immobilisation de ceux-ci, confinant, de facto, à un véritable déni de justice" (J. Van Compernolle, Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable : les effectivités d'un droit processuel autonome, in Justice et droits fondamentaux, Études J. Normand : Litec 2003, p. 471) et alors que par le passé "chacun se résignait à ce que des procès concernant des héritages ou des bornages de champs se développent sur une génération" aujourd'hui "c'est le présent, voire l'avenir qui sont portés à la connaissance du juge qui doit protéger les enfants, ordonner une remise en liberté ou contraindre à la réintégration d'un salarié protégé, illégalement licencié. Parce que l'office du juge a changé et que son temps d'intervention s'est déplacé du passé vers l'avenir, on ne peut plus conseiller au justiciable d'endurer ; il peut se prévaloir aujourd'hui d'une sorte de droit à l'impatience" (H. Haenel et M.-A. Frison-Roche, Le juge et le politique : PUF 1998, p. 198). À cette attente de justice prompte correspond désormais le droit des justiciables à un jugement dans un délai raisonnable. Au niveau international, la notion de délai raisonnable est apparue au lendemain de la Seconde guerre mondiale et a été consacrée aux articles 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme et 14, § 1 du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques. Mais la portée de ce droit, qui commande au juge de rendre sa décision sans retard excessif eu égard à la spécificité de chaque litige, est dans la dépendance des pouvoirs du juge dans l'avancée du procès. Dans le procès civil, on l'a vu, le juge veille au bon déroulement de l'instance, mais ce procès est, dans une large mesure, l'affaire des parties. Si ces dernières s'accordent pour donner du temps au procès, soit pour se réserver la possibilité d'un accord amiable, soit au contraire pour mieux forger leurs armes, "le juge est alors relativement démuni, même si les exigences de la statistique et de la LOLF le poussent à rechercher une rapide radiation du rôle" (J.-P. Dintilhac, art. préc., p. 44). En revanche, quand une partie seule fait obstacle à l'avancée du procès, le juge peut intervenir ; par exemple, face à un demandeur qui ne comparaît pas et qui n'invoque aucun motif légitime, si le défendeur ne demande pas que soit rendu un jugement sur le fond, le juge peut, même d'office déclarer la requête caduque. Mais une des causes principales de lenteur de la justice est celle qui résulte de la demande de renvois. Le juge peut alors recourir à la prohibition des dénis de justice pour accélérer le traitement du litige. Ainsi, dans un jugement rendu le 12 décembre 1988, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris affirme qu'après trois renvois successifs, le tribunal est dans l'impossibilité de renvoyer une nouvelle fois sous peine de déni de justice (TASS Paris, 12 déc. 1988, Hollande c/ caisse : JurisData n° 1988-049024).

 

71. – Report de l'affaire – Si l'article 4 du Code civil constitue une arme procédurale redoutable entre les mains du juge, il n'empêche que le plus souvent c'est le justiciable qui reproche au juge le déni de justice pour avoir porté atteinte à son droit à une réponse dans un délai raisonnable. Il n'est pas exclu que la doléance ainsi formulée ouvre la voie à une cassation disciplinaire. Ainsi lorsque l'affaire est sans cesse reportée ou que le cours de la justice est interrompu, le déni est constitué et la chambre criminelle, dans un arrêt du 26 juin 1991 (Cass. crim., 26 juin 1991, n° 90-80.422 : JurisData n° 1991-003645 ; Bull. crim. 1991, n° 278), a cassé au visa des articles 4 du Code civil et 6, § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme un arrêt de cour d'assises dans les termes suivants :

Les juges répressifs ne sauraient, sans interrompre le cours de la justice, ordonner un sursis à statuer d'une durée indéterminée ; ... l'arrêt attaqué par la cour d'assises, après avoir partiellement accueilli les demandes des parties civiles portant sur divers chefs de leur préjudice a, "faute de justificatifs versés à l'audience", sursis à statuer sur le remboursement des frais d'obsèques et d'inhumation de la victime ; ... en se prononçant ainsi sans fixer le terme à l'issue duquel l'affaire serait à nouveau appelée, les juges du fond ont méconnu le principe ci-dessus rappelé.

De même, il est admis que l'arbitre est tenu de rendre sa sentence dans un délai raisonnable (V. par ex., CA Paris, 28 févr. 2008 : D. 2008. p. 1325, note R. Meese et p. 3111, obs. T. Clay) mais alors que l'obligation, pour les arbitres, de respecter le délai d'arbitrage prévu par "le contrat d'arbitre" a été qualifiée d'obligation de résultat (Cass. 1re civ., 6 déc. 2005, n° 03-13.116 : JurisData n° 2005-031141 ; JCP G 2006, II, 10066, note T. Clay ; JCP E 2006, 1284, note G. Chabot et JCP E 2006, 1395, obs. J. Paillusseau ; Bull. civ. 2005, I, n° 462 ; D. 2006, p. 274, note P.-Y. Gautier et p. 3026, obs. Th. Clay ; RTD civ. 2006, p. 144, obs. Ph. Théry ; Rev. arb. 2006, p. 126, note Ch. Jarrosson), en l'absence d'une stipulation de délai la Cour de cassation saisie d'une action en responsabilité contre les arbitres décide qu'il ne peut être reproché aux arbitres d'avoir laissé s'éterniser la procédure arbitrale, les arbitres n'étant "tenus que d'une obligation de moyens" (Cass. 1re civ., 17 nov. 2010, n° 09-12.352 : JurisData n° 2010-021448 ; D. 2010, p. 2849, obs. X. Delpech. Comme le souligne cet auteur, "il n'est pas certain que cet arrêt contribue à la crédibilité de l'arbitrage comme mode de règlement des litiges, en ce qu'il ouvre la voie à un éventuel déni de justice").

72. – Droit à réparation – La violation du droit à un jugement dans un délai raisonnable est plus fréquemment indépendante de tout comportement fautif du juge (lui-même victime d'un service public de la justice pauvre en personnel et en moyens financiers, V. notamment É. Serverin, Le procès des délais de procédure prud'homale : Revue de droit du travail 2012, p. 471) et échappe alors à toute cassation disciplinaire. Aussi l'effectivité du droit à un procès dans un délai raisonnable, dont on se félicite aujourd'hui, désigne en vérité non pas l'effectivité d'un jugement obtenu dans un tel délai mais l'effectivité du droit à réparation par l'État (établi dans un procès sur le procès) pour les dommages résultant de la violation effective de ce droit du fait d'une décision rendue bel et bien tardivement (pour un rappel récent par la chambre criminelle de la Cour de cassation, V. l'arrêt rendu le 24 avril 2013 au visa des articles préliminaires du Code de procédure pénale et 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'Homme : "Il se déduit de ces textes que, si la méconnaissance du délai raisonnable peut ouvrir droit à réparation, elle est sans incidence sur la validité des procédures", Cass. crim., 24 avr. 2013, n° 12-82.863 : JurisData n° 2013-007944; Procédures 2013, n° 7, comm. 221, A.-S. Chavent-Leclère; Dr. Pénal 2013, n° 6, comm. 99, A. Maron et M. Haas). Mais le recours en indemnisation pour méconnaissance du délai raisonnable doit-il lui-même être "bref et efficient" (I. de Silva, concl. sous T. confl., 30 juin 2008, n° C3682) ? À cette fin, le Tribunal des conflits dans sa décision rendue le 30 juin 2008 a jugé que, lorsque la durée excessive d'une procédure résulte de la dualité des ordres de juridiction et des "aller-retour" imposés aux justiciables entre les juridictions administratives et judiciaires qui s'étaient déclarées successivement incompétentes avant que le Tribunal des conflits lui-même ne règle ce conflit négatif, il convient de confier à un juge unique le recours tendant à la condamnation de l'État pour violation du droit à un jugement dans un délai raisonnable, le juge compétent étant celui qui a finalement statué sur le fond du litige (T. confl., 30 juin 2008, n° C3682, préc. – V. E. Geffray et S.-J. Lieber, Dualité de juridiction et recours en indemnisation pour méconnaissance du délai raisonnable de jugement : AJDA 2008, p. 1593). Un même droit à réparation est accordé à défaut d'exécution dans un délai raisonnable de la décision (V. infra n° 86). Encore faut-il que le justiciable ait obtenu une décision susceptible d'exécution. Or le droit à l'exécution du jugement peut se trouver paralysé par la coexistence de décisions contraires et inconciliables plaçant le justiciable dans une "situation inextricable" (J. Boré, La cassation en matière civile : Sirey, 1re éd. 1980, n° 2032). Mais, sans être inconciliables, des décisions simplement contraires réalisent également un déni de justice.

 

b) Déni de justice et inconciliabilité ou contrariété de décisions

73. – Droit à l'exécution de la décision – L'exécution de la décision se présente comme le prolongement nécessaire du procès. "L'exécution, comme l'action en justice, a pour finalité d'assurer, de garantir l'application du droit et (...) la non-exécution conduit à un déni de justice lequel ne peut générer chez les justiciables qui en sont victimes qu'un sentiment d'injustice, de frustration, de non-droit" (C. Hugon, L'exécution des décisions de justice, in Libertés et droits fondamentaux (ss dir.) : Dalloz, 7e éd. 2001, p. 643. – V. également en droit administratif, la loi n° 95-125 du 8 février 1995, qui a conféré un pouvoir d'injonction au juge administratif en vue de l'exécution de la chose jugée : C. trib. adm., art. L. 8-2, L. 8-3 et L. 8-4, aujourd'hui C. just. adm., art. L. 911-1, L. 911-2, L. 911-3 et L. 911-4). La Cour européenne des droits de l'homme a ainsi rattaché l'exécution des décisions de justice au droit à un procès équitable et déduit l'existence d'un droit fondamental à l'exécution des jugements (CEDH, 19 mars 1997, n° 18357/91, Hornsby c/ Grèce : JCP G 1997, II, 22949, note O. Dugrip et F. Sudre ; D. 1998, II, p. 74 ; RTD civ. 1997, p. 1009, obs. J.-P. Marguénaud). Mais, là encore, divers obstacles de fait – par exemple, l'insolvabilité du débiteur –, comme de droit – par exemple l'immunité d'exécution des États étrangers (sur ce point, V. B. Ancel et Y. Lequette, comm. ss Cass. 1re civ., 14 mars 1984, Eurodif et Cass. 1re civ., 1er oct. 1985, Sonatrach : GAJFDIP, op. cit., n° 65-66, p. 594. – V. également, codifiant cette jurisprudence pour les biens des banques centrales étrangères, l'article L. 153-1 du Code monétaire et financier introduit par la loi du 26 juillet 2005“pour la confiance et la modernisation de l'économie”, dont le but avoué est de rendre attractive la place financière de Paris. Cette dernière considération, dans un contexte concurrentiel et mondialisé, apparaît bien comme la justification principale – contre laquelle l'argument du mépris de la chose jugée ne pèse guère – des limites encore posées au recul néanmoins réel des immunités d'exécution des États étrangers) –, peuvent s'opposer à l'exécution des décisions. Parmi ces derniers obstacles de droit, il en est un très particulier, l'impossibilité d'exécution résultant de l'existence de décisions contraires et inconciliables, qui a donné lieu récemment à une jurisprudence constructive sur le fondement de l'article 4 du Code civil.

 

74. – Dualisme juridictionnel et contrariété de décisions – En droit interne, la contrariété de décisions est rapprochée de longue date du déni de justice. Ainsi la compétence du Tribunal des conflits prend expressément appui, dans l'article 1er de la loi du 20 avril 1932, sur le refus qu'une contrariété de décisions conduise à un déni de justice en disposant que :

Peuvent être déférées au Tribunal des conflits, lorsqu'elles présentent une contrariété conduisant à un déni de justice, les décisions définitives rendues par les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires dans les instances introduites devant les deux ordres de juridictions, pour des litiges portant sur le même objet.

Il appartient alors au particulier de saisir le Tribunal des conflits dans les deux mois du jour où la dernière décision rendue est devenue définitive (V. T. confl., 12 avr. 2010, n° 10-03731), sans exigence d'épuisement des voies de recours, pour qu'il statue au fond et règle définitivement le litige ; la loi de 1932 exige alors tant la "contrariété" des jugements (V. T. confl., 23 févr. 1981, Min. env. c/ Gouygon : Rec., p. 889. – T. confl., 19 déc. 1988, Mme Noël : Rec., p. 495) que des litiges portant sur le "même objet" (V. T. confl., 2 juill. 1979, Caisse primaire d'assurance-maladie de Béziers Saint Pons : Rec., p. 569. – T. confl., 18 mars 1991, M. et Mme Dufal : Rec., p. 460). Quant à la condition d'identité d'objet, la jurisprudence du Tribunal des conflits a toujours été relativement souple, les conclusions développées devant les juridictions des deux ordres devant seulement tendre à la même fin (pour une illustration récente de cette souplesse, V. T. confl., 6 juill. 2009, Mario Bonato c/ APEILOR, n° 3692 : RFDA 2009, p. 1229, note D. Pouyaud. L'arrêt retient l'identité d'objet entre la demande portée devant la juridiction administrative relative au seul paiement d'heures supplémentaires et la demande soumise à la juridiction judiciaire relative non seulement au règlement de ces heures mais aussi au règlement de diverses indemnités de rupture. – Mais, pour un exemple d'irrecevabilité de la requête au motif de l'absence d'identité d'objet, V. T. confl., 27 févr. 1995, SARL Tourangelle d'exploitation de marques "Stem-Turonne" : Rec. Lebon, p. 493, qui juge que ne portent pas sur le même objet l'arrêt d'une cour d'appel statuant sur des poursuites pénales engagées contre le gérant d'une société sur plainte de l'administration fiscale et l'arrêt d'une cour administrative d'appel statuant sur l'action de cette société en décharge des pénalités et impôts auxquels elle a été assujettie). Quant à la contrariété entraînant déni de justice, elle a été précisée par le Tribunal des conflits dans son arrêt Ratinet (T. confl., 26 juin 2006, n° C3499, JurisData n° 2006-308291) qui retient que "le déni de justice existe au sens de ladite loi lorsqu'un demandeur est mis dans l'impossibilité d'obtenir une satisfaction à laquelle il a droit, par suite d'appréciations inconciliables entre elles portées par les juridictions de chaque ordre, soit sur des éléments de fait, soit en fonction d'affirmations juridiques contradictoires". Jusqu'à l'arrêt Mario Bonato c/ APEILOR (préc.), le Tribunal des conflits subordonnait la recevabilité des requêtes présentées sur le fondement de la loi de 1932 d'une part, à l'existence de deux décisions au fond émanant des deux ordres de juridiction (pour une requête déclarée irrecevable en présence de deux décisions d'incompétence, le Tribunal des conflits jugeant qu'il ne peut alors s'agir que d'un conflit négatif, V. T. confl., 27 juin 1955, D. Barbier, 2e esp. : Rec. Lebon, p. 624 ; pour une requête déclarée irrecevable en présence d'une décision d'irrecevabilité et d'une décision d'incompétence, V. T. confl., 13 févr. 1958, Alioune Kane : Rec. Lebon, p. 790 ; et, pour une requête déclarée irrecevable en présence d'une décision sur le fond et une décision d'incompétence, V. T. confl., 16 janv. 1995, M. Maurel, n° 02853), d'autre part, au caractère incontestable des droits du requérant (V. notamment T. confl., 12 déc. 1942, Duclos-Derouinau : Rec. Lebon 1943, p. 321. – T. confl., 6 juill. 1946, Tardif : Rec. Lebon, p. 329. – T. confl., 2 juill. 1962, Épx Kirby : Rec. Lebon, p. 827. – T. confl., 4 nov. 1985, Bouché : Rec. Lebon, p. 408). Or, dans l'affaire Mario Bonato, alors que le requérant s'était heurté à des décisions d'incompétence des juges judiciaires et devant les juridictions administratives au rejet de sa demande comme mal fondée (la preuve de l'accomplissement des heures supplémentaires n'étant pas rapportée), le Tribunal des conflits admet la recevabilité de la requête fondée sur la loi du 20 avril 1932, tout en estimant qu'il n'était pas en mesure de juger au fond et en prescrivant donc aux parties de produire dans un délai de trois mois tous les éléments permettant au tribunal de se prononcer sur les droits invoqués par M. Bonato. Ainsi le Tribunal des conflits, en admettant dans cet arrêt Mario Bonatola recevabilité de la requête sur le fondement de la loi de 1932 alors qu'il était en présence d'une décision administrative sur le fond et d'une décision judiciaire d'incompétence et alors que les droits du requérant ne lui apparaissaient pas incontestables (puisqu'il suspend son propre jugement au fond au résultat du complément d'instruction qu'il ordonne), modifie et assouplit considérablement, au regard de sa jurisprudence antérieure, les caractéristiques essentielles de la procédure du conflit de décisions.

75. – Autorité de la chose jugée et contrariété de décisions – Dans l'ordre judiciaire, longtemps l'autorité de chose jugée dont sont en principe revêtues les décisions de justice, élevée au rang de vérité légale par l'article 1351 du Code civil, a constitué tout à la fois l'instrument et la limite de la sanction des contrariétés des décisions. En effet, "l'infaillibilité des décisions judiciaires ne connaissait de limite que lorsqu'elle se heurtait à une autre infaillibilité de même valeur, à savoir une autre décision judiciaire" (M. Contamine-Raynaud, L'inconciliabilité de jugements : de l'autorité judiciaire à la raison judiciaire, in Mél. P. Raynaud : Dalloz 1985, p. 113). En cas de contrariété entre deux décisions rendues “entre les mêmes parties sur les mêmes moyens” par des juridictions différentes, l'article 6, Titre I, 1re partie, du Règlement de 1738, repris par l'article 504 de l'ancien Code de procédure civile, frappait de nullité la seconde décision rendue pour avoir enfreint l'autorité de chose jugée de la première. Quand deux décisions contradictoires émanaient d'une même juridiction, cette contradiction était sanctionnée par l'ancienne requête civile (CPC, art. 480, 6°). Les nouveaux textes du Code de procédure civile ont largement remis en cause cette infaillibilité des décisions judiciaires, en instaurant des sanctions nouvelles. Notamment, les articles 617 et 618 du Code de procédure civile réglementent deux sortes de contrariétés de jugements. Aux termes du premier (comp. le recours en révision ouvert par l'article 622, 2° du Code de procédure pénale), quand la contrariété de décisions résulte d'une violation de l'autorité de la chose jugée (subordonnée à la triple identité des parties, cause, et objet), la seconde décision peut faire l'objet d'un pourvoi en cassation et, si la contrariété est constatée, elle se résout au profit de la première. Aux termes du second article, quand la contrariété de décisions ne résulte pas d'une violation de la chose jugée, les deux décisions sont susceptibles d'un recours en cassation et, si leur inconciliabilité est constatée, la Cour de cassation annule l'une des deux décisions ou, s'il y a lieu, les deux décisions (sur le recours spécifique organisé par l'article 618 du Code de procédure civile, V. M. Contamine-Raynaud, art. préc. – P. Julien, Remarques sur la contrariété des décisions de justice, in Mél. P. Hébraud : Presses universitaires de Toulouse 1981, p. 493. – C. Puigelier, note ss Cass. 2e civ., 12 janv. 1994 : JCP G 1995, II, 22435. – Th. Le Bars, note ss Cass. ass. plén., 29 nov. 1996, Sté Chaumet et a. c/ SA Béhar : JCP G 1997, II, 22807. – V. également les rapprochements opérés entre d'un côté, l'autorité de chose jugée, la litispendance – instrument de prévention des oppositions de chose jugée – et l'article 617 du Code de procédure civile ; de l'autre, l'efficacité substantielle, la connexité renforcée ou indivisibilité et l'article 618 du Code de procédure civile, in J. Héron, Droit judiciaire privé : Montchrestien, Précis Domat, 1991). Mais la condition d'"inconciliabilité" des décisions posée par l'article 618 du Code de procédure civile apparaissait plus exigeante que la simple "contrariété", l'incohérence juridique résultant du rapprochement de ces décisions devant se traduire par des effets concrètement inconciliables, par une impossibilité d'exécution simultanée des décisions (pour des illustrations jurisprudentielles récentes, V. Cass. 2e civ., 14 oct. 2004, n° 02-20.733 et n° 02-21.054 : JurisData n° 2004-025191. – Cass. com., 7 févr. 2006, n° 05-11.078. – Cass. com., 8 juin 2013, n° 12-12.842 : JurisData n° 2013-012605. – Sur la distinction entre l'inconciliabilité et la contrariété de décisions, Mme Contamine-Raynaud précise que "selon le Robert, deux principes sont inconciliables lorsqu'ils s'excluent l'un l'autre, tandis que deux propositions contradictoires sont deux propositions opposées. Si l'on compare ces deux définitions, on peut constater que la contrariété s'attache à la cause et l'inconciliable à la conséquence. Deux principes peuvent être inconciliables parce qu'ils sont contradictoires, mais ils peuvent être contradictoires sans être inconciliables"). Or, l'arrêt d'assemblée plénière de la Cour de cassation du 29 novembre 1996, rendu au visa de l'article 4 du Code civil, a non seulement étendu le domaine d'application du remède aux contrariétés de décisions instauré par l'article 618 du Code de procédure civile mais révélé une conception plus souple de l'"inconciliabilité" (Cass. ass. plén., 29 nov. 1996, préc.).

 

76. – Notion d'inconciliabilité – Saisie d'un pourvoi sur le fondement de l'article 618 du (Nouveau) Code de procédure civile alors qu'une des deux décisions attaquées émanait d'une juridiction civile et l'autre d'une juridiction pénale, la Cour de cassation était invitée tant par le rapporteur, Mme Aubert, que par le Premier Avocat général, M. Monnet, à faire œuvre d'interprétation créatrice sur la base de l'article 4 du Code civil pour lever l'obstacle de l'irrecevabilité du pourvoi au motif de l'inapplicabilité de l'article 618 du Code de procédure civile, texte de droit judiciaire privé et de nature réglementaire (D. n° 79-941, 7 nov. 1979), alors que la procédure pénale relève du domaine de la loi en vertu de l'article 34 de la Constitution de 1958 (V. Bull. inf. C. cass., n° 443, 1er févr. 1997). Or, la Cour de cassation, au seul visa de l'article 4 du Code civil, déclare que :

... le pourvoi dirigé contre deux décisions dont l'une émane du juge pénal et l'autre du juge civil est recevable lorsque, même non rendues en dernier ressort et alors qu'aucune d'elles n'est susceptible d'un recours ordinaire, elles sont inconciliables et aboutissent à un déni de justice.

C'est donc moins le pouvoir d'interprétation créative ouvert au juge par l'article 4 du Code civil dans sa portée positive, qui est invoqué et appelé ici à légitimer l'extension du domaine d'application de l'article 618 du Code de procédure civile, que la prohibition du déni de justice énoncée par cet article dans sa portée négative. La confirmation par cet arrêt de l'analyse de l'inconciliabilité des décisions comme un déni de justice doit être approuvée car, ainsi que le souligne M. Le Bars, en présence de deux décisions inconciliables, le déni de justice certes n'est pas imputable aux juges du fond, l'un et l'autre ayant statué sur les demandes des parties, mais il y a bien "déni de justice de la part de l'ordre juridique dans son ensemble", dans la mesure où "à défaut d'un recours tel que celui de l'article 618 du Code de procédure civile, l'ordre juridique laisserait subsister simultanément deux décisions qui, par leur caractère inconciliable, se neutralisent mutuellement, plongeant ainsi les parties dans une situation de non-droit" (V. Th. Le Bars, note ss Cass. ass. plén., 29 nov. 1996, préc., spécialement n° 14. – Pour une confirmation de cette solution, mais au double visa des articles 4 du Code civil et 618 du Nouveau Code de procédure civile, V. Cass. 3e civ., 1er avr. 2003, n° 01-18.040 : JurisData n° 2003-018676 et Cass. ch. mixte, 11 déc. 2009, n° 09-13.944 : JurisData n° 2009-050675). Mais cette corrélation ainsi établie avec la prohibition du déni de justice ne pouvait que rejaillir sur la définition de l'inconciliabilité, entendue moins rigoureusement. L'arrêt d'assemblée plénière devait le révéler car, en l'espèce, les deux décisions n'apparaissaient pas à la fois contraires et inconciliables. La Cour de cassation avait en effet à apprécier la conciliabilité de l'ordonnance devenue irrévocable du juge-commissaire dans la procédure de redressement judiciaire ouverte à l'encontre de la société Chaumet devant le tribunal de commerce de Paris, ayant rejeté l'action en revendication d'une parure de bijoux formée par la société Claude Béhar et d'un arrêt devenu définitif de la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Paris, ayant ordonné la restitution à la société Claude Béhar de cette parure saisie par le juge d'instruction. Or, ces deux décisions n'étaient pas inconciliables, au sens classique du terme précédemment défini, dans la mesure où le second arrêt considérait que le droit de propriété de la société Béhar n'était pas contesté alors que l'ordonnance du juge-commissaire avait seulement débouté de son action en revendication la société Béhar sans pour autant se prononcer sur l'identité du propriétaire. Mais le rejet de la revendication présentée par la société Béhar conduisait, en pratique, à ce que la parure litigieuse devienne le gage des créanciers de la société Chaumet au mépris de l'arrêt d'appel ayant ordonné à travers la restitution que son propriétaire, la société Béhar, en retrouve la maîtrise. Il y avait, semble-t-il, inconciliabilité de facto sans contradiction de jure.

77. – Par ailleurs, dans sa note sous cet arrêt d'Assemblée plénière, M. Le Bars soulignait certaines difficultés de mise en œuvre de la conception classique de l'inconciliabilité, entendue comme l'impossibilité d'exécuter simultanément deux décisions, dont l'une ordonne une chose quand l'autre prescrit son contraire (pour des illustrations, V. jurisprudence préc. n° 75 et l'arrêt rendu par la chambre mixte à propos d'un conflit entre l'ordonnance d'un juge des libertés et de la détention refusant la mainlevée de l'inscription provisoire d'une hypothèque qu'il avait antérieurement ordonnée et la décision du juge civil ordonnant la mainlevée de cette mesure : Cass. ch. mixte, 11 déc. 2009, n° 09-13.944 : JurisData n° 2009-050675, préc.). Dans l'hypothèse de décisions privées d'efficacité substantielle, ne modifiant donc en rien l'ordonnancement juridique (décisions purement déclaratoires, certains jugements de débouté) et par nature insusceptibles d'exécution (V. C. Bléry, L'efficacité substantielle des jugements civils : LGDJ, Bibliothèque de droit privé, 2000, t. 328), s'en tenir à cette définition classique exclurait le jeu du recours en cassation pour contrariété de ces décisions. Pour ces décisions privées d'efficacité substantielle, M. Le Bars mettait en lumière l'intérêt de retenir la suggestion de Mme Contamine-Raynaud de prendre en considération la contradiction des motifs décisifs, c'est-à-dire des "motifs strictement indissociables du dispositif" (M. Contamine-Raynaud, art. préc., n° 10. – M. Le Bars ajoutait : "Peut-être même faudrait-il ne prendre en considération que les motifs proclamant un droit subjectif (ou une obligation) abstrait", note préc., n° 25), pour le jeu de l'article 618 du Code de procédure civile (T. Le Bars, note préc., n° 25). À l'appui de sa démonstration, Mme Contamine-Raynaud relevait un arrêt rendu par la troisième chambre civile le 6 janvier 1982, dans lequel la Cour de cassation – appelée à se prononcer sur l'inconciliabilité de deux décisions rendues successivement par la cour d'appel d'Aix, l'une ordonnant la démolition d'un immeuble et l'autre la refusant – ne s'était pas limitée à constater l'impossibilité d'exécution des deux décisions mais était "remontée à la source de cette situation", soit aux "motifs décisoires des deux décisions soumises à son examen" (art. préc., n° 9, citant l'attendu suivant de l'arrêt : "Attendu que les deux arrêts, qui attribuent au même terrain des surfaces différentes et en déduisent pour la société Les Hespérides des conséquences contradictoires quant aux possibilités de construire, sont inconciliables", Cass. 3e civ., 6 janv. 1982 : JurisData n° 1982-700035 ; Bull. civ. 1982, III, n° 3 ; Gaz. Pal. 21 juill. 1982, p. 202 et 203, note J. Viatte). Au-delà, la Cour de cassation a effectivement, dans des hypothèses où elle était saisie sur le fondement de l'article 618 du Code de procédure civile, retenu la contrariété de décisions ne plaçant pas les demandeurs dans la situation impossible d'avoir à exécuter des condamnations incompatibles. Par exemple quand, en application de l'article L. 122-12, alinéa 2 du Code du travail (dans sa version abrogée au 1er mai 2008, V. depuis : C. trav., art. L. 1224-1), "il résulte, du rapprochement de deux arrêts qu'aucune des deux sociétés défenderesses n'était l'employeur à qui le licenciement des salariés fût imputable et de chacun de ces arrêts que c'était l'autre société qui devait en répondre, ces décisions sont inconciliables" (Cass. soc., 8 nov. 1988, n° 88-41.353 : JurisData n° 1988-002499 ; Bull. civ. 1988, V, n° 571) ; de même quand "de leur rapprochement, il résulte tout à la fois que Mme X., a et n'a pas été la salariée de la société Cosmo" (Cass. soc., 13 sept. 2005, n° 03-43.361 : JurisData n° 2005-030075 ; Bull. civ. 2005, V, n° 253). De ces dernières décisions doit être rapproché un arrêt du 22 janvier 2004 de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation(Cass. 2e civ., 22 janv. 2004, n° 01-11.665 : JurisData n° 2004-021978 ; Bull. civ. 2004, II, n° 14), qui retient la contrariété de deux arrêts dans les conditions suivantes :

... le 4 octobre 1991, deux fonctionnaires de police, avisés qu'un cambriolage venait de se commettre, ont poursuivi avec leur véhicule administratif les malfaiteurs qui s'enfuyaient à bord de trois automobiles volées ; ... M. X. s'est joint à la poursuite avec un second véhicule administratif ; ... au cours de cette poursuite, une des automobiles poursuivies a percuté le premier véhicule administratif et a été projetée sur le véhicule conduit par M. X. ; ... blessé, M. X. a demandé à être indemnisé par une commission des victimes d'infraction (CIVI) ; ... un arrêt de la cour d'appel de Grenoble du 14 mars 1995 a rejeté sa demande en considérant que M. X. avait été victime d'atteintes corporelles entrant dans le champ d'application de la loi du 5 juillet 1985 ; ... à la suite de ce premier arrêt M. X. a assigné la Matmut, assureur d'un des véhicules volés, l'agent judiciaire du Trésor et le Fonds de garantie contre les accidents de la circulation et de chasse (FGA), en réparation de son préjudice ; ... un arrêt de la cour d'appel de Paris du 26 février 2001 a déclaré sa demande irrecevable en énonçant que la loi du 5 juillet 1985 n'était applicable qu'aux seuls accidents de la circulation, à l'exclusion des infractions volontaires et des conséquences prévisibles de celles-ci et en retenant que le dommage était la conséquence directe et prévisible, tant pour les malfaiteurs que pour ce fonctionnaire de police lancé à leur poursuite, du cambriolage ; ... du rapprochement de ces deux arrêts, il résulte tout à la fois que la loi du 5 juillet 1985 est applicable et ne l'est pas ; ... ces décisions sont inconciliables et aboutissent à un déni de justice.

Il appert donc de l'examen de la jurisprudence du Tribunal des conflits et des juges judiciaires une évolution comparable vers une acception assouplie du déni de justice résultant d'une contrariété de décisions et privant le justiciable de son droit à un jugement effectif. Ainsi les recours prévus par la loi de 1932 et l'article 618 du Code de procédure civile tendent-ils à assumer pleinement aujourd'hui leur fonction : éviter le déni de justice, auquel le justiciable se trouverait exposé en présence de décisions contradictoires le privant d'une décision effective. Qu'en est-il des autres sanctions du droit à un jugement ?

B. - Sanctions

78. – La positivité des droits d'accéder à un juge et d'obtenir un jugement susceptible d'exécution rendu au terme d'un procès équitable est donc certaine en droit d'origine interne mais l'inscription de ces droits dans la Convention européenne des droits de l'Homme, dont le respect est contrôlé par un organe, la Cour européenne des droits de l'homme, laquelle peut être saisie directement par les justiciables après épuisement des voies de recours internes, en a accru l'effectivité. Les sanctions administrées par cette dernière (1°) doivent être exposées préalablement aux sanctions internes, dont l'évolution est largement déterminée par la jurisprudence européenne (2°).

 

Sanctions de la Cour européenne des droits de l'homme

79. – Autorité relative de la chose jugée et autorité de la chose interprétée des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme – En vertu de l'article 1er de la Convention, les États contractants s'engagent à reconnaître “à toute personne relevant de leur juridiction” les droits et libertés, que ce texte définit. Si l'article 52 prévoit que “toute Haute Partie contractante fournira sur demande du Secrétaire général du Conseil de l'Europe, les explications requises sur la manière dont son droit interne assure l'application effective de toutes les dispositions de cette Convention”, la formulation de l'article 19, aux termes de laquelle “afin d'assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles, il est institué une Cour européenne des droits de l'homme”, révèle le caractère marginal du mécanisme de contrôle prévu par l'article 52. C'est bien la Cour européenne des droits de l'homme qui est au cœur de l'effectivité de la Convention. Les textes instaurent un monopole d'interprétation de la Convention au profit de la Cour (sur l'interprétation évolutive à laquelle elle se livre, V. l'arrêt CEDH, 13 juin 1979, Golder c/ RU, Marckx c/ Belgique, n° 6833/74, Notice A31 : "La Convention est un instrument vivant qui doit s'interpréter à la lumière des conditions d'aujourd'hui") ; ce qui n'interdit pas aux tribunaux nationaux, dès lors que la Convention est d'effet direct et qu'ils ne sont pas hiérarchiquement subordonnés à la cour, d'en être les juges naturels. La cour peut être saisie, pour manquement aux dispositions de la Convention, de plaintes émanant soit d'un État contractant (Conv. EDH, 4 nov. 1950, art. 33), soit “d'une requête individuelle par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes parties contractantes des droits reconnus dans la convention ou ses protocoles (...)” (Conv. EDH, 4 nov. 1950, art. 34). La création de la Cour européenne des droits de l'homme et le droit de recours individuel, après épuisement des voies de recours internes, ont assuré l'ascendant des droits posés par la Convention sur le droit et les pratiques des États signataires. Certes, les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme n'ont pas d'effet erga omnes, le constat de la violation par un État d'un droit garanti et l'arrêt rendu à propos de cette affaire ne valant qu'à l'égard du requérant. En outre, la dernière décision interne a autorité de chose jugée et c'est seulement lorsque la législation ou la pratique nationales le prévoient que l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme modifie la situation juridique interne du requérant. Mais “si la cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable” (art. 41). La Convention, en vertu de son article 46, § 2, institue une surveillance de l'exécution de l'arrêt ; elle est confiée au Comité des ministres du Conseil de l'Europe qui invite l'État à l'informer des mesures prises à la suite de l'arrêt (sur les sanctions dans l'hypothèse d'école d'un État refusant d'exécuter un arrêt de la Cour, V. art. 8). Ainsi l'arrêt est obligatoire pour l'État défendeur et l'obligation ne s'étend pas en principe au-delà du cas tranché. Cette affirmation ne saurait toutefois masquer l'originalité du contentieux devant la Cour européenne des droits de l'homme. Se prononçant sur les droits d'une victime (contentieux subjectif), la décision a bien une autorité relative de la chose jugée. Mais, à l'occasion d'une affaire précise, la cour se prononce explicitement ou implicitement sur la compatibilité d'un acte interne avec l'interprétation qu'elle retient de la convention (contentieux objectif) ; ce qui conduira l'État, en cas de condamnation à modifier une loi, un règlement, une pratique, une jurisprudence, même si l'arrêt ne précise pas les mesures que doit prendre l'État. Et, au-delà, à partir du cas d'espèce opposable à un seul État, l'interprétation donnée par la cour acquiert une autorité propre qui peut s'exercer sur tous les États contractants (V. l'arrêt CEDH 18 janv. 1978, Irlande c/ Royaume Uni, série A, n° 25, p. 62, § 154). la cour elle-même a reconnu que "ses arrêts servent non seulement à trancher le cas dont elle est saisie, mais plus largement, à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la convention et à contribuer de la sorte au respect des engagements assurés par les États contractants" et qu'ils sont susceptibles de "produire des effets débordant les limites du cas d'espèce". Les interprétations de la cour faisant corps avec la norme conventionnelle acquièrent à l'égard de tous les États contractants un caractère obligatoire, qu'exprime le concept d'autorité de la chose interprétée (V. C. Deffigier, H. Piaulat, V. Saint-James, A. Sauviat, L'autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, in CEDH et droit privé, ss dir. J.-P. Marguénaud, Perspectives sur la justice, Maison de recherche "Droit et Justice" : Doc. fr. 2001, p. 11). Tout juge national qui ne respecte pas l'autorité de la chose interprétée des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme risque donc d'exposer l'État contractant dont il est l'organe aux diverses sanctions juridiques et politiques que comporte, dans le système de la convention, la mise en œuvre de la responsabilité internationale des États contractants (mais le principe de la séparation des pouvoirs, tel qu'organisé par les règles constitutionnelles françaises, peut placer le juge dans une position inconfortable car en appliquant immédiatement la dernière jurisprudence européenne, il encourt un autre risque, celui d'excéder ses pouvoirs en se substituant aux autorités normatives compétentes pour modifier le droit interne, V. H. Pauliat et V. Saint-James, art. préc., spécialement p. 56 et 57). Ainsi la cour, par ses arrêts constatant la violation de la convention, en impose le respect aux États contractants et par ses interprétations en garantit l'application uniforme.

 

80. – Droit à un procès équitable et déni de justice – Pièce maîtresse du droit européen des droits de l'homme, le droit à un procès équitable, énoncé à l'article 6, § 1 et directement relié par l'arrêt Golder à la prohibition du déni de justice (V. supra n° 62), est fréquemment invoqué à l'appui de recours individuels devant la Cour européenne des droits de l'homme. On ne saurait nier, concernant le droit à un jugement, l'importance de la jurisprudence européenne (cependant, V. V. Haïm, Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l'homme ? : D. 2001, p. 2988, spécialement les critiques de l'auteur relatives à l'interprétation stricte retenue par la Cour européenne "des contestations sur des droits et obligations civils". – Adde pour le contentieux fiscal, O. Debat, La rétroactivité et le droit fiscal : Defrénois, Collection de Thèses, 2006, t. 18, n° 435). Pour s'en tenir au droit français, sur bien des points, "il a fallu attendre les arrêts de condamnations, pour voir les choses évoluer en droit du procès" et il n'y aurait pas lieu de s'en inquiéter outre mesure car "c'est sur le terrain des droits de procédure que la Cour européenne doit être insistante, doit exercer un contrôle maximal des procès nationaux, donc des législations nationales, davantage que sur celui des droits substantiels... la règle de subsidiarité, de la démocratie de proximité, doit être d'autant plus forte que l'on est dans le domaine des droits substantiels de conscience en quelque sorte. En revanche, dès que l'on touche aux droits de procédure et à la dignité de la personne humaine, la réalité nationale doit s'estomper derrière les exigences fixées par la Cour européenne des droits de l'Homme, les premiers parce qu'ils participent de l'effectivité de tous les autres droits, la seconde parce qu'elle est de l'essence d'une démocratie" (S. Guinchard, Menaces sur la justice des droits de l'homme et les droits fondamentaux de procédure, in La création du droit jurisprudentiel, Mél. J. Boré : Dalloz 2007, p. 209, spécialement p. 217 et 218. La distinction proposée appelle néanmoins la critique dans la mesure où elle présuppose une indépendance radicale entre droits substantiels et droits procéduraux et, par ailleurs, place beaucoup d'espoirs dans la sagesse de la cour pour définir ces droits de procédure et la dignité humaine, pressentis comme universels –propres aux démocraties ou encore naturels – et devant dépasser de ce fait les particularismes nationaux). Si la menace européenne qui pèse sur nos conceptions françaises des droits de procédure peut être relativisée, en raison d'une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme parfois peu exigeante au regard du droit à un jugement (a), il n'empêche que le contrôle opéré par cette cour sur les décisions des juridictions supérieures des États parties place ces dernières, et notamment la Cour de cassation française dans une position inconfortable (b).

 

a) Une jurisprudence européenne parfois timorée

81. – Une menace à relativiser : l'exemple de l'aide juridictionnelle – Concernant le droit d'accès à un juge, une telle attitude peu audacieuse de la cour a déjà été relevée en matière d'immunités des États et des organisations internationales, laquelle est apparue néanmoins justifiée par des considérations politiques (V. supra n° 67). On peut également (mais ici sans aucune justification de ce genre) souligner l'évolution de la jurisprudence européenne particulièrement favorable au système français de l'aide juridictionnelle, lequel pourtant autorisait que l'on nourrisse des doutes sur sa compatibilité avec le droit fondamental à un jugement (V. S. Guinchard, Petit à petit, l'effectivité du droit à un juge s'effrite, in Mél. J. Boré : Dalloz 2007, p. 275). L'article 7, alinéa 1er de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique (JO 13 juill. 1991) prévoit que “l'aide juridictionnelle est accordée à la personne dont l'action n'apparaît pas, manifestement, irrecevable ou dénuée de fondement” et l'alinéa 3 du même article ajoute une restriction supplémentaire devant la Cour de cassation en posant qu'“en outre, en matière de cassation, l'aide juridictionnelle est refusée au demandeur si aucun moyen sérieux de cassation ne peut être relevé”. Or, comme le démontre M. Guinchard, "cumulée avec la représentation obligatoire, cette disposition, quoi qu'en pense et qu'en dise la Cour européenne des droits de l'homme peut constituer un véritable obstacle au droit effectif à un juge" (art. préc., p. 277). Dans un arrêt de principe Airey c/ Irlande (CEDH, 9 oct. 1979, Airey c/ Irlande, n° 6289/73, Notice A32), rendu en matière de séparation de corps, la Cour européenne avait jugé que lorsqu'il est possible d'accéder à un juge sans avocat, donc sans frais, mais qu'en raison de la complexité de la procédure les chances de succès sans le concours d'un avocat sont minimes, l'absence d'aide juridictionnelle revient à priver le justiciable de son droit d'accès effectif à un juge. Par cet arrêt, la cour consacrait une aide à l'accès au juge dans deux hypothèses "soit parce que la loi prescrit la représentation par avocat, soit en raison de la complexité de la procédure" (§ 27). Certes la cour n'excluait pas la possibilité pour les droits nationaux de conditionner l'aide juridictionnelle notamment à l'absence de plainte manifestement infondée, dilatoire ou fantaisiste mais ces conditions ne devaient pas porter atteinte à la substance même du droit à un juge. Or, sur ce dernier point sa jurisprudence devait évoluer. Alors que dans un arrêt Aerts c/ Belgique du 20 juillet 1998 (CEDH, 20 juill. 1998, Aerts c/ Belgique, n° 25357/94 : Recueil 1998-V ; D. 1998, p. 1, obs. F. Rolin) elle considérait que le filtrage des demandes d'aides juridictionnelles devant la Cour de cassation belge, fondé sur la justesse de la prétention appréciée par un bureau d'aide ou d'assistance judiciaire "porte atteinte à la substance même du droit à un tribunal", elle a validé, dans un arrêt Gnahoré c/ France du 19 septembre 2000 (CEDH, 19 sept. 2000, Gnahoré c/ France, n° 40031/98 : Recueil 2000-IX ; D. 2001, p. 725, note F. Rolin et p. 1063, obs. N. Fricéro) le système français de filtrage devant la Cour de cassation en retenant que l'appréciation d'un défaut de moyen sérieux pour refuser l'aide ne constituait pas un obstacle au droit à un juge. La portée de l'arrêt pouvait toutefois être atténuée du fait que le requérant agissait dans une matière alors dispensée de la représentation obligatoire. Quels que soient les mérites de la distinction ainsi introduite, a contrario, le système français d'octroi de l'aide juridictionnelle devant la Cour de cassation (ou le Conseil d'État) pouvait paraître fragilisé par cet arrêt, dès lors que la représentation par avocat est rendue obligatoire (S. Guinchard, art. préc., p. 280). Mais, par deux arrêts du 26 février 2002 rendus à propos de la Cour de cassation française dans des procédures avec représentation obligatoire, la cour a à nouveau validé le système français d'octroi de l'aide juridictionnelle (CEDH, 26 févr. 2002, Essaadi c/ France, n° 49384/99 et CEDH, 26 févr. 2002, Del Sol c/ France, n° 46800/99 : AJDA 2002, p. 507, obs. J.-F. Flauss. – V. déjà dans le même sens pour le système d'aide juridictionnelle devant le Conseil d'État dans une procédure avec représentation obligatoire, CEDH, 14 sept. 2004, Maugée c/ France, n° 73804/01. – CEDH, 14 sept. 2004, Storck c/ France, n° 65372/01 et CEDH, 14 sept. 2004, Subiali c/ France, n° 65902/01 : Bull. inf. C. cass., 15 janv. 2001, n° 1, chron. A. Perdriau). On peut regretter le revirement réalisé par rapport à l'arrêt Aerts car, ainsi que le relève S. Guinchard, "le caractère sérieux du moyen de cassation dépend précisément, dans l'immense majorité des cas de plaideurs non avertis des choses du droit, du travail accompli par l'avocat au conseil dans la présentation de la requête, travail qui, précisément, ne pourra être effectué dans la demande d'aide juridictionnelle puisque l'assistance de celui-ci aura été refusée" (S. Guinchard, art. préc., p. 281).

Mais il est loisible aux juridictions des États parties à la Convention de se montrer plus exigeantes que la Cour européenne des droits de l'homme. À titre d'exemple, sur le terrain du droit à un jugement effectif, on citera le revirement opéré par la chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt du 16 novembre 2010(Cass. soc., 16 nov. 2010, n° 09-70.404, bull. civ. 2010, V, 260 : JurisData n° 2010-021343). Jusqu'à cet arrêt, la chambre sociale jugeait que la règle de l'unicité de l'instance prévue par l'article R. 1452-6 du Code du travail pouvait être invoquée, outre lorsqu'il avait été mis fin à une instance par un jugement sur le fond, lorsque l'instance avait pris fin suite à une conciliation, un désistement, une péremption d'instance, une caducité, un acquiescement ou lorsque "le jugement intervenu n'avait pas statué sur le fond, mais annulé la procédure en raison de l'absence d'une mise en cause obligatoire" (Cass. soc., 12 nov. 2003, n° 01-41.901 : JurisData n° 2003-020888 ; Bull. civ. 2003, V, n° 279 ; Dr. soc. 2004, p. 100, avis P. Lyon-Caen et obs. M. Keller). Ce dernier arrêt du 12 novembre 2003 avait été rendu contre l'avis de l'avocat général qui appelait la Cour de cassation, sur le fondement de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, à la suppression de la règle de l'unicité de l'instance. Le salarié dont le pourvoi avait été rejeté avait porté l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme précisément au motif que la décision était contraire au droit à un procès équitable, mais sa requête devait être rejetée, la Cour jugeant qu'"eu égard à l'ensemble du dossier et en l'absence d'arbitraire, les restrictions portées en l'espèce au droit d'accès au tribunal du requérant n'ont pas limité celui-ci à un point tel que sa substance en eût été atteinte" (CEDH 23 oct. 2007, Beauseigneur c/ France, n° 17779/04). Or, fin 2010, la chambre sociale de la Cour de cassation, sans viser la Convention européenne (mais le communiqué de presse accompagnant cet arrêt n'hésitait pas à qualifier la jurisprudence antérieure de "déni de justice"), décide que la règle de l'unicité de l'instance résultant de l'article R. 1452-6 du Code du travail "n'est applicable que lorsque l'instance précédente s'est achevée par un jugement sur le fond". Si d'aucuns s'interrogeaient sur la portée de l'arrêt prononcé à propos d'une nullité de procédure, la jurisprudence ultérieure a confirmé la solution en cas de désistement du salarié (Cass. soc., 9 mars 2011, n° 09-65.213 : JurisData n° 2011-003086. – Cass. soc., 29 févr. 2012, n° 10.25.800) ou de l'employeur (Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-43.774 : JurisData n° 2006-033905. – Cass. soc., 29 févr. 2012, n° 10-23.266), comme en cas de radiation (Cass. soc., 28 mars 2012, n° 10-24.124) ou de péremption (Cass. soc., 23 mai 2012, n° 10-24.033 : JurisData n° 2012-010792).

b) Cour de cassation et Cour européenne des droits de l'homme : le contrôleur contrôlé

82. – L'inconfort des cours suprêmes : l'exemple de la radiation pour inexécution – Certes, la Cour européenne des droits de l'homme n'est pas un dernier degré de juridiction, ce qu'atteste la condition posée par la Convention de l'épuisement des voies de recours internes pour l'exercice d'un recours individuel. Le recours porté devant la Cour européenne des droits de l'homme est en outre dirigé contre l'État par la partie perdante dans le procès interne à cet État, l'adversaire dans ce dernier procès étant en principe absent de l'instance devant la Cour européenne des droits de l'homme. Il n'empêche que, même indirectement, la décision interne définitive – pour l'ordre juridictionnel judiciaire français, en principe une décision de la Cour de cassation – est soumise au contrôle a posteriori de la Cour européenne des droits de l'homme. Incontestablement, le contrôle par la Cour européenne des droits de l'homme des violations de la Convention réalisées par les arrêts de la Cour de cassation a entraîné une perte de souveraineté pour cette dernière. Habituée à assumer depuis deux siècles son rôle disciplinaire à l'égard des juges du fond, assurée de sa puissance normative (au moins jusqu'à l'apparition du mécanisme de la QPC : V. JCl. Civil Code, Art. 5), peu déstabilisée par la nouvelle tâche qu'elle s'est reconnue de contrôler la conventionnalité des lois et à l'occasion de censurer le législateur, la Cour de cassation est plus embarrassée par rapport à ce contrôleur européen. La cause principale de cette gêne réside dans la différence de nature des contrôles opérés par la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l'homme, la première ne statuant qu'en droit alors que la seconde se prononce en fait et en droit. Dans un discours prononcé le 21 janvier 2005 lors d'un séminaire organisé à la Cour européenne des droits de l'homme, Guy Canivet, alors premier président de la Cour de cassation, exposait le malaise éprouvé par la Cour de cassation à la suite de la "censure" européenne de ses décisions "dans les cas non rares où la Cour européenne procède à des interprétations différentes d'éléments factuels nécessaires à la mise en œuvre de notions de pur droit national". Il poursuivait : "Les juridictions qui ne procèdent qu'à un contrôle de légalité comprennent assez mal qu'a posteriori la Cour européenne des droits de l'homme se prononce sur ce qu'elles estiment, elles-mêmes, relever d'une souveraineté d'appréciation du juge du fond, même si l'appréciation concrète des garanties de la Convention impose évidemment l'examen d'éléments de fait... La situation particulière des cours qui ne statuent qu'en droit, comme la Cour de cassation française, est à cet égard particulière puisqu'elles se trouvent placées entre deux juridictions qui se prononcent en fait autant qu'en droit, les juridictions nationales subordonnées d'un côté, la Cour européenne, de l'autre. Il n'est donc pas rare que des violations de la Convention soient constatées par la Cour européenne, à partir d'éléments de fait relevés par une juridiction nationale, sur lesquels la Cour de cassation, juge du droit, n'aaucuncontrôle" (http : //www.courdecassation.fr/ jurisprudence_publications_documentation_2/ autres_publications_discours_2039/ publications_2201/2005_2048/ nationales_convention_8451.html). Qu'un tel hiatus existe entre les contrôles exercés par les deux cours est incontestable. Toutefois, il ne doit pas être exagéré, l'appréciation souveraine des faits par les juges du fond n'excluant pas tout contrôle des faits par la Cour de cassation, notamment par le biais du contrôle de motivation. Quant à l'exemple retenu par le premier président pour étayer son propos, il n'était peut-être pas des mieux choisis mais significatif du malaise de "la Cour de cassation" (sic), puisqu'il s'agissait d'une condamnation prononcée contre la France à la suite de la radiation d'une affaire devant la Cour de cassation sur le fondement de l'article 1009-1 du (Nouveau) Code de procédure civile (CEDH, 18 janv. 2005, Carabasse c/ France, n° 59765/00). Or, cet article, qui permet au premier président de la Cour de cassation ou à son délégué de radier une affaire lorsque le demandeur au pourvoi ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée de pourvoi sauf lorsque l'exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives, conduit précisément et exceptionnellement les hauts magistrats de la Cour de cassation (premier président ou son délégué) à sortir de leur rôle habituel de juges du droit et à se livrer à l'examen d'éléments de fait. Et c'est bien en raison d'une divergence d'appréciation des conséquences de la radiation – non manifestement excessives pour le premier président de la Cour de cassation ou son délégué et manifestement excessives pour la Cour européenne – que la France était alors condamnée. Il est vrai qu'à l'époque, le décret n° 2005-1678 du 28 décembre 2005 n'était pas encore venu préciser que la radiation était exclue quand le demandeur est dans l'"impossibilité d'exécuter la décision" mais une interprétation raisonnable des "conséquences manifestement excessives" aurait permis de faire vraisemblablement l'économie de ce nouveau texte et d'éviter à la France une condamnation européenne (rappelons que la Cour européenne des droits de l'homme avait précédemment jugé que le dispositif de l'article 1009-1 du (Nouveau) Code de procédure civile n'était pas en lui-même contraire à l'article 6, § 1 et ne constituait pas une entrave disproportionnée au droit d'accès à la justice, dès lors notamment que le retrait pouvait être écarté en cas de risque de conséquences manifestement excessives, V. CEDH, 14 nov. 2000, Annoni di Gussola et a. c/ France, n° 31819/96 et 33293/96, § 50 : JurisData n° 2000-155192). Après avoir valu à la France une nouvelle condamnation (pour défaut de garanties procédurales car l'ordonnance de radiation, bien qu'étant motivée, ne faisait pas apparaître en l'espèce la note en délibéré qui contestait les observations déposées : CEDH, 14 nov. 2006, Ong c/ France, n° 348/03 : Procédures 2007, comm. 63, obs. N. Fricéro.), la procédure de radiation pour inexécution sur le fondement de l'article 1009-1 du (Nouveau) Code de procédure civile serait "arrivée à son point d'équilibre" (A. de Guillenchmidt-Guignot, La radiation des pourvois du rôle de la Cour de cassation, et la constatation de la péremption : Bull. inf. C. cass., 15 mars 2008, p. 6, spécialement p. 18), les hauts magistrats se livrant désormais en application de la jurisprudence européenne à une appréciation plus extensive des conséquences manifestement excessives. Mais le décret du 28 décembre 2005 ayant introduit le même mécanisme de radiation de l'appel pour non-exécution du jugement attaqué (CPC, art. 526), la question devait rebondir. Des divergences ont vu le jour entre les différentes cours d'appel quant à la question de savoir si le principe même de la radiation du rôle de la cour d'appel pour défaut d'exécution de la décision de première instance étaient conforme avec les exigences de l'article 6, § 1 de la Convention. Ainsi, le Premier président de la cour d'appel de Limoges avait considéré que "l'article 526 du (...) Code de procédure civile est incompatible avec l'article 6 de la Convention européenne car il prive de fait le justiciable de l'accès au double degré de juridiction" (V. CA Limoges, ord. prem. prés., 31 août 2006 : Dr. et proc. 2007, p. 73, obs. V. Norguin). De même, le conseiller de la mise en état de la cour d'appel d'Amiens avait estimé que "l'obligation pour l'appelant d'exécuter une décision assortie par le premier juge de l'exécution provisoire pour préserver l'exercice effectif de son droit d'appel est inconciliable avec la nature même de cette voie de recours ordinaire permettant un nouvel examen du litige en fait et en droit. En effet, il s'avère que les dispositions de l'article 526 du Nouveau Code de procédure civile ne respectent pas le principe de proportionnalité entre les buts qui peuvent être légitimement poursuivis – assurer la protection des créanciers, éviter les appels dilatoires, renforcer l'exécution provisoire de décision de première instance et désengorger les cours d'appel – et l'atteinte ainsi portée à un accès effectif au juge d'appel" (CA Amiens, 16 févr. 2007). En revanche, le conseiller de la mise en état de la cour d'appel de Colmar avait jugé que "l'article 6 ne permet pas de faire échec à l'application de l'article 526 du Nouveau Code de procédure civile car il n'a un caractère ni systématique, ni automatique, le juge ayant un pouvoir d'appréciation au terme d'un débat contradictoire" (CA Colmar, 30 avr. 2007). Et dans un arrêt du 18 juin 2009, la Cour de cassation a jugé que "la demande de radiation présentée sur le fondement de l'article 526 du code de procédure civile donnait lieu au prononcé d'une mesure d'administration judiciaire, la cour d'appel en a exactement déduit, sans violer les dispositions de l'article 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qu'elle n'était pas susceptible de recours et ne pouvait être déférée à la cour d'appel" (Cass. 2e civ., 18 juin 2009, n° 08-15.424 : JurisData n° 2009-048641). Portée devant la Cour européenne, la question y a reçu une réponse nuancée. Selon la cour, le principe de radiation de l'affaire en appel pour défaut d'exécution du jugement de première instance n'est pas en soi contraire à l'article 6 mais, la décision de radiation peut constituer "une entrave disproportionnée au droit d'accès du requérant à la cour d'appel" si, comme en l'espèce, il existe une "disproportion (...) entre les ressources (de l'appelant) et le montant de sa condamnation" en première instance (CEDH, 5e sect., 31 mars 2011, Chatellier c/ France, n° 34658/07). On pourra regretter la frilosité de cette décision qui refuse donc de distinguer entre les procédures de radiation pour inexécution devant les cours d'appel et la Cour de cassation. Il ne reste plus qu'à espérer que le dispositif devant les cours d'appel sera appliqué à l'avenir souplement, à défaut de quoi de nouvelles condamnations européennes de la France s'ensuivront révélant l'inefficacité de ces dispositions au regard même de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), dont elles ne sont pourtant que la traduction (pour une critique de ce dispositif, V. notamment J.-P. Dintilhac, art. préc. – S. Guinchard, Petit à petit l'effectivité du droit à un juge s'effrite, art. préc.).

 

Sanctions internes

83. – Le déni de justice, entendu comme la violation du droit à un jugement, réalise un manquement de l'État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu (L. Favoreu, Thèse et art. préc.). De ce manquement, l'État doit répondre (a). Mais l'indemnisation est rarement la meilleure des réparations. Aussi, en cas de violation du droit à un procès équitable, doivent être privilégiés les recours, garantissant pleinement l'effectivité du droit à un jugement (b).

 

a) Responsabilité de l'État

84. – Un même assouplissement des conditions de mise en œuvre de la responsabilité de l'État caractérise l'évolution récente des jurisprudences judiciaire (1) et administrative (2).

 

1) Jurisprudence judiciaire

85. – Déni de justice et faute lourde – On a vu comment une double évolution jurisprudentielle relativement à l'interprétation de l'article L. 781-1 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire (devenu COJ, art. L. 141-1), qui prévoit la mise en œuvre de la responsabilité de l'État pour faute lourde ou déni de justice, s'est traduite par une objectivation de cette responsabilité (V. supra n° 56).

Ainsi d'importantes décisions des juges du fond ont retenu que l'absence de prononcé d'un jugement dans un délai raisonnable réalise un déni de justice. Cette jurisprudence a été initiée par le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 6 juillet 1994(TGI Paris, 6 juill. 1994 : JurisData n° 1994-044495 ; Gaz. Pal. 1994, 2, p. 589, note Petit) en ces termes :

Aux termes de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire, “l'État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice”, et “cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice”. Il faut entendre par déni de justice non seulement le refus de répondre aux requêtes ou le fait de négliger de juger les affaires en état de l'être, mais aussi, plus largement, tout manquement de l'État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu. Par ailleurs les dispositions de l'article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme imposent aux juridictions étatiques de statuer dans un délai raisonnable. Ne peut être considéré comme tel en l'espèce le renvoi, non justifié par des motifs inhérents à l'affaire elle-même, de la date des plaidoiries près de trois ans après l'enregistrement de la déclaration d'appelalors que rien ne démontre que les dispositions de l'article 910 du Nouveau Code de procédure civile invoquées par l'agent judiciaire aient pu recevoir application. Ce délai anormal, imposé dès le début de la procédure par un acte d'administration judiciaire insusceptible de recours et qui est révélateur d'un fonctionnement défectueux du service de la justice, équivaut à un déni de justice en ce qu'il prive le justiciable de la protection juridictionnelle qu'il revient à l'État de lui assurer. La responsabilité de l'État se trouve dans ces conditions engagées.

La solution depuis a souvent été reprise (V. par ex., TGI Paris, 22 sept. 1999 : JurisData n° 1999-116523. – CA Paris, 20 janv. 1999, n° 1998/08511 : JurisData n° 1999-020142. – TGI Nice, 17 sept. 2001 : D. 2002, p. 743. – TGI Bobigny, 17 avr. 2008 : Dr. ouvrier 2011, p. 173. – CA Besançon, 17 oct. 2012 : JurisData n° 2012-027253) et s'étend au droit à l'exécution dans un délai raisonnable d'une décision de justice. Ainsi le tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains, le 3 novembre 1994, (TGI Thonon-les-Bains, 3 nov. 1994, Régie des allobroges c/ ministre du budget : JurisData n° 1994-603479 ; Gaz. Pal. 1995, Tables jurispr., n° 59, p. 176) a jugé que :

Aux termes de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire, l'État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice, cette responsabilité n'étant toutefois engagée que par une faute lourde ou un déni de justice. Tel est bien le cas en l'espèce, où la carence du greffe correctionnel de ce tribunal de grande instance pour délivrer à la partie civile une simple expédition du jugement rendu le 29 mai 1991, est constitutive d'une faute lourde qui, quelle qu'en soit la cause ponctuelle ou structurelle, est révélatrice d'un fonctionnement particulièrement défectueux du service public de la justice, en ce qu'il rend illusoire le simple respect de la loi (...), privant ainsi la victime de la possibilité d'exécuter la décision consacrant son droit à réparation dans un délai raisonnable qu'il appartient à l'État de lui garantir.

Par ailleurs, la Cour de cassation, dans l'affaire Bolle-Laroche jugée en assemblée plénière le 23 février 2001 (Cass. ass. plén., 23 févr. 2001, n° 99-16.165 : JurisData n° 2001-008318 ; Bull. civ. 2001, ass. plén., n° 5), a décidé que constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi. Prenant acte de cette évolution jurisprudentielle, la Cour européenne des droits de l'homme a admis que le recours prévu par l'article L. 781-1 de l'ancien Code de l'organisation judiciaire peut être tenu pour constituer un recours utile au sens de l'article 35 de la Convention (CEDH, 12 juin 2001, Giummarra et a. c/ France, n° 61166/00). S'agissant plus spécifiquement de l'obligation de juger dans un délai raisonnable, on peut penser que le recours prévu par l'article L. 141-1 du Code de l'organisation judiciaire serait également tenu par la Cour européenne comme constituant un mécanisme effectif de réparation répondant aux conditions de l'article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Submergée par les recours pour violation du délai raisonnable sur le fondement de l'article 6, § 1, la Cour européenne depuis le revirement réalisé par l'arrêt Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000 (CEDH, 26 oct. 2000, Kudla c/ Pologne, n° 30210/96 : AJDA 2000, p. 1012, note J.-F. Flauss) a en effet décidé que l'article 13 de la Convention postule désormais l'obligation pour les États de mettre à disposition des citoyens un recours effectif devant une instance nationale, permettant de dénoncer la méconnaissance du droit à un procès dans un délai raisonnable prévu par l'article 6 de la Convention (V. J. Van Compernolle, Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable : les effectivités d'un droit processuel autonome, in Justices et droits fondamentaux, op. cit., p. 471).

2) Jurisprudence administrative

86. – Responsabilité de l'État pour méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement et responsabilité de l'État du fait de la violation des engagements internationaux – De son côté, le Conseil d'État a, dans un arrêt du 28 juin 2002, décidé au visa des articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ainsi que des "principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives", pour couvrir également les hypothèses hors du champ d'application de la Convention, "que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable" et que "si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l'issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect ; qu'ainsi lorsque la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un préjudice, ils peuvent obtenir la réparation du dommage ainsi causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice" (CE, ass. cont., 28 juin 2002, n° 239575, Magiera : JurisData n° 2002-063993 ; JCP G 2003, II, 1683). Depuis cet arrêt, un décret n° 2005-911 du 28 juillet 2005, en complétant l'article R. 311-1, 7° du Code de justice administrative, a établi la compétence directe en premier et dernier ressort du Conseil d'État pour connaître des actions en responsabilité “pour durée excessive de la procédure”. Le décret n° 2005-1586 du 19 décembre 2005 (JO 20 déc. 2005) complète le dispositif en donnant pour rôle au chef de la mission permanente d'inspection des justices administratives de faire des recommandations sur la durée d'une procédure, à la demande d'une partie ou sur les mesures à prendre concernant le fonctionnement de la juridiction mise en cause par une décision de justice ayant donné lieu à indemnisation pour une durée de procédure excessive (CJA, art. R. 112-2 et R. 112-3). Il faut également mentionner les nouvelles perspectives ouvertes par l'arrêt Gardedieu du Conseil d'État rendu le 8 février 2007 en matière de responsabilité de l'État du fait des lois pour violation des obligations internationales (CE ass., 8 févr. 2007, n° 279522, Gardedieu : JurisData n° 2007-071434 ; JCP A 2007, 2083 ; JCP G 2007, II, 10045 ; AJDA 2007, p. 585. – V. également concernant la violation plus particulière du droit de l'Union, l'arrêt Gestas qui décide, à la suite de l'arrêt Köbler rendu par la Cour de justice (CJCE, 30 sept. 2003, n° C-224/01, Köbler : JurisData n° 2003-400008) que la responsabilité de l'État du fait de la justice peut être engagée dans le cas où le contenu d'une décision juridictionnelle, même devenue définitive, est entachée d'une violation manifeste du droit de l'Union (CE, 18 juin 2008, n° 295831 : JurisData n° 2008-073739). À la suite de la contestation par un assujetti du montant des cotisations de retraite fixées par un décret déclaré illégal par le Conseil d'État, le législateur était intervenu pour valider rétroactivement les appels à cotisation antérieurs, contraignant ainsi l'intéressé à s'acquitter des cotisations litigieuses. Sa demande d'indemnisation adressée au Premier ministre ayant été implicitement rejetée, il attaque cette décision de rejet sur le fondement de la méconnaissance de l'article 6 de la Convention par la loi de validation. Son recours est rejeté à la fois par le tribunal administratif et par la cour administrative d'appel. Saisi, le Conseil d'État admet, en l'absence "d'impérieux motifs d'intérêt général" justifiant les mesures législatives rétroactives adoptées en cours de procès, l'incompatibilité de la loi de validation avec l'article 6 de la Convention. Et cette validation ayant causé un préjudice au requérant, la responsabilité de l'État est engagée. Ainsi, à côté de la responsabilité classique de l'État du fait des lois fondée sur la rupture de l'égalité devant les charges publiques, le Conseil d'État instaure une nouvelle hypothèse de responsabilité lorsque le législateur viole les obligations internationales de la France. "La solution est d'autant plus spectaculaire que cette responsabilité du fait de la violation des engagements internationaux ne se rattache finalement à aucun des fondements classiques de la responsabilité administrative : si l'on en croit le commissaire du gouvernement, il ne s'agit ni d'une responsabilité pour faute, ni de responsabilité sans faute, mais d'un régime objectif sui generis comparable à certains régimes législatifs de responsabilité" (D. Simon, obs. préc.).

 

b) Recours contre la décision

87. – Outre les voies de recours "ordinaires" pouvant assurer, par une jurisprudence créative, les progrès de l'effectivité du droit d'accès à un juge (V. supra n° 63 s.) et les recours particuliers issus de la loi de 1932 et de l'article 618 du Nouveau Code de procédure civile garantissant le justiciable contre les contrariétés de décisions portant atteint à son droit à un jugement effectif (V. supra n° 73 s.), doivent être évoqués le recours en réexamen des décisions ayant donné lieu à une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme (1) et le recours pour excès de pouvoir contre une décision ayant violé un droit fondamental du procès (2).

 

1) Recours en réexamen

88. – Procès pénal et procès civil – À la suite de l'affaire Hakkar, a été adopté, le 4 avril 2000, un amendement au projet de loi renforçant la présomption d'innocence et les droits des victimes (amendement Jack Lang). La loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 (JO 16 juin 2000, rect. 8 juill. 2000) a ainsi ajouté au Code de procédure pénale un nouveau titre consacré au réexamen d'une décision pénale consécutivement au prononcé d'un arrêt de condamnation pour violation du droit à un procès équitable par la Cour européenne (CPP, art. 626-1 à 626-7). Limité pour l'heure à la matière pénale, un tel réexamen du procès après condamnation par la Cour européenne pourrait demain s'étendre à la matière civile. Mais, quelle voie emprunter : jurisprudentielle ou législative ? La chambre sociale de la Cour de cassation, à défaut d'un support textuel équivalent aux nouvelles dispositions pénales introduites par l'amendement Lang, a refusé de transposer ce mécanisme à la matière civile dans un arrêt rendu le 30 septembre 2005 (Cass. soc., 30 sept. 2005, n° 04-40.130 : JurisData n° 2005-029948 ; Bull. civ. 2005, V, n° 279 ; D. 2005, p. 2800) dans les termes suivants :

La décision du Comité des ministres (...) ou l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, dont il résulte qu'un jugement rendu en matière civile et devenu définitif a été prononcé en violation de la Convention européenne, n'ouvre aucun droit à réexamen de la cause (...). L'action dont la cour d'appel était saisie avait un objet et une cause identiques, entre les mêmes parties, à celle qui avait été tranchée par un précédent arrêt et elle a exactement décidé qu'elle se heurtait à l'autorité de la chose jugée, en sorte qu'elle était irrecevable.

Une telle réforme de la procédure civile appelle, semble-t-il, une intervention législative (contra, reconnaissant au Conseil d'État et à la Cour de cassation la possibilité d'instaurer un recours en réexamen par voie jurisprudentielle, V. P.-Y. Gautier, De l'obligation pour le juge civil de réexaminer le procès après une condamnation par la CEDH : D. 2005, p. 2773). Certes, l'obstacle de l'autorité de la chose jugée, évoqué par la Cour de cassation pourrait être surmonté. L'autorité de la chose jugée attachée à la décision française ayant donné lieu à une condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme, même si ladite Cour européenne n'est pas un dernier degré de juridiction, est indirectement atteinte par cette condamnation et ce quel que soit le fondement attribué à l'autorité de la chose jugée : présomption de vérité légale ou paix sociale. Si le fondement de l'autorité de la chose jugée est la présomption de vérité légale attachée à la décision, il faut bien reconnaître que "manifestement avec ce qu'en dit la cour européenne (...), ce n'est plus forcément vrai" et si le fondement retenu est la paix sociale interdisant le renouvellement sans fin des procès, il faut admettre que "la paix sociale résultant de la décision interne n'a plus lieu, puisque remise en cause par l'arrêt européen" (P.-Y. Gautier, note préc., n° 8). Toutefois, déclarer recevable une demande de réexamen émanant d'un requérant, victime d'une violation d'un procès équitable constatée par la Cour européenne porterait une trop grande atteinte à la sécurité juridique de son adversaire initial, le plus souvent non représenté dans la procédure européenne. Aussi une intervention législative qui réserverait l'initiative de la demande de réexamen au ministère public apparaît-elle préférable (en ce sens, V. J.-P. Marguénaud, L'instauration d'une procédure de révision des décisions définitives déclarées contraires à la CEDH par la Cour de Strasbourg, in CEDH et droit privé : Doc. fr. 2001, p. 208, spécialement p. 228).

2) Recours pour excès de pouvoir en cas de violation des droits fondamentaux procéduraux

89. – Interprétation stricte de la notion d'excès de pouvoir par la Cour de cassation – En revanche, en droit interne de la procédure, il ne semble pas illégitime d'attendre du juge la consécration de recours-nullité pour excès de pouvoir à l'encontre de décisions rendues en méconnaissance des droits fondamentaux de la procédure. Le propos peut surprendre car il a longtemps été admis que la violation des principes fondamentaux de la procédure constituait précisément un excès de pouvoir (V. pour violation des droits de la défense, Cass. soc., 3 oct. 1985, n° 83-40.960 : JurisData n° 1985-702278 ; Bull. civ. 1985, V, n° 440). La chambre commerciale, confrontée à la restriction des voies de recours en matière de redressement et liquidation judiciaires, avait admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir en cas de méconnaissance du droit à un tribunal impartial (Cass. com., 9 janv. 1996, n° 93-21.356 : JurisData n° 1996-000176), du principe de la contradiction (Cass. com., 14 févr. 1995, n° 92-20.941 : JurisData n° 1995-000244 ; Bull. civ. 1995, IV, n° 45) ou de l'obligation de motivation (Cass. com., 30 mars 1993, n° 90-21.980 : JurisData n° 1993-000619 ; Bull. civ. 1993, IV, n° 132). Mais, la jurisprudence de la Cour de cassation accuse désormais une position de retrait. Un arrêt rendu en chambre mixte le 28 janvier 2005 a exclu de la notion d'excès de pouvoir la violation du principe du contradictoire (Cass. ch. mixte, 28 janv. 2005, n° 02-19.153 : JurisData n° 2005-026724 ; Bull. civ. 2005, ch. mixte, n° 1. – L'arrêt écarte également le grief de l'excès de pouvoir tiré de la dénaturation des conclusions – V. E. Piwnica, Pourvoi en cassation et excès de pouvoir : à propos de l'arrêt de chambre mixte du 28 janvier 2005, in Le nouveau Code de procédure civile (1975-2005), op. cit., p. 259). À la suite de cet arrêt, en matière de procédures collectives, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 17 novembre 2005, devait à son tour décider que "ne constituent un excès de pouvoir ni la violation des règles relatives à la composition des juridictions, ni la violation du principe de la contradiction" (Cass. 2e civ., 17 nov. 2005, n° 03-20.815 : JurisData n° 2005-030729 ; D. 2005, p. 3085, obs. A. Lienhard). Et la première chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt rendu le 20 février 2007, vient de confirmer cette évolution restrictive à l'égard des recours en nullité formés contre les décisions rendues dans le champ des procédures collectives, en rejetant un pourvoi fondé sur la violation de l'obligation de motivation (Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 06-13.134 : JurisData n° 2007-037457 ; RTD civ. 2007, p. 459, obs. J.-L. Vallens). En vertu de cette jurisprudence récente les voies de l'appel-nullité et du recours pour excès de pouvoir devant la Cour de cassation ne semblent plus pouvoir prospérer qu'en cas de violation grave par le juge de son office (V supra n° 60). Assurément, en ce qui concerne le droit d'appel, l'évolution du droit positif révèle que l'accès au juge assure le justiciable du droit de saisir un juge mais pas nécessairement du "droit à être jugé deux fois" (selon l'expression de J. Séveno, Vers la fin du droit à être jugé deux fois ? : Gaz. Pal. 30 oct. 2005, p. 6). Mais ne devrait-il pas en aller différemment quand un droit fondamental est en causecar alors, on peut douter de l'existence d'un premier jugement digne de ce nom ? De façon plus générale, ne faut-il pas considérer que le juge outrepasse ses pouvoirs quand il manque à ses devoirs de justice essentiels, tels que définis par les principes fondamentaux de la procédure (V. F. Kernaleguen, art. préc.) ? "Lorsqu'un droit fondamental est en jeu et qu'il s'agit de le faire sanctionner, par le constat d'une violation des droits de la défense notamment, alors le droit de faire un recours contre le jugement, même lorsque la voie est en principe fermée, serait l'expression d'un droit fondamental d'accès à la justice" (M.-A. Frison-Roche, Le droit d'accès à la justice et au droit, art. préc., p. 462). Aussi est-on en droit d'espérer en matière de recours pour excès de pouvoir pour violation des droits fondamentaux un revirement de la jurisprudence de la Cour de cassation. Ce dernier pourrait s'appuyer sur l'article 4 du Code civil qui, en tant que principe général du droit, n'a jamais tant qu'aujourd'hui mérité sa place dans le titre préliminaire du Code civil, mais semble bien n'être lui-même que la traduction d'un principe de jus cogens.

"– Rejeté ?" s'exclama Luther en le dévisageant. "Quelle folie, quelle furie d'imagination t'a emporté l'esprit ? Qui t'a rejeté de la communauté de l'État dans lequel tu vivais ? A-t-on jamais vu un seul cas, depuis qu'existent les États, où quelqu'un, oui, qui que ce soit, en aurait été rejeté ?". "– Rejeté", répondit Kohlhaas le poing serré, "rejeté : j'appelle ainsi celui à qui la protection des lois est refusée. Parce que cette protection, pour la bonne marche de mes pacifiques affaires, j'en ai besoin. Et c'est pour elle, oui, c'est pour l'avoir que je me réfugie au sein de cette communauté, moi et l'ensemble des biens que je me suis acquis... Et celui qui me la refuse me rejette parmi les fauves du désert : il me met lui-même entre les mains – comment voudriez-vous le contester ? – la massue qui seule peut désormais me protéger" (Heinrich von Kleist, Michael Kolhlaas : Phébus 1983, p. 81 et 82).

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